Peut-être me trouvez-vous prétentieux lorsque j’affirme que je vais mener l’enquête sur Sara Ventura. « Alors, Sherlock Holmes : où as-tu mis ton imperméable ? » avait plaisanté Lucie.
Il est vrai que je partais avec un handicap en 3e. Selon Jules, j’étais un garçon sans queue ni tête et Sara Ventura me jugeait dingue. J’ai toujours pensé : « tant pis si l’on me prend pour un fou, car les fous n’ont rien à perdre à décrire la réalité ». Ma réputation importe peu désormais, car je souffle sur une histoire de collégien comme sur un vieux meuble.
J’admets que Jules m’a mené la vie dure au collège. Il avait besoin de décharger l’angoisse de se sentir nul au lit. À l’époque, même si chacun dans le vestiaire des garçons faisait mine de tenir ses conquêtes pour vraies, je crois que Jules n’a jamais fait jouir une fille autrement que dans son imagination.
De la même façon, la seule réalité acceptable pour Sara ne pouvait être qu’un monde où Lucie endosserait le rôle de « la tarée au Fidget ».
Je m’estime lucide à propos de nos bourreaux de collège mâle ou femelle. Je crois que nous avons été des médicaments nécessaires à leur mal de vivre.
Je précise que je n’en veux à personne, car chacun grandit de son mieux. Sara et Jules ont cherché un remède joyeux à toutes leurs frustrations. Nous étions comme ces lamas couleur arc-en-ciel que les enfants défoncent à coups de bâtons lors des goûters d’anniversaires.
Notre adolescence de piñata a été difficile. Alors que je remâchais les mots vingt fois dans ma bouche sans produire un son, Lucie faisait voleter son hand spinner pour que son esprit cesse de tourner sur lui-même. Nous étions le duo de cinglés, le dingue et sa copine, la tarée au fidget.
« Nous avons tous fait ce que nous pouvions pour grandir, mais nous nous sommes faits du mal pendant le collège » avait admis sobrement Sara mi-repentante mi-résignée devant un café.
Une belle commémoration pour ces années de collège. Un euphémisme. Voilà le moins qu’elle peut avouer. Sara s’est moquée de Lucie en raison de sa particularité. Personne ne l’avait deviné, mais Lucie est « spectrumy » comme elle dit. Elle a toujours eu besoin d’avoir les mains agitées pour que son cerveau se repose. Ma meilleure amie était cette adolescente élastique dont les répliques cinglaient à la figure de Sara. L’élastique a fini par se rompre sous la forme d’un syllogisme tranchant comme un couperet de guillotine. Sara avait trop « tiré sur la corde » comme on dit alors Lucie l’a assassinée avec des mots justes.
Je suis un garçon paisible, car j’ai besoin d’harmonie. J’aime réparer les situations, les liens, les personnes, mais à ce moment-là déjà, j’étais arrivé trop tard pour recoller les morceaux de l’amitié entre Lucie (ma meilleure amie) et Sara (la fille que j’aimais en secret). J’avais tenté de convaincre Lucie d’aider Sara comme sa sœur. Malheureusement, en amitié comme en amour, notre comportement tient plus souvent de la meute de loups que de la fratrie solidaire. Quand Sara s’intéressait de près à Lucie, c’était pour mieux la déchirer. Avec bon sens, Lucie a refusé de tendre sa main à quelqu’un qui l’avait mordu.
Ainsi, Sara aura joué plusieurs rôles pendant le collège. Fille populaire auprès des filles, désirée auprès des garçons puis traînée dans la boue par tout le monde. Elle aura harcelé Lucie, mais elle aura été harcelée par Jules. Certes, Jules aimait Sara, mais il l’appréciait comme un loup aime un agneau. Nous avons tous souffert de ce genre d’amour prédateur. J’imagine que ceux qui attirent l’attention savent qu’ils brillent comme des étoiles ou comme des proies.
Dans cette jungle humaine, j’avais pris le parti de vivre caché pour survivre alors que Lucie avait choisi « de planer au-dessus et d’avoir des griffes » comme elle l’affirmait. Son copain « philosophe » l’encourageait dans cette justice cruelle en lui donnant des exemples de fratricides : Caïn et Abel, Rémus et Romulus et désormais Sara et Lucie. Le philosophe lui avait confié : « Les idées et les pulsions n’ont ni sexe ni âge ».
À partir de là, le raisonnement de Lucie est devenu extravagant.
Ma meilleure amie s’était entichée de philosophie en discutant avec le physio du Sunset Palace qui m’avait supplanté comme confident. Ce gars plus âgé lui prêtait des livres. Lucie traînait sa 3e avec Ainsi Parlait Zarathoustra à l’intercours et nous répondait par aphorismes. Le reste du temps, elle nous opposait un mur de silence. Quand je lui ai reparlé de faire la paix avec Lucie, elle m’a répondu simplement, il est inhumain de bénir lorsque l’on vous maudit. Que voulez-vous répondre à une citation de philosophie quand on n’y connaît rien ?
À partir de ce jour, j’ai bien compris que Lucie dirait toujours « non » pour fraterniser avec Sara. Tant qu’elle s’éprendrait de cette poésie ensorcelante sur le crépuscule des idoles, Lucie enverrait Sara Ventura promener. Lucie avait fini par s’en prendre à moi aussi : elle tirait à balle réelle sur « ma morale » de la réconciliation. Tout cela à cause de ce « Socrate » comme je le surnommais. Le physio du Sunset était un homme aussi dangereux pour la pensée qu’une raie électrique pour les plongeurs. « Je ne tendrai pas l’autre joue à Sara », me répondait Lucie submergée par ses théories, « je me moque de ta morale d’esclave sur le pardon ». Je soupirais. Pendant cette période, j’ai gardé Lucie à distance, je me suis muré dans le silence puis j’ai continué à écrire pour mon compte. J’attendais la fin de sa crise « philosophique » qui a duré jusqu’au lycée.
Aujourd’hui que nous sommes devenus adultes, je contemple le visage de Sara et j’admire ce Kintsugi devant mes yeux. Elle est charmante comme ces porcelaines en miettes que l’on recolle avec de l’or et qui sont plus belles d’avoir été brisées. Je cherche l’origine de cet éclair d’or qui brille dans ses yeux noisette puisqu’avec le temps, sa fêlure s’est transformée en beauté. J’aime Sara parce qu’elle est fêlée, mais j’ignore pourquoi. Je n’ai jamais été si près de le découvrir, j’approche d’elle comme de l’île au trésor.
En effet, j’ai revu Sara deux fois depuis que je l’ai retrouvée en ligne.
La première fois, ce fut au café et je lui avouais les sentiments que j’avais pour elle dix ans auparavant. Elle ne pouvait rien deviner en 3e tant il m’était difficile de croiser son regard sans devenir parfaitement muet. Je sens à nouveau ma bouche comme un volcan lorsque je la rencontre. Je lui ai avoué par clavier mon secret concernant « le bruit de ressort cassé ». Cette histoire de ressort cassé l’a fait rire. Entendre son rire en real life est dévastateur.
Notre deuxième rencontre a eu lieu aujourd’hui même avant que je ne tombe parfaitement ivre sur mon lit. Je me suis surpris à guetter si le bruit de ressort cassé réapparaîtrait lors de notre deuxième rencontre. Même si je maîtrise des techniques pour rendre ma parole fluente, un bègue reste un bègue comme un volcan endormi reste un volcan.
Elle me regardait en souriant tristement.
Ma parole coulait doucement, tout semblait fluide entre nous mais j’imaginais l’horreur d’un échange à bâtons rompus figée par le « bégaiement tonico-clonique » diagnostiqué par mon orthophoniste en 4ème . Nous resterions pétrifiés comme deux gisants de Pompéi pris par une nuée ardente. Bons à mettre dans la galerie de l’évolution du jardin des Plantes où nous nous trouvions.
Enfin, je lui ai proposé de m’accompagner dans un bar du côté de Jussieu puisque le parc allait fermer. « Ils font un cocktail si mortel ici, lui dis-je, lorsque j’en prends un je ne m’arrête plus de parler ».
Je croyais tenir la solution pour me sentir moins nerveux à ses côtés. Mon astuce s’est vérifiée. Sous l’effet de leur cocktail maison, je ne parvenais plus à laisser un blanc dans la conversation. Je parlais beaucoup, trop et à propos de n’importe quoi, j’avais à nouveau douze ans. À mesure que les glaçons dans nos verres fondaient, je me déversais sur Lucie sans pouvoir m’arrêter. Voilà comment j’ai révélé l’existence de mon investigation sur « La Vérité sur l’affaire Sara Ventura dévoilée aux 3e B » sans l’avoir voulu. J’en ai dit un peu au début puis au fil des questions de Sara, j’ai compris que je n’avais plus de mystère pour elle. Je retombais dans mes errements d’enfant à l’époque où je demandais à ma professeure de français son avis sur Tinder.
Bien évidemment, Sara avait quelques grammes de plus que Madame V** et je ne me trouvais plus en 6e depuis 15 ans. Sara m’a dit qu’elle aimerait lire ce texte qui parlait d’elle. Je lui devais bien cela, mais je crains qu’elle ne le lise, car nos traits sont toujours déformés dans un roman. Enfin, je n’avais pas assez d’esprit pour bien parler d’elle à l’époque et j’ignore si j’en ai davantage aujourd’hui.
D’autre part, mon ancien livre sur Sara ressemble au Palazzo Donn’Anna à Posilippo, cet ouvrage ni en ruine ni en construction. Il reste dans ma bibliothèque. Je séjourne à côté, j’observe le ciel bleu dans ses béances, je rêve sous son ombre. Il fait partie des écrits que l’on ne destine qu’à soi-même : on les aime sans vouloir les achever, un peu comme la vie.
Aujourd’hui, avec quelques grammes d’alcool, j’avais l’impression d’avoir trouvé la sirène de la grotte bleue sous la forme de Sara Ventura.
Ce soir, Sara ressemble au tableau Judith et l’Holopherne, elle a les yeux noyés de douceur. Comme Adèle Bloch-Bauer, elle exhale un mélange d’or, de fierté et de langueur qui décourage toute agressivité. Ainsi, je ne pourrais même pas lui en vouloir de m’avoir appelé le « dingue » quand elle me regardait avec cette expression e désarmante. Comme Parthénope, elle conserve l’apparence d’une jeune fille dix ans après. Elle se tient pure et fragile comme un cristal fêlé.
Elle m’a répondu de façon brève: « L’été de la 4e n’a pas été simple » et rien que cette phrase semblait lui coûter malgré un taux d’alcool proche du mien.
Elle secoua la tête en signe d’assentiment.
Je la contemplais avec étonnement.