Paris, 20 Octobre1 2024.
Les premières lueurs matinales éclairent la rosée embrumant les fenêtres. Paul s'est levé de bonne humeur, et prend son café pour démarrer la journée. Songeur devant le nuage de vapeur qui s'élève, il réfléchit à ce qu'il pourrait bien faire. Ses pensées vagabondes se dirigent vers le grenier : « Il faudrait que je le range. Depuis tout ce temps il y a un sacré bazar ! ». Décidé, il lave sa tasse de café, part prendre une douche, et s'empare d'un chiffon afin de nettoyer toute la poussière accumulée au fil des années. Puis il se saisit de l'échelle, la place devant la petite porte du grenier, monte, et ouvre. Il pénètre dans une grande pièce à la charpente boisée. Partout des piles de cartons lui tendent les bras. « Je ne vais pas manquer de travail ! » murmure-t-il.
Il commence par le carton le plus imposant en retirant ce qui est à l'intérieur. Il en sort un tas de livres anciens. L'un d'eux lui échappe des mains, et glisse sur le sol. Paul le ramasse. Il remarque, surpris, que le titre est presque effaçé, comme le nom de l'auteur à qui il ne reste que deux lettres : A....R.... Intrigué, Paul tourne la première page en espérant que le reste du livre n'est pas abîmé. Ses yeux sont immédiatement attirés par des mots écrits à la main : une dédicace. Il y est écrit : « Sans rancune ! ». Dans ces deux mots s'entrechoquent la violence et la douceur, faisant revivre les mouvements sprituels de celui qui les a écrits. Dans cette phrase on peut percevoir un esprit libre, provocateur, teinté d'une pointe de reconnaissance. L'auteur est résumé dans ces deux mots. La mémoire revient à Paul, il sait qui était derrière la plume, il se souvient de tout.
Mons, Belgique, Octobre 1873.
Dans le sombre couloir jalonnée de cellules des pas se font entendre, puis des coups annonçants une arrivée imminente.
« Prisonnier n°504 ! Voilà ton repas, mange ! Et ne casse pas rien sinon tu mangeras à même le sol. » intima le geolier avant de tourner les talons. Il poursuivit la distribution du repas, ce jour-là une soupe avec son morceau de pain. Il remplissait chaque assiette avec précaution.
« Prisonnier n°512 ! Ton repas est servi. Rappelle moi ton nom. » demanda le goelier. Le prisonnier leva la tête de son ouvrage. Il était en train de noircir le papier où apparaissaient des lettres et des poèmes. C'était un homme grand, barbu avec une longue moustache, presque chauve. Les cheveux qui lui restaient étaient grisonnants. Questionnant le geolier de ses yeux noirs, il répondit : « Je réponds au nom de Paul Verlaine2 monsieur. Mais pourquoi cette question ? Que me voulez-vous ? ».
« On m'a confié quelque chose pour toi. » dit le geolier en lui tendant un livre.
« Qu'est-ce donc que ce livre ? » s' interrogea Paul.
« On m'a seulement dit de vous le transmettre. Je n'en sais pas plus. » répondit, impassible, le geolier. Puis, il s'en alla vers la cellule suivante.
Paul observa le livre. Son titre : Une Saison en enfer3. Son auteur : Arthur Rimbaud. Verlaine comprit qu'il s'agissait de son amant dont il allait enfin avoir des nouvelles. Il s'en voulait encore d'avoir tiré sur lui avec ivresse, d'avoir cédé au paroxysme de la brutalité. Toutefois il se dit que si Rimbaud lui a offert ce recueil c'est qu'il l'a peut-être pardonné.
Après avoir mis de côté son travail il ouvrit la première page. Un message lui était adressé sous forme de dédicace : « Sans rancune ! »4. Il était signé Arthur Rimbaud.
« Ah ! Je reconnais bien là mon impertinent jeune homme ! Et c'est bien le recueil dont il m'a parlé. » pensa Verlaine. Il revoyait les cheveux bruns ébouriffés, et les yeux bleus perçants du juvénile saltimbanque5 qui ne manquaient jamais de regarder ailleurs avec la volonté d'échapper à toute entrave à la liberté. Il se sentait rassuré de se savoir aimé de lui malgré ce qu'il s'était passé.
En 1875 Verlaine sort de prison et, ayant encore de l'espoir, il se rend à Stuttgart retrouver Rimbaud. Or, c'est trop tard car le garnement s'est de nouveau enfui, loin, bien loin6, de tout ce qui le rattache à la poésie7.
Retour à Paris, le 20 Octobre 2024.
Paul observe les lettres manuscrites d'un air pensif. Ce recueil de poèmes avait appartenu, comme tout ce qui compose ce grenier, à ses parents. Comment avaient-ils fait pour obtenir cet ouvrage ? Il n'en n'a pas la moindre idée. Ce qu'il sait, en revanche, c'est qu'il tient entre ses mains le dernier trait de l'esprit tempétueux, désinvolte, et génial d'un adolescent en mal d'amour8 cherchant sa place dans le monde. Un adolescent sans scrupules, n'ayant peur de rien, encore moins de s'autodétruire. Enfin un esprit sans contraintes, au-dessus de tout sauf du traumatisme qui continuait sans cesse de le hanter.
Paul descends le recueil, rejoint sa petite bibliothèque. Pour l'instant il décide de le ranger. Il le place entre les Cahiers de Douai et les Romances sans paroles9. Sa découverte est une surprise comme les poches (pourtant trouées10) dont son auteur en étaient pleines. Elle est à son image : impévisible. Insaisissable tel ce « Sans rancune ! » lancé d'un air de défi à la société, à la vie, à tout le monde, répondant d'une ambition démesurée : cultiver l'hors norme au-delà du raisonnable. En même temps on n'est pas sérieux quand on a 170 ans !
1 Arthur Rimbaud naquit le 20 Octobre 1854.
2 Verlaine était en prison, non pas suite à son tir sur Rimbaud après une énième dispute, mais bien à cause de son homosexualité qui dérangeait les conventions sociales à cette époque.
3 Rimbaud écrivit le recueil de poèmes en prose Une Saison en enfer durant l'été 1873 dans le grenier (sa présence dans le texte ne serait donc pas un hasard ?) de la ferme familiale à Roche, avant de le publier en Octobre de la même année.
4 Rimbaud a écrit cette phrase sur l'exemplaire qu'il remet à Verlaine dans le but, comme cela était courant entre auteurs, que le poète donne son avis sur son travail. On ne sait pas ce qu'est devenu l'exemplaire.
5 Le saltimbanque est un mot utilisé pour désigner le poète moderne (ce terme a été instauré par la poésie moderne). Il figure dans le poème L'Eclair qui est dans Une Saison en enfer : « Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, - prêtre ! » (quatrième paragraphe).
6 Référence au poème Sensation (Quatrième vers de la deuxième strophe : « Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien, ») publié en 1870 dans le recueil Poésies.
7 Rimbaud est déjà parti en Afrique.
8 Le poète est tourmenté par l'absence de la figure paternel, et étouffé par l'autorité de sa mère.
9 Rimbaud publie les Cahiers de Douai en 1870, et Verlaine publie les Romances sans paroles en 1874.
10 Référence au poème Ma Bohème (Cahiers de Douai) où le poète met en avant son désir de liberté en soulignant qu'il part avec la poésie pour seul bagage, étant donné qu'il est pauvre (Strophe 1, vers 1 : « Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées »).
La photo qui accompagne le texte (qui n'est pas libre de droits) a été prise à Charleville (par moi-même donc elle n'est pas libre non plus), ville natale de Rimbaud. Cette oeuvre de street-art se trouvant en face du musée Arthur Rimbaud, et à côté de la Maison des Ailleurs où vécu Rimbaud quand il était enfant, n'est pas signé. on ne sait donc pas à qui elle appartient.
Lucie R.