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À la veille de sa mort, le doyen de la région se confie au journal V*** F****

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Ce texte participe à l'activité : Centenaire

Centenaire

 

Maurice Leverrier, vous fêtez vos cent ans en même temps que l’anniversaire du débarquement de Normandie, vous êtes le nouveau «doyen» de Normandie 2034 : vos impressions ?

Fêter son anniversaire en grande pompe ou bien dans une coquette maison de retraite m’importe peu. J’ignore pourquoi vous venez me voir alors que vous aviez prévu de rencontrer mon prédécesseur. Mon voisin de chambre et moi-même fêtons notre anniversaire le même jour. Il est mon aîné de dix ans. Gageons qu’il s’agit d’une aubaine journalistique pour vous, mais, quelle que soit votre intention première, je trouve cavalier de votre part de remplacer un mort de la veille par un mort du lendemain. N’y avait-il pas assez de fanfares, de bruits ou de drapeaux à côté des quelques vétérans que vous exhibez le 6 juin ?

Monsieur Leverrier, nous ne souhaitons pas vous contrarier, consentez-vous à cette interview ?

Monsieur le journaliste, si votre chef de presse vend un genre de marchandise exacte, je crains qu’il ne se trouve désappointé de lire un entretien avec un particulier né le 6 juin 1934 et non le 6 juin 1924. Cependant, je crois que pour vos lecteurs la dizaine manquante leur sera bien égale, car ils ne sont pas de notre siècle ils n’apprécieront guère cette différence de dix ans.

Peut-être voulez-vous réaliser une réclame pour la maison de retraite qui fabrique des centenaires ?

Êtes-vous heureux de fêter vos cent ans ? 

Non, car figurez-vous que je suis un homme du passé et pour cette raison je ne vois pas bien l’intérêt de célébrer un tel anniversaire avec tapage. Tous mes amis sont morts et les personnes avec lesquelles j’ai travaillé ont disparu elles aussi. Quant à donner mon avis de «centenaire» concernant le fracas du monde, non, je ne livrerai pas d’avis sur la marche du progrès puisqu’un centenaire ne se trouve dans le monde qu’en pointillé.

Monsieur Leverrier, souhaitez-vous rester en vie ?

En toute honnêteté, non. J’ignore pourquoi mon corps s’accroche à la vie, j’aimerais vivement me trouver rappelé à Dieu avec ceux de mon siècle. J’ai fait « mon temps » je me sens comme les pièces usées d’un moteur qu’il faudrait remplacer. Mes neveux me disent : «Tiens bon Maurice, accroche-toi, tu es le dernier à pouvoir parler de cette époque». On dirait que le temps a amendé ces petits sauvages. Ils sont devenus des messieurs sérieux qui réprouvent ma résignation à quitter ce monde pour leur céder ma place. Bien évidemment, mes neveux ne souhaitent pas que je disparaisse, car je laisserais vacante ma présidence de doyen de Normandie. Évidemment, personne ne veut hériter de la place du mort en auto comme dans la vie.

Vous attendiez-vous à vivre cent ans ?

L’expérience de l’âge reste inattendue pour moi, car les médecins recommandaient dès mon enfance l’air de la campagne mâtiné à celui de la mer pour remédier à ma délicatesse de constitution. En dépit d’un souffle affaibli, je remercie le ciel de n’avoir jamais contracté la tuberculose. Ma longévité a dépassé celles d’hommes plus vaillants et j’aurais vécu plus âgé que mon père ou mes frères même si je mourais aujourd’hui. Cent ans, je n’aurais jamais imaginé…

Quel est votre premier souvenir d’enfance?

Je garde toujours par-devers moi un album de photographies. La plus ancienne que je vous montre actuellement doit représenter une scène de l’été 1936. Mes parents apparaissent comme un jeune couple amoureux devant une voiture Hotchkiss AM Torpedo de 1922. Il s’agit d’une voiture à «conduite extérieure», mon père insistait sur ce détail et en souvenir de lui j’aime apporter cette précision à laquelle je n’entends plus rien. Elle indifférera probablement vos lecteurs, mais je m’en moque. Vous l’enlèverez de votre papier.

Pouvez-vous décrire la photographie pour nos lecteurs ?

Alors que nous posons assis au premier plan sur une nappe de pique-nique au milieu d’un champ, mon frère de deux ans se tient sur les genoux de ma mère. Comme Monsieur Le Curé ou Madame Dior, -la femme de l’industriel-, la Torpédo de mon père ne s’affichait que le dimanche à la sortie de la messe où elle apparaissait sous son meilleur profil : de 3/4. Les autres jours de la semaine, mon père prenait son vélo pour se rendre au travail. La gloire de mon père résidait dans son poste de mécanicien chez Louis Renault qui lui avait permis l’achat de ce modèle.

Revenons à l’été 1936…

Aucun souvenir qui ne s’échappe de cette photographie ne me revient au sujet de l’été 1936. En revanche, je sais par ma mère que nous partîmes nous promener à la campagne comme des bourgeois. L’honnêteté me force à avouer que mes premiers souvenirs précis demeurent plutôt des impressions. Avant cette première trace de joie, ma mémoire se trouve aussi vide qu’une page vierge avant une dictée.

Et vos premiers souvenirs ?

L’exode de 1940. Nous devrions opposer «je sais» et «je me souviens» alors que nous prononçons souvent une expression pour l’autre. Ainsi, je sais que le 14 juin 1940 mon père a reçu un ordre de réquisition afin de rejoindre le gouvernement français en exil à Bordeaux et que le 17 juin nous nous trouvions en famille à La Rochelle alors qu’une partie du gouvernement se prononçait en faveur de l’armistice.

En revanche, je me souviendrai toujours de l’excitation de ce départ en vacances improvisé.

Vous souvenez-vous de ce que disaient vos parents à propos de l’armistice ?

Mes parents s’autorisaient à n’avoir aucune opinion en matière de politique, car ils savaient qu’ils n’y entendaient rien. Ma mère était un de ces esprits concrets peu attiré par l’histoire. Elle aimait les petits faits amusants et il lui plaisait fort de raconter comment les circonstances de réquisition l’avaient conduite à la table d’une «comtesse». Si Maman eût pu revivre un instant, elle aurait noté dans un journal intime : «17 juin 1940, ai mangé des huîtres avec une « comtesse belge » dans un hôtel de La Rochelle réquisitionné pour les besoins de l’État» ainsi que Louis XVI écrivit dans son journal «14 juillet 1789 : rien».

L’avancée allemande fut si fulgurante et le désordre si complet que les pensionnaires habituels des hôtels se trouvaient encore en vacances. Quand l’heure de la défaite sonna, ce beau monde se trouvait mélangé à table avec des ouvriers de l’entreprise Renault. 

Quel est le souvenir de guerre qui vous a le plus amusé?

La «défense passive» à l’école. Les entraînements à la défense passive furent mis en place quelques années avant la guerre. Nous nous exercions souvent à descendre à l’entresol de l’école avec notre maître d’école. L’inspecteur du primaire insistait pour que les préparatifs soient réalisés dans l’ordre et sans dispersion des élèves. Je me souviens également qu’avec nos professeurs, nous allions récupérer les métaux qui traînaient sur les grèves du Port de Granville. Nous redonnions ces métaux au comité de la défense passive.

La guerre vous a-t-elle fait peur?

Au début, je ne crois pas, car nous étions tous entraînés pour réagir face aux alertes alors que les Allemands n’attaquaient jamais. Nous vivions une situation tout à fait baroque.  La protection civile diffusait les messages aux grandes personnes et les chefs d’îlot ordonnaient des actions précises cependant, aucun Allemand ne se montrait. 

Votre premier souvenir de peur ?

Ma première peur advint début juin 1944. Nous nous trouvions chez mes grands-parents où nous attendions le retour de mon oncle Jean qui étudiait au lycée général d’Avranches. Ni mon frère ni moi n’avions bien compris ce qu’il se passait au sujet de mon oncle, mais l’histoire semblait grave d'après les têtes de catastrophe de mes grands-parents. Ma mère confiait que mon oncle Jean «avait fait des conneriesavec les Allemands» tout en refusant d’en dire davantage. Mes grands-parents essayaient par tous les moyens d’obtenir des nouvelles de leur fils par le biais d’un contact à la sous-préfecture d’Avranches.

Qu’avait fait votre oncle?

Rien de grave : il avait seulement dessiné des croix de Lorraine à la sortie du lycée avec un camarade de classe.

Quand vous dites que vous avez eu peur une fois, est-ce pour la vie de votre oncle?

Non. Il s’agissait égoïstement de ma propre vie. Un mardi matin, mes grands-parents nous ont reconduits à la gare de Coutances où devions prendre le train avec mon frère et ma petite sœur pour retrouver notre père à Granville. Hélas, rien ne se déroula comme prévu. Personne ne s’attendait à une invasion sur nos côtes le mardi 6 juin 1944.

Que s’est-il passé?

À 8 h00, nous nous trouvions avec Maman sur le quai de la gare quand nous avons compris qu’il se passait quelque chose sur la ligne Coutances-Granville. Les communications se trouvaient coupées et les trains annulées. Le chef de gare haussait les épaules. Il ne savait que dire sinon qu’aucun train n’arriverait ou ne partirait de sa gare ce jour-là. Certainement un contretemps. Un instant, ma mère hésita : rentrer chez ses parents à pied à ou bien rejoindre ses anciens voisins pour discuter ?

Ce matin-là, elle décida de tirer parti des difficultés de transport pour aller boire un café. Je revois le visage de ma mère qui jouait la fière en évoquant la place avantageuse que mon père avait trouvée chez Renault. Cependant, à mesure que la matinée s’écoulait, les habitants du quartier s’accordaient à dire que «ça pouvait pleuvoir». Les véhicules passaient en trombe à la vitesse des ambulances alors que les militaires à pied couraient vers des directions différentes.

Ma mère déclara alors à sa voisine : «puisqu’il n’y a pas de train, j’irai à pied rejoindre mon mari». Ma mère se trouvait d’une nature hardie et entêtée. La voisine tenta de la sermonner : «Pensez-donc Madame Leverrier. Ne jouez pas à la fanfaronne, descendez avec nous : selon la protection civile, la cave du boulanger est l’abri le plus sûr de la ville : nous avons pelle, pioche, eau potable, couverture».

Encore une fausse alerte nous déclara ma mère !

Avez-vous eu peur dans cet abri ?

Pas exactement, car je n’y suis jamais entré. Même si je n’avais que dix ans, je comprenais que ma mère ferait bien ce qu’elle voudrait. À ce moment, le visage de ma mère se figea, son regard ne renvoyait plus d’amour, elle nous tirait par les bras en nous sommant de courir. Nous venions d’entrer dans «Le Territoire Comanche» comme dans le livre du reporter de guerre Arturo Perez Reverte.

En parlant de reporter de guerre, vous citez le livre d’Arturo Perez Reverte, Le Territoire Comanche. Aimez-vous cet auteur?

Oui c’est la belle découverte de mon grand âge. J’aime les romans d’aventures. Quand j’étais jeune, j’avais bien mauvais goût, je lisais la série des OSS117!

Ce jour du 6 juin, comment vous êtes-vous retrouvé en vie?

Nous avons fui dans le bocage normand. Nous nous sommes agrippés au landau de ma mère alors qu’elle le poussait en courant.

Comment cette fuite aurait-elle pu échouer?

Tout à fait, cette fuite aurait bien pu échouer.

Pardon, vous avez peut-être mal entendu Monsieur Leverrier, «comment cette fuite aurait-elle pu échouer ?»

Quelle était votre question déjà? Ah, oui, l’échec possible de la fuite dans le bocage.

Nous aurions pu rester coincés dans la ville destinée à brûler quelques heures plus tard. Par exemple, si nous avions rebroussé chemin en imaginant que ma mère ne se fût ravisée, nous nous serions cachés dans cette boulangerie de quartier et nous y serions morts. Ma vie aurait été plus courte, car je serais mort à dix ans.

Je vous parle aujourd’hui parce que ma mère voulait retrouver mon père à tout prix au lieu d’obéir aux consignes de la protection civile : tous aux abris, défense passive, volets fermés : chacun chez soi. Elle a décidé de courir.

Que vous a enseigné cet épisode ?

Il existe un véritable danger à vouloir éviter les risques.

Alors, pensez-vous que le destin a fait de vous un «doyen de Normandie»?

Il aurait fallu adapter votre question destinée au doyen original. Peut-être voudriez-vous plutôt demander si le destin a fait de moi «un vieux» ?

Euh… je ne me serais jamais permis Monsieur Leverrier… désormais vous êtes bien «le doyen de Normandie» en 2034: vous êtes centenaire. 

Ah, oui ? Mais n’est-ce pas mon voisin de chambre le doyen de Normandie ? Mon voisin de chambre fête ses cent dix ans aujourd'hui, nous sommes nés le même jour. 

Euh…

Vous me regardez d’une étrange façon, je sens que vous allez m’annoncer encore une mauvaise nouvelle. Mon voisin de chambre serait-il mal-en-point ?

Je ne veux pas vous perturber Monsieur Leverrier, revenons à la fuite de votre mère en 1944… rester en vie c’était votre destin, non ?

Si par destin vous évoquez la rencontre entre un soldat allemand démuni face à notre jolie langue française et l’entêtement de ma mère alors nous parlons bien de destin. À mon avis, davantage que le destin il s’agit des circonstances du moment. l’Allemand n’avait pas entendu la différence entre «Anctoville» et «Granville».

Vous m’intriguez Monsieur Leverrier, comment doit-on sa vie à la différence entre «Anctoville» et «Granville»?

Sur la carte d’identité que tendait ma mère à l’Allemand figurait son lieu de naissance, «Anctoville» (50). Si l’homme avait connu la région, il aurait compris que ma mère lui mentait en lui disant qu’elle prenait le chemin de chez elle. Peut-être le soldat avait renoncé à ergoter devant une femme seule qui tenait un landau avec un bébé vociférant et deux enfants accrochés à ses basques. Incrédule et pressé d’en finir, l’homme fit à ma mère : «Anctoville ?» en montrant la direction de la route vers Granville avec son pouce. Ma mère répondit alors dans son allemand approximatif : «ya, ya». Alors l’homme nous fit signe de passer. Notre course contre la montre a commencé ici. Je crois me souvenir qu’il était près de midi.

Diriez-vous que vous vous êtes sorti d’affaire in extremis?

En effet, quand ma mère descendit notre ancienne rue après avoir salué sa voisine, le jour avançait et nous avions faim. Les Allemands filtraient les entrées et les sorties de la ville de Coutances au check-point du pont de Soule. D’autres Allemands s’affairaient autour du militaire qui vérifiait nos papiers. Pendant que deux militaires creusaient une tranchée à côté des fils barbelés, un autre se tenait sous un filet avec une mitraillette en scrutant le ciel pendant qu'une voix vociférait quelque chose dans le poste radio.

L’homme préposé aux contrôles d’identité semblait aussi perdu que nous dans cette confusion générale. Une chance.

Que s’est-il passé ensuite?

Nous sommes allés par monts et par vaux. Le pays où ma mère avait grandi était vallonné, il existait toujours un «quelque chose du haut» ou «quelque chose du bas». En sortant de Coutances, nous faisions face à une pente forte et nous avions soif. Ma mère avisa une ferme et se présenta pour demander un peu d’eau pour la route. Peut-être voulait-elle rester dans cette ferme. Cependant, on lui refusa le verre d’eau tout net en lui claquant la porte au nez. «On ne donne rien à des inconnus» répartit la vieille, «chacun chez soi». En maudissant les fermiers (elle me montra ensuite ce maudit corps de ferme sur la colline chaque jour de marché), ma mère continua son chemin à travers la campagne. À l’arrêt suivant, elle prit l’eau au puits sans rien demander. Nous avons cueilli des fruits dans différents vergers. Dehors le blé se trouvait en graines et les oiseaux chantaient. Parfois, des bruits de moteurs fendaient le ciel. Les avions semblaient se diriger dans la même direction que nous en survolant la route.

Comment avez-vous effectué cette traversée?

Quand nous étions fatigués, nous entrions dans les champs pour reprendre notre souffle contre les talus et les haies. Ma mère semblait sûre que le bocage nous cacherait et que les haies nous protégeraient du danger. Il faudrait que des militaires soient bien sots pour envahir un champ. Nous avons attendu longtemps un retour au calme. Cependant, les avions se faisaient plus nombreux dans le ciel. Il fallait avancer et courir sans s’arrêter. Ma mère courait avec le landau puis lorsqu’elle entendait les avions, elle nous jetait dans les fossés avec la poussette de ma sœur. Les avions rasaient la route alors que leur carlingue vrombissait au-dessus de nos têtes. Le bruit semblait si terrible que l’on croyait mourir. Quand tout s’arrêtait, nous étions encore vivants dans le fossé. On entendait à nouveau les oiseaux, mais il fallait repartir dès que le ciel se trouvait dégagé. À un moment, un moteur s’approcha de nous si près que je fis sur mes jambes. J’étais souillé. Ma mère me secoua fort pour me faire sortir de la torpeur : «arrête de me regarder avec l’œil con et avance maudit quéton». Avance et cours. Au détour d’un chemin, ma mère avisa un lavoir pour nous désaltérer. Je puais tant qu’elle me demanda de m’y rincer. Quand nous sommes arrivés à Granville à 9 h du soir l’eau se trouvait encore dans mes chaussures. Nous avons retrouvé mon père. Depuis notre maison, ensemble, nous avons observé une sorte de feu d’artifice qui balayait le ciel. Nos voisins de Granville évoquaient «une tentative d’invasion» sans vraiment savoir de quoi il s’agissait.

Quel objet avez-vous gardé de cette époque?

La collection des journaux de mon père. La maison que nous habitions à Granville n’a pas été bombardée. Mon père lisait la revue «Le Petit Inventeur». Le colporteur avait apporté cette nouveauté sur le pavement de Gratôt, l’ancienne malle-poste. Mon père s’était abonné au journal dès sa parution et la passion pour la mécanique lui était venue à l’adolescence. Il aurait tout fait pour sortir des champs, car le milieu paysan ne lui plaisait pas. Les gens rudes se montraient durs à la tâche et durs au travail, le cœur endurcit avec les animaux et surtout ils n’aimaient pas leurs bêtes. À l’opposé, mon père possédait un cœur tendre avec les animaux, il était homme à caresser les lapins. Ils donnaient une double ration de foin aux animaux de l’étable en rentrant de la messe de minuit. Sa sensiblerie qui le faisait s’émouvoir d’un rien agaçait ses frères aînés. Heureusement, il lui restait la mécanique et les inventions de sa revue. Mon père s’intéressait aux progrès du monde qui venait…

 Vous voyez cet article sur son journal que je vous montre, il s’intitule : «l’été même en hiver grâce à l’électricité». Imaginez comme cette nouvelle pouvait-être formidable pour un homme qui avait grandi sur un sol en terre battue.

Que pensez-vous des innovations technologiques d’aujourd’hui?

En réalité, mon père se figurait déjà à l’époque ce que vous appelez aujourd’hui «des panneaux solaires». En 2034, chacun les pose mais personne n’envisage plus leur processus de fabrication.

Quant à ce que vous appelez des «réunions en Visio», tout se trouve déjà dans l’article du petit inventeur sur la «télévision». On y voit un gramophone avec un combiné téléphonique suspendu à un écran. Aujourd’hui, je vis dans le futur que des hommes comme mon père ont imaginé pour vous.

Qu’est-ce qui vous a rendu le plus fier chez votre père?

Mon père a construit le premier poste de télégraphie mobile de son village, émetteur et récepteur.

Et chez votre mère?

Sa détermination. Quand mon père a ouvert son garage à son compte à Coutances, il ne parvenait pas à se faire payer des clients. Ma mère sonnait chez les gens et leur réclamait l’argent qu’ils devaient à son mari. La démarche impeccable pour remplir son portefeuille les jours de marché.

Votre passion à vous?

La radioamateur. «Ici Papa, Tango, Charlie». Une fois, j’ai pu rentrer en communication avec un type en Afrique du Sud. Personne dans la famille ne comprenait la joie que je trouvais à ces connexions puisqu’on ne disait rien d’intéressant à part notre position ou le temps qu’il faisait, mais à chaque fois j’avais l’impression d’avoir accompli un exploit comme Louis Blériot en traversant la Manche. J’ai même correspondu avec le nom de code : CN8MH. Il s’agissait d’Hassan II!

Et vos études?

J’ai suivi le chemin de mon père en étudiant l’électricité. Enfin, j’ai fini par obtenir un poste chez Matra «Mécanique, Aviation, Transport» comme ingénieur dans l’aéronautique.

Votre plus grande peine?

Voir mon père pleurer à la mort de Louis Renault, son patron. Il admirait ce vieil inventeur. La délicatesse de tempérament de mon père s’accordait bien avec ce grand bourgeois. Mon père avait été choisi personnellement pour travailler au château Renault à Chausey. Il admirait le pilote de course, le champion de la traversée en voiture Paris-Berlin. Quand mon père apprit que le cadavre de cet homme bien élevé venait d’être rendu dans cercueil plombé à sa femme, il comprenait comme tout le monde que le corps n’était pas «visible» et que le vieux avait été torturé. Pourquoi lui, le bienfaiteur de Chausey? Quand on parlait de collaboration industrielle à mon père : il ne comprenait pas. N’avait-il pas lui-même été réquisitionné par l’État? Mon père disait que dans ce cas, il aurait fallu arrêter tout le monde puisque tout le monde ou presque avait collaboré pour faire «marcher le pays». Il disait qu’on aurait dû le fusiller aussi.

Alors votre père n’était pas résistant?

Il considérait que pendant la guerre chacun avait résisté à sa façon. Il détestait les gens qui criaient, l’impolitesse, la rudesse. Aussi, plus les clients lui hurlaient d’aller vite plus mon père démontait consciencieusement les composants de leur moteur, en prenant le temps pour trouver la pièce idéale… et il savait aller lentement pour horripiler les pénibles. Il hésitait entre deux pignons, les soupesait, les mesurait, les graissait, les réajustait, enlevait le premier pignon pour en mettre un autre... Les donneurs d’ordres s’énervaient de plus belle. À ce moment, il leur annonçait d’un ton sérieux qu’il appréciait le travail parfait, car il ne voulait pas de problème avec ses chefs : il obéissait. Un argument imparable «l’obéissance».

Pourtant, un jour, un gradé allemand était venu le voir : «vous monsieur Leverrier, vous petit homme, mais grand coquin» avait dit le gradé Allemand en regardant sa montre d’un sourire étrange. Cet Allemand-là ne hurlait pas : il semblait poli. Il entama une discussion avec mon père puis lui annonça qu’on aimait le travail de qualité en Allemagne et qu’il pourrait bien travailler là-bas. Moi je n’ai jamais su s’il s’agissait d’une offre d’emploi pour mon père ou bien d’une menace. À partir de ce jour-là, mon père se mit à travailler plus vite quand cet homme venait.

Et vous, avez-vous résisté?

Pas du tout. Avec mon frère cadet, nous levions les bras dès que nous croisions des Allemands, car les observer avec une seule main en l’air nous amusait franchement. Notre mère nous tapait sur la tête et rougissait de honte en baissant les yeux devant nos voisins. À l’école j’ai appris par cœur «Maréchal nous voilà» et je connais encore ce chant comme je peux réciter le Le Corbeau et le Renard. Voulez-vous l’entendre ?

«Maréchal nous voilà» n’est pas un chant d’actualité avec les commémorations du débarquement Monsieur Leverrier mais je note que vous vous en souvenez.

Avez-vous fait la guerre vous aussi?

Je ne sais pas quoi répondre. En Algérie, nous étions là pour effectuer une prétendue «une opération de pacification» dans les départements français d’Afrique de Constantine, Oran et Alger. Pour un conscrit comme moi, il s’agissait de départements comparables à l’Orne, le Calvados ou la Manche à l’exception qu’ils se trouvaient en Afrique. À peu de chose près, nous aurions pu partir aussi pacifier la Corse ou le Pays basque et cela nous aurait semblé tout aussi légitime. Ma conscription advint pendant la guerre d’Algérie cependant j’ai rapidement compris qu’il ne s’agissait pas seulement « d’une opération de pacification ».

Que faisiez-vous pendant votre service militaire ?

Moi, je réparais les avions. Une fois, les hommes de mon unité avaient arrêté un gars qui avait l’air sympathique, un civil qui tournait trop près de notre camp. J’avais discuté du fonctionnement des moteurs d’avion avec lui : son visage m’apparut curieux et intelligent. Pour moi, il n’y avait rien à pacifier chez cet homme : il voulait vivre sur sa terre comme moi sur la mienne. Malheureusement, quand je suis rentré de mission, j’ai demandé à mes camarades où se trouvait le jeune garçon avec lequel j’avais causé aimablement. Je ne l’ai jamais revu. Les militaires de mon unité l’avaient balancé d’un avion au-dessus du désert. C’était pour savoir «s’il pouvait voler» disaient-ils en riant.

Depuis cet évènement, je suis devenu mutique et je ne parlais plus à personne. Ma fiancée avait cessé de répondre à mes courriers sans ne rien me dire. Je désespérai et l’idée d’écrire des lettres vers la métropole devenait un calvaire. Cette passivité finit par avoir raison de moi : «Alors Leverrier, on ne donne plus de nouvelles à sa famille, on abandonne sa mère, on désespère les civils ?». En rentrant chez mes parents, j’ai refusé de descendre de ma chambre et j’y suis resté enfermé pendant un an. Un ami d’enfance finit par me faire sortir pour m’amuser. Comme dans notre enfance, nous allions nager derrière les chaluts de pêcheurs dans le port : nous avions passé 25 ans.

Enfin, j’ai repris le travail et la vie a repris son cours : rencontre amoureuse, mariage, enfants. Je n’ai jamais évoqué cette période de service militaire avant les premiers reportages de la télévision sur la guerre d’Algérie. C’était dans les années 90 : à ce moment-là j’ai pleuré et j’ignorai pourquoi.

Ça a dû être difficile?

Après l’indépendance, personne n’en parlait plus. C’était le passé et le remuer ne servait à rien.


Et pour conclure, que tirez-vous comme enseignement majeur de cette vie bien remplie

Je me sens encore un jeune homme, mais un jeune homme d’autrefois.

Aujourd’hui tout le monde utilise un téléphone, mais personne ne comprend plus comment ça marche. Enfin, qui travaille encore comme moi et mon père avons travaillé? Moi toujours à capot ouvert, en train d’ajuster les pièces et leurs puissances comme mon père ajustait les rouages des automobiles ou des camions? Le temps des fous du volant est passé. Tout s’est miniaturisé : nous avons perdu la main sur une technique que nous ne comprenons plus. Le monde devient opaque pour chacun de nous : personne ne peut prétendre maîtriser la totalité d’une fabrication comme dans les prototypes d’automobiles. Lorsque nous perdons l’habitude de concevoir des outils de A à Z, nous devenons bêtes. Malheureusement, les composants des voitures et des ordinateurs sont enfermés dans des boîtes et les objets actuels ne sont plus ni tout à fait démontables ni tout à fait compréhensibles.

Le regard des personnes a changé. Les petites personnes comme les grandes personnes ne se regardent plus dans les yeux. Leur vie m’apparaît aussi rétrécie que les appareils qu’ils utilisent. Les hommes comme les femmes règlent leurs conduites en fonction de discussions que nous ne voyons pas ou bien d’images que nous ne partageons pas. Chacun semble retranché au cœur de son univers miniature sans se soucier d’en sortir.

L’époque de ma jeunesse possédait des dimensions extraordinaires.

Pendant que la génération de l’après-guerre désirait un monde meilleur, ceux de ma génération s’estimaient heureux de demeurer en vie.

La morale de votre vie?

Veuillez m’excuser je me sens curieusement fatigué, j’ai l’impression que je n’arrive plus à ar-art-ti-cu-ler.

Monsieur Leverrier?

Laisse tomber ta caméra ducon, le vieux fait un malaise…

... 

Ne me dis pas que le nouveau doyen de Normandie est encore mort? Il suffira de titrer "à la veille de sa mort, le centenaire se confie..."

 

AE. Myriam 2024

myriam.ae.ecriture[at]gmail.com


Publié le 06/06/2024 / 35 lectures
Commentaires
Publié le 06/06/2024
J'aime beaucoup ce commentaire prions ce jour bien entendu à une signification particulière. La modestie, malgré le danger de la situation dans laquelle se sont trouvés ces soldats, la simplicité des réponses, le bon sens de monde qui semble avoir disparu, et surtout la qualité de votre plume fond De ce texte une magnifique lecture de circonstances. Félicitations et encore merci pour ce beau cadeau. Cordialement F. Étienne
Publié le 07/06/2024
Merci pour votre lecture! Les vrombissements d’avions qui répétaient avant les commémorations ont pu être mal vécus par les rescapés de la bataille de Normandie pour lesquels la journée du 6 juin reste gravée dans leur mémoire comme un souvenir infantile de terreur et d’effroi. Il est difficile d’affronter ces souvenirs quand on se trouve désorienté dans le temps dans un présent qui n’a plus rien à voir avec de la joie et des drapeaux colorés qui évoquent davantage le 8 mai 1945 que le 6 juin 1944.
Publié le 08/06/2024
Bonjour Myriam ! Le "hasard" fait bien les choses. Aujourd'hui, Aldebert joue au théâtre. Je suis entouré de jeunes qui déchargent, câblent, ouvrent, appuient, etc. Ils tiennent absolument à se rendre utiles ou, à tout le moins, s'occuper. L'ancien que je suis se sent vieux parmi eux. Leur agitation me semble absurde en plus de m'exclure car je ne vais pas me battre pour sortir un flight case du monte-décors. Alors, je suis descendu dans mon bureau et j'ai lu votre texte, Myriam. Ce texte dans lequel est écrit "un centenaire ne se trouve dans le monde qu’en pointillé", un soixantenaire aussi parfois. Le hasard fait bien les choses. J'ai beaucoup aimé votre texte, en particulier les deux premières parties. D'abord il y a des métaphores qui me parlent. Celle citée plus haut ou encore " Évidemment, personne ne veut hériter de la place du mort en auto comme dans la vie.". Ensuite il y a les suspens de la fuite. Je dois dire que j'ai été surpris pas la forme très soignée de ce texte sur toute sa longueur. Vous vous êtes dépassée largement. Vous ne nous aviez pas habitués à une telle rigueur. Franchement, c'est le jour et la nuit. Je n'aime pas la fin. J'ai apprécié la modestie du protagoniste, son aveu de "complaisance" en vers l'occupant. Pourquoi finir avec une telle brutalité ? Je comprends que les journalistes n'ont développé aucune empathie avec le vieil homme au cours de l'entretien. Ce n'est pas plausible. Bravo pour ce texte ! Vraiment ! ;-)
Publié le 08/06/2024
Bonsoir à vous! Il faut comprendre les journalistes: ici j'imagine qu'ils doivent tourner une scène, éviter 36 montages le soir même et essayer de boucler ce qui passera en un reportage minute dans France 3 région soit 2 minutes trente? Effectivement les journalistes parlent comme les deux soldats Allemands dans Papy fait de la Résistance "magne-toi le cul Hans, la vieille s'est niqué le genoux". À la relecture, ils réagissent comme des urgentistes qui assistent à un AVC en direct. Faiblesse, difficulté d'articulation, visage qui se fige... On peut supposer qu'ils appellent les secours dans l'intervalle. Malheureusement, il n'y a plus rien à faire pour le vieillard par la suite. Si émouvants que soient les propos du vieillard, il sera coupé au montage parce qu'il ne tiendra pas dans le format d'un journal local. À la rigueur, la journaliste pourrait appeler une collègue de RCF pour un témoignage radio mais il faudrait que le centenaire puisse dire quelque chose et y consentir. Pas évident. L'orthophoniste s'occupera de le démutiser ensuite s'il n'est pas mort. Certes c'est brutal mais oui je trouve que les personnes âgés sont souvent leurrées de respect apparent. La fin de mon texte est comme d'habitude assez bâclée.
Publié le 08/06/2024
J’ai bien fait de patienté pour lire ton texte car il mérite toute l’attention de lecture. Il y a beaucoup de chose… tout d’abord la défiance aux journalistes et à leur sincérité légitime au vu de la fin du texte. Ensuite, comme beaucoup d’humains la grosse difficulté de se reconnaître en ce monde et à comprendre le sens de la vie. Le rappel de la fragilité d’une vie et surtout de l’humilité qu’il faut avoir en la vivant car nous ne sommes effectivement que des pointillés. Puis une fois la défiance levée, ce récit à l’instinct de survie qui rappelle que l’homme est un loup pour l’homme, plus encore lors d’époques troubles (que nous vivons d’ailleurs en ce moment). Une très belle participation qui me fait me poser une question à laquelle tu n’es absolument obligée de répondre : le récit de l’exil est-il fictif ou repose t-il sur un témoignage du réel ? Encore merci, à plus tard.
Publié le 08/06/2024
Pour le fond, les lieux sont connus et ce récit de fuite je l'ai entendu enfant car c'est celui de ma grand-mère. L'illustration est celle de 1936 dont il est question dans le texte avec la Hotchkiss 1922
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