"Vous faites confiance parce que vous être digne de confiance à moins que vous soyez digne de confiance parce que vous faites confiance." TDM eta8

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Endimanchée comme on s'y attendait, l'élite nous attendait, Joe et moi. En ce qui concerne le sous-chef et ses laquais, on savait vers quel goal ils allaient tirer. La question ne se posait que pour le juge, et Joe, bien qu'optimiste, ne pouvait jurer de rien.

 

Le magistrat, un homme blanc, jeune et très soigné, était assis sur un fauteuil de cuir vert derrière un immense bureau en chêne clair sur lequel seuls quelques accessoires et une petite farde en carton bleu à rabat étaient posés. Face à lui, en rang d'oignons, cinq chaises occupées et deux vides. Le local était spacieux et lumineux grâce à de larges baies vitrées sur trois des quatre murs.

 

Lorsque nous sommes entrés, nous avons failli demandé où était le mort, tant l'ambiance était funèbre. Nous nous sommes assis, le regard calé sur l'arbitre qui allait donner le coup d'envoi. Mais l'un des avocats shoota avant le coup de sifflet :

- "Monsieur le juge, nous nous élevons contre l'attaque des fonctionnaires fiscaux ici présents qui mettent en doute l'honneur et l'intégrité de Total. A travers diverses calomnies, c'est l'ensemble des travailleurs qui est dénigré. L'action en justice entamée à notre encontre doit cesser."

 

Les pouces et indexes du juge tenaient un simple bic qu'il faisait tourner à l'horizontal, dans un sens et puis dans l'autre à une fréquence immuable proche sans doute de son rythme cardiaque. Il ajouta :

- "Poursuivez s'il vous plaît, maître."

 

- "Total, installé sur Maurice depuis des dizaines d'années, procure du travail à des centaines de Mauriciens et soutient de nombreux projets de l'île, qu'ils soient culturels, sportifs, éducatifs ou autres. Ces éléments démontrent l'utilité incontestable de Total ici et aujourd'hui."

 

Le petit bic bleu continuait à tanguer avec la régularité d'une horloge suisse dans les mains manicurées de celui qui nous faisait face. Il insista :

- "Mais encore ?"

- "Puisque notre société a démontré son utilité publique, comme différentes édiles locales l'ont d'ailleurs souligné dernièrement dans la presse, nous exigeons l'extinction pure et simple de l'action. J'ai terminé, Monsieur le juge."

 

- "Très bien ! Merci ! Je suis très sensible à vos arguments, notamment celui concernant le mécénat que Total pratique ici depuis des dizaines d'années. Je vous remercie aussi de me rappeler l'esprit de nos ministres qui, je vous le rappelle, n'ont pas encore pu remettre en queston la séparation des pouvoirs. Pratiquement, je m'adresserai au fisc à travers Monsieur Joe Adiano, son collègue français n'étant ici qu'en tant qu'assistant. Donc, Monsieur Adiano, avez-vous des éléments à apporter à ce qui vient d'être dit."

 

- "Oui, absolument ! Lorsque Total verse 1.000.000 de roupies mauriciennes à l'enseignement par exemple, Total peut les déduire de ses impôts. En réalité, Total peut même déduire à hauteur d'un ratio de 1,23. Il s'agit donc d'un "Win-Win" selon les ministres. Ce n'est que partiellement exact car les deux gagnants ne sont pas ceux qu'on imagine. En effet, la collectivité perd 230.000 roupies mauriciennes. Mais, faute d'être équitable, c'est licite. L'optimisation fiscale ici discutée est parfaitement légale, elle a été précisément inscrite dans les textes par les mêmes édiles qui s'expriment actuellement dans la presse quant à la bienveillance indiscutable de la société pétrolière.

- "Vous voulez dire, Monsieur Adiano, que Total corrompt notre démocratie ? Faites très attention à vos propos !"

- "Je ne dis rien de tout cela, Monsieur le juge. Je viens juste de rappeler que "légalité" et "légitimité" sont deux notions non corrélées. A partir de là, on est en droit de reconsidérer "l'utilité publique" dont Total s'est targuée à travers les mots de l'un de ses avocats, il y a cinq minutes. Mais je n'ai pas terminé car dans le cas contraire, nous n'aurions aucune charge contre Total. Là où les choses sont beaucoup plus discutables, c'est qu'une partie des bénéficiaires de la mansuétude prétendue de Total sont en réalité des filiales déguisées de Total. Donc, lorsque cette société se contente de ventiler des liquidités à travers des filiales qui ont une façade sportive, culturelle ou éducationnelle, non seulement, elle récupère la totalité de la somme, non seulement elle la déduit de ses impôts mais en plus elle en déduit 23% supplémentaires. Et là, nous sommes dans l'illégalité la plus totale."

- "Si je vous suis bien, Monsieur Adiano, les emplois que Total se vante de créer sont en réalité financés par l'état mauricien ?"

- "En parti, c'est sûr."

- "Avez-vous des éléments à ajouter messieurs les avocats ?"

- "Et bien Monsieur le juge, voilà des accusations bien graves qui semblent ne pas être démontrées."

- "Détrompez-vous, elles le sont. Veuillez prendre connaissance de ceci" dit le juge en tendant la chemise cartonnée bleue. "Vous comprendrez et nous en reparlerons, disons demain matin à la même heure. Je vous recommande de vous informer aussi au sujet d'un certain trésor de Mascaraigne. C'est la cerise sur le gâteau que messieurs Adiano et Monluçon vous offrent, et qui est un peu indigeste. Je vous préviens, le bicarbonate de soude ne suffira peut-être pas à faire passer."

 

Quand je suis rentré, Barbara était sous la douche et Josiane, sur son ordinateur, cherchait comment se rendre à Tamarin.

- "Internet, internet, internet ! On a l'impression que toutes les réponses sont dans les ordis alors que ce ne sont que charlatans et voyous qui remplissent la toile de publicités déguisées. Laisse-moi faire, Josiane, tu veux ?", je me suis écrié.

- "Comme tu veux mon chéri." m'a répondu Josiane, lascive, pensive en décolleté de soie.

J'aurais pu prendre mon vieux téléphone et appeler Joe pour lui dire :

- "Allo, Joe ! On doit aller à Tamarin pour du tourisme, tu n'aurais pas un plan pour nous y

rendre ? Nous serons trois."

A quoi il aurait pu me répondre :

- "C'est marrant ! Justement, ma cousine Bernadette est pilote au "Island Wings Mauritius" !

Je vois avec elle et je te dis."

 

Mais, je me suis d'abord approché de mon amoureuse que j'ai prise dans mes bras. J'ai senti chaque relief de son corps contre le mien. Nous nous sommes serré et je l'ai embrassée dans le cou. Elle a miaulé. Nos lèvres se sont baladées sur les contours de nos lèvres pendant que nos mains, trop peu nombreuses, exploraient nos corps toujours inédits.

 

Ensuite, j'ai appelé Joe avant qu'un taxi, une heure plus tard, vienne nous prendre et nous dépose sur la Z.I. Mon loisir Sugar estate. où Bernadette, toujours aussi sportive, nous attendait.

- "On y va tout de suite, parce qu'après, y'a des touristes américains que je dois emmener

faire une balade. Pour le retour, il faudra vous débrouiller, ce soir, je ne suis pas dispo."

 

Josiane et Bernadette riaient des sensations causées par les petites acrobaties de notre avion jaune, pas moi. Elles en demandaient plus, pas moi. La pilote et elles savouraient d'autant plus que pas moi. Heureusement pour moi, leur paradis et mon enfer n'ont duré qu'une dizaine de minutes.

 

Une fois débarqués, nous nous sommes rendus à la librairie Bonanza. Si vous vous êtes déjà rendu à Cape Town, la tronche de la façade de l'immeuble vous sera familière. Sinon, pensez à l'hôtel d'un film de cow-boys, ajoutez-y des couleurs cubaines et de la vétusté congolaise. Vous y êtes.

 

Je suis entré, suivi des filles. La chaleur était moite avec une odeur de papier moisi. Une lumière rapiat, étoilée de poussières aussi nombreuses que les astres dans l'univers, était dispensée par des fenêtres obturées par des volets de bois qui n'avaient plus vu un pinceau depuis l'entre deux guerres, au moins. Une fois nos yeux acclimatés à l'obscurité du lieu, j'ai vu le gérant. Un petit homme blanc âgé. Le peu de cheveux qui lui restaient étaient blancs aussi et ébouriffés. Il portait des lunettes rondes à montures argentées dont les verres grossissaient ses yeux de sorte qu'on avait l'impression qu'ils les emplissaient jusqu'à leur périmètre. L'homme se tenait penché, les yeux vers le sol.

De mon ton le plus jovial, j'ai presque crié "Bonjour messieurs, dames !" Sans me répondre, il s'est tourné vers moi, le regard toujours vers le plancher. "Nous cherchons l'image qui ouvre et ferme la voie" j'ai ajouté. Il s'est approché de nous, lentement, toujours sans nous adresser un regard et, en ouvrant les bras, nous a repoussés vers la porte d'entrée, qu'il a fermée à notre nez.

 

On n'avait pas encore eu le temps de comprendre ce qui venait de se passer que nous avons vu, sur le trottoir, un homme noir, jeune, décarné, assis, une écuelle devant lui. Josiane s'est approchée. "Vous avez besoin de quelque chose ?" a-t-elle demandé en français et en anglais. Il n'a rien dit, il n'a pas bougé. Josiane a sorti mille roupies de son porte-monnaie et les a déposés dans sa main droite. Il a levé les yeux vers elle. Elle a encore demandé si nous pouvions l'aider, s'il avait besoin de nourriture, d'eau ou qu'on le transporte. Il a souri. Il a passé la main gauche par le col de son t-shirt sans teinte ni forme et en a sorti un papier plié en quatre qu'il a tendu à Josiane en lui disant "You trust because you are worth of trust or maybe, you are worth of trust because you trust."

 


Publié le 03/09/2022 /
Commentaires
Publié le 04/09/2022
La chute pleine de mystère ouvre une nouvelle porte très intéressante en parallèle de l'intrigue financière. J'ai juste un énorme doute sur l'emploi de "Total" dans cette affaire, car si l'entreprise s'est souvent faite remarquée sur des affaires controversées, de mémoire je n'ai jamais rien lu concernant l'ile Maurice, peut-être faudrait-il donc utiliser un autre nom ? Pour ce qui est du reste, on est toujours dans ton univers sensuel avec toujours une dose d'humour très rafraîchissante, tu as un vrai style à toi et c'est super. Je te remercie de participer mais aussi d'aller jusqu'au bout car ce défi au bon cours n'est vraiment pas facile. Il faut s'adapter et sortir de sa zone de confort et le tout dans un rythme soutenu, je ne peut dire que chapeau, ce n'est pas donné à tout le monde d'aller au bout de pareil défi. Vivement la suite et fin de cette magnifique aventure que je prends énormément plaisir à suivre... et si en plus de Josy et Barbara, une pilote venait à conquérir le coeur très généreux de notre héros irrésistible ? L'avenir nous le dira. A plus tard Patrice.
Publié le 04/09/2022
Et tu as raison pour Total. En même temps, cette entreprise a fait tellement de saloperies (voir en Amérique du Sud) non connues que de dénoncer une escroquerie fictive ne peut que rétablir un tant soit peu l'équilibre. Mais tu as parfaitement raison et si je voulais être rigoureux, je changerais le nom. Peut-être en "Tatal" ;-) Encore merci pour tes encouragements qui m'aident. A la fin du dernier épisode, je reviendrai sur ton "il faut s'adapter et revenir sur sa zone de confort". Bise ! ;-)
Publié le 05/09/2022
j'ai eu un peu de mal avec l'affaire Total qui m'a semblé prendre plus de place que tout le reste de l'aventure. Mais par contre, j'ai toujours autant de plaisir à découvrir de très jolies formulations. Mes deux préférées : "nous avons failli demandé où était le mort, tant l'ambiance était funèbre", et "Heureusement pour moi, leur paradis et mon enfer n'ont duré qu'une dizaine de minutes"
Publié le 07/09/2022
Cela me rappelle une chanson de Caroline Loeb "c'est la ouate", auquel cas c'est un chouette clin d'oeil. Il est vrai que tu gagnes en sens de la formulation, ta prose prend de l'épaisseur, ta patte s'affirme, et ça s'est vraiment très bien. L'humour que tu y mets fonctionne aussi très bien. Ensuite, je rejoins un peu les derniers commentaires sur Total, Un passage qui supplante un peu l'intrigue de départ. En revanche, ce passage est bien écrit, les joutes verbales dans les dialogues sont de belles factures, et ce n'est jamais évident à créer. Bravo
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