...le plus cher de nos mondes silenciés !

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J’ai fait celui qui sortait prendre l’air un instant avant de se coucher, histoire que le temps passe un peu ; ce qui m’a permis de le voir se glisser nu sous ses draps, lorsque je me suis retourné, avant qu’il n’éteigne sa lumière. Il va dormir à la manière de son père. Sacré Juanito ! Voyeur sain, la réalité est tout autre : j’attendais seulement qu’il s’endorme.

Le moment est venu. Je me précipite dans le bureau. Je n’attendrais pas demain.

Je tourne des pages de cahier, fouille dans un coffre, ouvre une lourde armoire, réfléchis à toutes ces petites choses ou paroles qui m’étonnent ou me résonnent depuis que je les ai vues ou entendues. C’est une torture autant qu’une nécessité. Mes pensées sombrent dans l’obscurantisme de la disparition d’Orio et Alejandro ; je ne résiste pas au besoin de reprendre péniblement tout le fil de l’histoire connue et de ce que j’ai appris depuis que je suis revenu dans ce Maestrazgo. Longuement je décortique des écrits et des paroles d’enfant presque abandonné, des dessins de femme aliénée, des paroles entendues ici et là en 2015… Ça tourne dans ma tête, je ressasse. Ça tourne, je ressasse. Encore. Une heure, deux heures, des heures… à remuer chaque détail. Je n’ai même pas sommeil ! Et suis pourtant épuisé.

Quelque chose me perturbe, de plus en plus profondément, jusqu’à remettre à nouveau mon nez dans un carnet, pour ce que je crois y avoir vu ; et mes yeux dans un placard, pour ce que je pense y avoir entrevu. L’angoisse monte peu à peu face à ces silhouettes indécises, sombres et floues qui se profilent derrière la vitre de mes brouillards. Des silhouettes qui se révèlent enfin, machiavélique et féminine pour l’une, profondément meurtrie et masculine pour l’autre ! L’angoisse s’intensifie pour atteindre son paroxysme lorsque je prends atrocement peur de ce que je viens subitement d’en déduire. Une conclusion effroyable et sans appel !

 

— Juanito, Juanito… réveille-toi ! Juanito…

— Hein ? Quoi ?

— Réveille-toi !

— Tu as vu l’heure, il est presque trois heures, me lance-t-il en jetant un regard chiffonné sur sa petite pendule ?

— Excuse-moi de te poser la question ! Excuse-moi si jamais je me trompe ! Mais je dois savoir…

J’ai allumé la lampe de sa chambre. Étendu dans son lit, à peine couvert d’un bout de drap qui ne cache rien, maintenant appuyé sur ces deux coudes, immobile, il me regarde, chagrin, les yeux un peu froncés, le visage un peu fermé, l’air un peu inquiet… Je sais qu’il redoute le fruit de ce que je cogite sans cesse depuis que je connais l’inouï secret de sa conception !

— Dis-moi, franchement… Est-ce que ton existence a un lien avec le meurtre de tes pères ?

 

Un silence beaucoup trop épais s’installe, chacun se figeant sous le poids de ce qu’il signifie, conscient que toute question, toute réponse est désormais lapidaire, par obligation. Il n’y a plus de temps pour des exercices d’échauffement ni pour des préliminaires, ni même pour adoucir les tranchants de la vérité ! Alors, comme je le craignais autant que je l’attendais, comme il le redoutait… l’instant fatal noue les gorges, et nos regards se troublent : il opine lentement de la tête, comprenant que j’ai compris ! Son regard se noie et coule au large de cette douleur qui se réveille déjà en chacun de nous. Il attend la suite… que j’hésite malgré tout à prononcer… Des mots, et la seule vérité, froide et cruelle !

— Alors… C’est la Dolorosa qui les a tués, c’est ta génitrice, n’est-ce pas ?

 

Ce n’est pas une question. Le temps des questions est terminé, ou presque ! Il n’y aura pas de réponse autre que celle qui se produit. Tellement plus lourde de sens encore !

J’ai mal à en hurler, plus mal encore de ne pas pouvoir le faire, si mal de voir ce pauvre Juanito fondre en sanglots, hoquetant des « Perdóname[1]perdónameperdóname… » plus ou moins audibles, et qui se suivent comme une litanie. La tête entre les mains, rattrapé par son idiome natal, piégé dans une plainte sans fin, si feutrée que je n’en saisis que les « Perdoname », il m’oblige sans le vouloir à m’effondrer prêt de lui, sans que je puisse y résister.

Par instinct – lequel ? – je le serre contre moi. Pour l’apaiser. Ou m’apaiser. Qu’importe ! Je ne m’attendais pas à ce qu’il s’effondre ainsi. Je suis perdu de le voir sombrer à ce point dans une culpabilité que je n’ai jamais imaginé lui faire ressentir. Je n’ai qu’une lente caresse sans fin de son bras et de son dos à lui offrir ; désarmé pour l’instant… Autant que je l’étais avec Orio, quand il s’estimait responsable de la mort de Zoran, dilacéré sous nos yeux horrifiés au siège de Dubrovnik.

Ça tourbillonne dans ma tête, tant il semble inconsolable. Pouvais-je m’adresser à lui autrement ? Non ! J’ai trop réfléchi à la façon de crever l’abcès… trop mal de comprendre, trop besoin de me le faire confirmer.

— Juanito… S’il te plaît… Juanito ! Calme-toi, Juanito ! Tu n’y es pour rien ! S’il te plaît…

À le voir ainsi, nu et fragile, pauvre corps meurtri par la violence du relâchement de toute cette tension qui s’installait jour après jour entre lui et moi, insidieusement, je réalise les millions de pensées coupables qui ont dû le ronger durant des mois depuis le jour où il a su. Sans en connaître la raison, je mesure, pourtant, combien il lui a semblé impossible de me dire d’emblée la vérité. Oh, bien sûr, il a cru pouvoir y parvenir, puisqu’il m’a écrit, me proposant de venir le rejoindre. Sans doute était-il sur le point de le faire, comme je l’ai ressenti plusieurs fois déjà, avant qu’il ne se rétracte à chaque fois. Pourquoi n’a-t-il pas réussi à franchir ce pas ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Qu’ai-je dit ou fait qui l’a poussé à retarder sans cesse cette échéance ?

Je ne peux pas le savoir maintenant, mais il devra me le dire. Quand il le pourra. Ce n’est pas possible que ces dix jours d’une lente et presque répudiation de ce qu’il acceptait de me révéler s’enlisent dans des secrets entre nous. Il n’ose plus me regarder. Moi qui croyais détricoter enfin l’effroyable histoire en confrontant mes déductions aux siennes et à la vérité, je me dois d’être paternel et faire passer ma douleur derrière la sienne !

Impuissant par mes mots autant que par mes gestes, je sais qu’il vaut mieux que je le laisse seul dans sa douleur. Il ne peut pas me parler maintenant ; or, ce dont nous devons absolument discuter est beaucoup trop grave pour se faire dans les spasmes d’un mal très puissant. Il sait que j’ai compris. Mais ai-je compris ce qu’il faut comme il faut ? Immédiatement, qu’importe ! Le plus important est que ce saut qu’il n’osait plus accomplir soit maintenant acquis. Tant pis pour moi, j’attendrais encore. De toute manière, j’ai mal aussi !

— Je vais terminer la nuit au caveau, Juanito. Je suis aussi profondément désolé que toi ! Il nous faut chacun accepter l’instant avant de nous parler, n’est-ce pas ?

 

* * *

 

Il y a un moment déjà que je suis là, à regarder ce grandiose paysage maintenant ensoleillé. Il est magnifique… Puisque le soleil se fout bien de la souffrance des hommes !

J’ai parlé dans le caveau, pleuré dans le caveau… Crié « SALOPE ! » en hurlant dans la nuit, hors du caveau pour que ses chers occupants ne l’entendent pas. Ressassé encore mille fois des « Tu n’avais pas le droit » en frissonnant de colère.

Ou de désespoir.

Elle a tué mes amis, anéanti le lien fusionnel entre le père de l’enfant qu’elle a engendré et moi. Me condamnant à quelle déchéance désormais ?

Il y a des façons d’aimer qui ne portent pas de nom.

Mais condamnée depuis tant d’années par sa démence... elle ne le savait pas ! Elle ignorait tout du courage de cet homme que la guerre a de moitié tué… De la puissance d’une fraternité de soldats – possiblement morts un instant plus tard – accrochés que nous étions à cet ultime petit fétu d’humanité, dans l’horreur des carnages que nous subissions… et engendrions aussi pour défendre la liberté  !

Nous aussi devenions condamnés, à partir de ces jours-là... Lui comme moi le savions ! Ô combien nous avions ce besoin permanent d’une présence mutuelle de tout instant, même par « coups de fil » et télépathies interposés quand nous vivions chacun dans nos terres lointaines ! Sans cesse l’angoisse était latente, puisque seule nous habitait la peur immense de perdre l’être le plus cher de nos mondes silenciés ! 

Et je l’ai perdu !

 

[1] « Pardonne-moi…


Publié le 28/04/2024 / 8 lectures
Commentaires
Publié le 28/04/2024
Voici un extrait choisi d'un roman d'initiation arrivé à sa huitième et dernière (j'espère) phase d'écriture/correction, que je vais soumettre à éditeur dans quelques semaines. "Les Amants du Maestrazgo" parle de courage, d'engagement, de valeurs et d'empathie, de terre et de patrimoine rural, de guerre et d'amour, un hommage que je tiens à rendre à certains des invisibles de nos sociétés. Ces élites ignorées qui construisent nos campagnes... en silence ! Je vous en souhaite bonne lecture.
Publié le 28/04/2024
Ce passage donne l’envie de lire tout le reste, je me remémore mes lectures du trésor des Mascareignes où tu donnais aux personnages une densité saisissante et attachante. Cet extrait est intense, tu as cette capacité rare de toucher en plein cœur les drames des autres dans celui u lecteur. On est suspendu à chaque phrase et chaque saillie de souffrance nous percute comme si l’on était dans cette même chambre où se dénoue les drames incommensurables . Vivement la sortie de ton livre.
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