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"Comment on devient écrivain" d'Antoine Albalat - 1925
Chapitre 14 : Le guide et les conseils

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Je voudrais, en terminant ce livre, présenter quelques réflexions sur l’utilité qu’il y aurait pour les débutants de lettres à s’assurer un guide dévoué et clairvoyant.

En général, on s’imagine avoir du talent, parce qu’on prend pour du talent le don d’assimilation et la facilité d’écrire.

Comment peut-on arriver à savoir si l’on a vraiment du talent et si ce qu’on écrit vaut quelque chose ? Il n’y a qu’un moyen : c’est de le demander aux autres.

Peu de gens sont capables de juger leurs propres ouvrages. Qu’on se loue ou qu’on se critique, on se trompe presque toujours : ou on est indulgent ou on est injuste. Lord Lytton, par exemple, se trompait, quand il écrivait à lady Blessington, à propos des Derniers jours de Pompéi : « Je crains que cet ouvrage ne plaise pas aux femmes. Elles n’aiment que les intrigues bien conduites ; elles demandent du sentiment et de l’esprit, et Pompéi n’a ni l’un ni l’autre. » Les auteurs, il faut bien l’avouer, n’ont pas l’habitude d’avoir si mauvaise opinion d’eux-mêmes.

Littérairement, personne ne se connaît, personne ne se voit. Pour se connaître et pour se voir, il faut faire appel aux lumières d’autrui. « Les Romains, dit Vigneul-Marville, avaient une coutume fort louable et très utile, tant qu’on sut bien en user : c’était de réciter les ouvrages de leur composition en la présence de leurs amis, avant que de le donner au public. Ils avaient en cela deux fins : la première de recevoir les avis et les corrections, dont les plus habiles gens ont toujours besoin ; et la seconde, qui était une suite de la première, de ne publier rien qui ne fût fort accompli… On envoyait des billets pour inviter les gens à ces sortes de récits. Les empereurs honoraient quelquefois de leur présence ces assemblées[123]. »

[123] Mélanges d’histoire et de littérature, t. I, p. 310.

Les plus grands maîtres ont éprouvé le besoin de soumettre leurs œuvres à des personnes éclairées. Il n’y a que les esprits médiocres qui sont toujours sûrs d’eux-mêmes. Avant de les offrir au public, Fontenelle voulut lire ses comédies dans le salon de Mme de Tencin ; on les jugea indignes de sa réputation, et c’est Mme de Tencin qui fut chargée de lui dire la vérité. Fontenelle s’inclina.

Quand Montesquieu eut terminé Arsace et Isménie, il se demanda si cette publication aurait du succès. « Tout bien pesé, écrit-il, à l’abbé de Guasco, je ne puis encore me déterminer à lire mon roman d’Arsace à l’imprimeur. Le triomphe de l’amour conjugal de l’Orient est peut-être trop éloigné de nos mœurs pour croire qu’il serait bien reçu en France. Je vous apporterai le manuscrit ; nous le lirons ensemble, et je le donnerai à lire à quelques amis. »

Roman, dialogue, poésie, nouvelles, on ne peut juger son œuvre qu’après l’avoir laissé refroidir pendant quelque temps. Il faudrait la relire six mois au moins après qu’on l’a écrite. Comme on ne peut attendre indéfiniment, le mieux est de soumettre sa production à des personnes de confiance.

On sait l’histoire de Flaubert. Le futur auteur de Madame Bovary réunit un soir ses amis, Bouilhet et Ducamp, pour leur lire la première version de la Tentation de saint Antoine. Le résultat de cette lecture fut désastreux. On jugea que c’était de la pure rhétorique et qu’il fallait tout recommencer. Le bon Flaubert n’accepta pas ce verdict sans résistance. Il se soumit cependant, et c’est alors qu’il se décida à écrire Madame Bovary, sujet réaliste qui devait refréner son tempérament lyrique.

La vie de Flaubert est le plus bel exemple de modestie et de travail que nous offre l’histoire des Lettres françaises. Il avait une confiance absolue dans les conseils de Bouilhet et lui soumettait tout ce qu’il écrivait.

Flaubert et Bouilhet se complétaient l’un l’autre, « Il est avéré, dit Cassagne, que le bon sens de Bouilhet a souvent tempéré les outrances d’imagination de Flaubert. Madame Bovary et Salammbôfurent écrits sous les yeux et sous le contrôle de Bouilhet ; et, quand son ami mourut, Flaubert put dire avec raison qu’il « avait perdu sa conscience littéraire[124] ». En revanche, Bouilhet, deMælenis aux Dernières Chansons, ne composa rien sans consulter Flaubert ; et, aux heures de découragement et de lassitude, c’est Flaubert qui lui rendait confiance et le réconfortait.

[124] A. Cassagne, la Théorie de l’art pour l’art, p. 132.

« Pendant trente ans, dit Étienne Frère, Flaubert n’a rien écrit sans le soumettre à Bouilhet, se conformant toujours à son avis. C’est Bouilhet qui lui trouva le sujet de Madame Bovary. Son influence a été énorme sur le talent de Flaubert : il l’a discipliné, il l’a émondé, châtié ; il en a fait ce qu’il est. Quand il mourut, Flaubert disait : « J’ai enterré ma conscience littéraire, mon cerveau et ma boussole[125]. »

[125] Louis Bouilhet, p. 230.

L’auteur de Mælenis n’a peut-être pas laissé la réputation d’un poète de tout premier ordre ; mais on peut n’être pas un parfait exécutant et être cependant un excellent conseiller.

Maupassant, à ses débuts, soumettait à Flaubert tout ce qu’il écrivait. L’auteur de Madame Bovary lui faisait un véritable cours de style, supprimait les épithètes, enlevait les banalités, retranchait les verbes, et surtout l’empêchait de rien publier avant qu’il ne fût tout à fait mûr. C’est en écoutant docilement ces conseils que l’auteur de Boule-de-Suif se forma ce style d’une si admirable netteté, ce style vigoureux et sain, que les jeunes gens d’aujourd’hui ne connaissent plus.

Maupassant a raconté, avec sa modestie ordinaire, tout ce qu’il devait à Flaubert :

« Je travaillais, dit-il, et je revins souvent chez lui, comprenant que je lui plaisais, car il s’était mis à m’appeler en riant son disciple. Pendant sept ans je fis des vers, je fis des contes, je fis des nouvelles, je fis même un drame détestable. Il n’en est rien resté. Le maître lisait tout, puis, le dimanche suivant, en déjeunant, développait ses critiques et enfonçait en moi peu à peu deux ou trois principes qui sont le résumé de ses longs et patients enseignements. Si l’on a une originalité, disait-il, il faut avant tout la dégager ; si l’on n’en a pas, il faut en acquérir une. Ayant posé cette vérité qu’il n’y a pas, de par le monde entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez absolument pareils, il me forçait à exprimer en quelques phrases un être ou un objet, de manière à le particulariser nettement, à le distinguer de tous les autres objets de même race ou de même espèce. « Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique, contenant aussi, indiquée par l’adresse de l’image, toute leur nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre épicier, ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir par un seul mot en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le précèdent. »

Imitez l’exemple de Flaubert, Bouilhet et Maupassant : imposez-vous l’obligation de lire à quelqu’un ce que vous écrivez, dussiez-vous, comme Molière, recourir à votre servante. Molière ne lui lisait pas les vers d’Alceste ; Musset a raison de dire qu’à sa place il les lui aurait lus.

La Fontaine, Racine et Molière entretenaient leur amitié par un perpétuel échange de conseils et de lectures. C’est Boileau qui apprit à Racine à faire de beaux vers et à rompre la banalité de Quinault. L’auteur d’Andromaque ne publiait rien sans l’approbation de Boileau, qui applaudissait à ses triomphes et le consolait dans ses défaites, dont la dernière fut Athalie. La gloire de Racine ne fut pas du tout ce qu’on croit. Les contemporains lui préférèrent toujours Pradon.

Ces échanges de bons conseils étaient réciproques[126]. Racine, « qui a poussé le goût jusqu’au génie », dit Heredia, obligea Boileau à supprimer de sa Satire des femmes tout un passage réaliste qui ne figure pas dans la première édition. Le voici :

Mais qui pourrait compter le nombre de haillons,

De pièces, de lambeaux, de sales guenillons,

De chiffons ramassés dans la plus noire ordure,

Dont la femme, aux bons jours, composait sa parure ?

Décrirai-je ses bas, à trente endroits percés,

Ses souliers grimaçants, vingt fois rapetassés,

Ses coiffes d’où pendait au bout d’une ficelle

Un vieux masque pelé, presque aussi hideux qu’elle ?

Prendrai-je son jupon, bigarré de latin,

Qu’ensemble composaient trois thèses de satin,

Présent qu’en un procès sur certain privilège

Firent à son mari les régents d’un collège,

Et qui, sur cette jupe, à maint rieur encor

Derrière elle faisait dire Argumentabor

[126] « Racine et Boileau doivent tout à un travail obstiné. » Rivarol, Œuvres choisies, p. 33. Édition Mercure.

La Rochefoucauld montrait ses brouillons à tous ses amis et rédigeait avec eux ses Maximes. Chateaubriand suivait aveuglément les conseils de Fontanes et de Joubert. Fontanes lui fit refaire des chapitres entiers, notamment l’épisode de Velléda et le discours du père Aubry.

« Je n’arrive à quelque chose, dit Chateaubriand, qu’après de longs efforts ; je refais vingt fois la même page et j’en suis toujours mécontent. Je n’ai pas la moindre confiance en moi ; peut-être même ai-je trop de facilité à recevoir les avis qu’on veut bien me donner ; il dépend presque du premier venu de me faire changer ou supprimer tout un passage : je crois toujours que l’on juge ou que l’on voit mieux que moi. »

Et il ajoute, à propos de sa traduction de Milton :

« J’ai quelques amis, que depuis trente ans je suis accoutumé à consulter : je leur ai encore proposé mes doutes sur ce dernier travail ; j’ai reçu leurs notes et leurs observations ; j’ai discuté avec eux les points difficiles ; souvent je me suis rendu à leur opinion, quelquefois ils sont revenus à la mienne. »

Mme de Staël, toujours si sûre d’elle-même, non seulement consultait ses amis, mais elle les interviewait pour utiliser ensuite leur avis en écrivant ses chapitres. On eût rendu un immense service à Victor Hugo en lui montrant l’absurdité de ses conceptions dramatiques, les longueurs descriptives de l’Homme qui rit et des Travailleurs de la mer. Il eût fallu à ce torrentiel poète un conseiller toujours prêt à lui crier la vérité, comme ces esclaves antiques chargés d’insulter l’orgueil des triomphateurs romains. Il a manqué à beaucoup d’écrivains un gardien vigilant de leur production et de leur gloire.

L’incommensurable vanité des auteurs empêche, la plupart du temps, cet échange de directions et de bons conseils. Et pourtant les meilleurs écrivains ne font pas tous les jours des chefs-d’œuvre. Vous lisez un roman ; les cent premières pages sont parfaites, le ton excellent ; tout à coup, sans raison, c’est brutal, c’est faux ; on est consterné, on se dit : « Ah ! si l’auteur avait consulté quelqu’un qui l’eût remis dans le bon chemin ! »

On connaît la légendaire vanité de Victor Hugo, Dumas père, Lamartine et Chateaubriand. Ceux-là, du moins, eurent du talent et même du génie ; mais, en général, ce sont les auteurs les plus médiocres qui sont les plus orgueilleux. J’en sais qui parlent d’eux-mêmes comme ils parleraient de Byron ou de Shakespeare. Personne n’est dupe des compliments qu’ils recherchent ; seuls à prendre au sérieux la fausse monnaie qu’on leur donne, ils passent leur vie superbement ridicules, sans le savoir, sans qu’on le leur dise, et « ils mourront sans que les honnêtes gens soient vengés ».

L’orgueil d’écrire et l’amour de la gloire développent singulièrement ce mépris des conseils, ces sentiments de vanité et de suffisance si naturelles au cœur de l’homme et qui donnent aux âmes les plus hautes des faiblesses parfois étranges. Édouard Grenier raconte « qu’en se promenant avec Lamartine dans le petit jardin du Chalet, il le voyait s’approcher de la grille, sous prétexte d’admirer le mont Valérien ou les cimes du bois de Boulogne, et c’était, visiblement, pour s’exposer à la curiosité et à l’admiration des promeneurs qui passaient ».

Aucun compliment, dit-on, ne fit plus de plaisir à Bourdaloue que ce qu’il entendit dire à une poissarde qui le vit sortir de Notre-Dame, au milieu d’une foule de monde qui venait l’entendre : « Ce b… là, dit-elle, remue tout Paris quand il prêche. »

Je connais des écrivains qui se font gloire de leur orgueil. Il n’y a vraiment pas de quoi. Rien n’est plus ridicule que l’orgueil. C’est un sentiment qui ne va jamais sans envie et qui n’est que l’hypertrophie puérile de la vanité.

Les concours littéraires, les réclames, la concurrence exaspèrent l’amour-propre des écrivains — grands ou petits. On ne rencontre plus des modestes comme Berryer, « uniquement préoccupé de faire briller ses amis… et qui possédait au plus haut degré cette vertu si rare : le détachement de soi. Plus qu’à aucun des autres hommes de son temps, on peut lui appliquer ce mot de Bossuet : « L’Univers n’a rien de plus grand que les grands hommes modestes[127] ».

[127] Edmond Biré, Mémoires, p. 203, 204.

Le fameux d’Arlincourt, l’auteur du Solitaire, a passé sa vie dans l’admiration de lui-même. « Ce qu’il disait et faisait imprimer sur ses œuvres, traduites dans toutes les langues, sur l’incalculable débit qu’elles obtenaient, il l’avait répété tant de fois, qu’il avait probablement fini par le croire. Les compliments, si renforcée que fût la dose d’encens, ne lui étaient jamais suspects de malicieuse hyperbole ; mais il était toujours prêt à vous en rendre ; il vous louait presque aussi volontiers qu’il se louait lui-même[128]. »

[128] Th. Muret, Souvenirs et propos divers, p. 35.

C’est encore une forme de vanité très commune, celle qui consiste à louer les autres pour mieux se louer soi-même.

Les écrivains, depuis Horace, ont toujours été des personnes très susceptibles qui ne demandent jamais de conseils et sont même humiliés d’en recevoir. On regimbe à l’idée de retrancher un chapitre, de corriger une phrase. On cite le mot de Boileau : « Aimez qu’on vous conseille et non pas qu’on vous loue », mais on ne le met guère en pratique. Rien ne coûte plus à un homme de lettres que de demander l’avis d’un confrère. Chacun croit avoir plus de talent que le voisin.

Un auteur vint un jour me soumettre un manuscrit. Je me permis, après l’avoir lu, de lui faire remarquer que cela avait peut-être été un peu trop rapidement écrit et qu’une seconde rédaction me paraissait nécessaire. L’auteur indigné sortit en faisant claquer la porte : « C’est la première fois, cria-t-il, que quelqu’un se permet de me dire que j’écris mal. »

J’entends l’objection : « Les conseillers ne sont pas infaillibles, ils peuvent se tromper, eux aussi, comme tout le monde. » Oui, sans doute, les conseillers peuvent se tromper, mais moins souvent que vous, qui êtes ébloui par votre œuvre. On ne saura jamais tous les défauts qu’on peut éviter en écoutant des juges qui n’ont aucune raison de s’illusionner, qui représentent la majorité des lecteurs et dont il vous reste, en somme, le droit de contrôler vous-même l’arrêt. Il est de votre intérêt que le public ne soit pas trompé, et, pour ne pas tromper les autres, il faut d’abord ne pas se tromper soi-même.

Donc choisissez un juge. C’est de toute nécessité, Mais qui choisir ? Un professionnel ou un simple amateur ? L’un ou l’autre, tous les deux même, si c’est possible. L’essentiel est de choisir quelqu’un d’intelligent, qui ait sincèrement le souci de votre réputation et de votre avenir. Je ne crois pas qu’il soit absolument nécessaire d’être du métier pour bien juger une œuvre littéraire, la qualité d’un récit, la vie des personnages. Un simple dilettante aura peut-être quelque difficulté à s’expliquer ; mais, en l’aidant de vos questions, vous arriverez facilement à lui faire dire ce que vous voulez savoir. Par certains côtés, cependant, l’avis d’un professionnel pourrait être plus profitable, parce qu’un professionnel mêle à ses conseils d’intéressantes raisons techniques d’exécution et de facture.

C’est un grand bonheur, pour un homme de lettres de rencontrer un pareil guide. Il faut tout faire pour le trouver.

Paris, février 1925

 

Publié le 13/09/2024 / 17 lectures
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