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"Comment on devient écrivain" d'Antoine Albalat - 1925
Chapitre 12 : La traduction comme moyen de former son style (Suite)

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Les bonnes traductions. — La valeur d’Amyot. — Homère et Leconte de Lisle. — Leconte de Lisle et la littéralité. — Les traductions de Bossuet. — Bossuet et la Bible.

 

 

La France est un frappant exemple de l’influence que la traduction peut exercer sur la littérature et sur l’art d’écrire. C’est dans nos traductions grecques et latines qu’il faut chercher les origines et la formation de notre première grande renaissance littéraire au seizième siècle.

Ce sont les traducteurs, les Amyot, les Saliat, Vigenère, Seyssel, Pressac, etc., qui, en faisant passer dans leur style l’audace et l’originalité des textes, comme le conseillaient Ronsard et la Pléiade, ont été, plus encore que Rabelais et Calvin, les véritables fondateurs de la prose française. Notre prose française a débuté par être traductrice, et ce mouvement s’est continué longtemps encore au dix-septième siècle, avec la vogue de Machiavel, des Italiens et des Espagnols. Montaigne lui-même ne vient qu’après Amyot ; c’est un Amyot de génie, un Amyot supérieur, un Amyot rhétoricien et classique. Dieu sait tout ce qu’il devait à l’auteur français des Œuvres moralesde Plutarque et plus étroitement encore à la langue latine, que Montaigne parlait depuis sa jeunesse. Un volume ne suffirait pas à montrer l’influence des grands traducteurs sur notre langue. Un spécialiste de Montaigne, M. Willey, a effleuré ce beau sujet d’étude dans un petit livre qui contient de précieux extraits d’auteurs.

La traduction est certainement le meilleur des exercices de style. Malheureusement tout le monde n’est pas capable de traduire. En ce cas, on peut parfaitement se contenter de lire de bonnes traductions. La lecture d’une bonne traduction est également un excellent moyen d’apprendre les secrets de l’art d’écrire.

Il y a peu de très bonnes traductions. On cite le Faust de Gérard de Nerval, qui, disait Gœthe à son secrétaire Eckermann, est un véritable prodige. Son auteur deviendra l’un des plus purs écrivains de la France ». Gœthe devinait juste. Tous ceux qui ont aimé et qui aiment encore le délicieux Virgile, liront avec plaisir la traduction des Bucoliques de M. Gaston Armelin. Après avoir fait dans sa préface une juste critique des mauvaises traductions de Virgile, bon français élégant, embellissements ou travestissements du texte, M. Armelin nous présente une traduction qui a ceci d’original qu’elle rend vers par vers le texte latin. M. Armelin a réussi ce tour de force. Il a fait passer chaque vers latin dans un vers français.

Citons encore la traduction de Shakespeare par François Victor Hugo, la meilleure et la plus fidèle. « J’ai simplement tâché, dit-il, d’être littéral et littéraire » et le Corbeau d’Edgard Poë par Baudelaire : « Ceux des Américains qui connaissent bien notre langue, disent qu’ils préfèrent lire les contes d’Edgard Poë dans la traduction de Baudelaire, et que c’est depuis cette lecture que leur compatriote leur est apparu comme un grand styliste. »

Le plus célèbre de nos traducteurs français est notre vieil Amyot qui nous a donné la Vie des grands hommes et les Œuvres morales de Plutarque. Il existe encore des préjugés contre Amyot. On dit : « C’est un autre Plutarque ; il ne savait pas le grec ; il a fait deux mille contre-sens. » Reproches injustes. Le fameux philologue Lambin disait qu’Amyot connaissait le grec mieux que tous les savants de son époque. Huet, dont on sait la haute compétence, louait la fidélité de cette traduction. Auteur d’un des meilleurs livres que nous ayons sur cette question, M. René Sturel affirme qu’Amyot est bien réellement le meilleur traducteur de Plutarque. C’est aussi l’opinion de Blignières dans son remarquable ouvrage resté classique[110]. Sans doute Amyot ne savait pas aussi bien le grec qu’Henri Estienne ; mais, quoique ne faisant pas profession d’érudition, il avait une chaire de grec et il étudia Plutarque pendant des années sur les manuscrits, avant de publier sa traduction de 1559.

[110] Essai sur Amyot, p. 193.

Dire que cette traduction n’est pas bonne, parce qu’il y a des contre-sens, c’est comme si on disait que Saint-Simon est un mauvais écrivain parce qu’il est incorrect. Sait-on à quoi se réduit cette légende des contresens d’Amyot, qui fait sourire avec raison M. Sturel ? Elle remonte à l’académicien Mériziac, écrivain obscur et lui-même auteur d’une traduction qui ne vit jamais le jour. Ce Mériziac, pour préparer son propre succès, ne trouva rien de mieux que de dénigrer Amyot ; et en 1635, dans un célèbre discours dont Ménagiana nous a conservé le texte, il refusa tout crédit à Amyot et se fit une gloire de signaler pompeusement ses prétendues faussetés, erreurs, additions et ignorances. Mériziac affirmait avoir découvert chez Amyot plus de deux mille contre-sens. Ce chiffre augmenta ; on le porta à huit mille, puis à dix mille. « Aucune critique, dit Blignières, n’avait établi ce chiffre. C’était un compte qui grossissait, comme il arrive, sous la plume des écrivains qui le rapportent (p. 202). « Et savez-vous, dit Blignières, à quoi se réduisent ces contre-sens, ces « méprises », ces « injustices » ? A quelques erreurs de mythologie ou d’histoire, traductions inexactes d’un mot sans valeur, altérations d’un obscur nom propre, quelque inadvertance qui bien rarement intéresse gravement le sens : voilà à quoi se réduisent ces fautes. » Blignières cite tout au long les erreurs et les bévues de Mériziac, qui a « tout grossi et dénaturé » ; et, en bon helléniste qui a vu les textes, il dit qu’il faut s’étonner, au contraire, qu’Amyot ait fait si peu de fautes.

Non seulement Amyot savait le grec ; mais, s’il faut en croire des juges compétents, son style prolixe et diffus est celui qui se rapprocherait le plus du style de Plutarque.

« La langue dont Amyot faisait usage, dit Philarète Chasles, s’accordait avec le caractère de l’écrivain original. La tournure d’esprit du traducteur se prêtait si bien à l’expression des pensées, à la reproduction du style de Plutarque, que souvent l’aumônier de Bellosane et l’écrivain de Cheronée semblent se confondre : vous êtes tenté de croire qu’Amyot, devenu Plutarque, vous parle en son propre nom. Cette harmonie du style et des idées, malgré l’inexactitude assez fréquente de la version et la prodigieuse abondance du style d’Amyot, a fait et conservé sa renommée. Jamais traducteur ne s’est plus intimement associé à son modèle : dans cette métamorphose, le génie national ne l’abandonne jamais… Amyot invente avec goût et ce qu’il tire du grec est encore français ; ses tournures, ses périodes ont toujours le caractère de notre idiome. Il fond si heureusement avec son français les expressions helléniques, qu’il semble nous rendre ce qu’il nous donne et retrouver ce qu’il emprunte[111]. »

[111] Ph. Chasles, Études sur le seizième siècle en France, p. 136.

C’est ce que dit Blignières : « Amyot imite et semble inventer ; il emprunte, et vous diriez que c’est son bien qu’il retrouve ; lisez ce passage, voici le tour grec, voilà la locution latine, et pourtant la phrase est toute française. C’est que ces nouvelles formes de langage sont si bien naturalisées dans notre idiome, qu’elles paraissent y avoir pris naissance[112]… »

[112] Essai sur Amyot, p. 193.

Universelle au seizième siècle, la réputation d’Amyot s’est continuée jusqu’à nos jours. Sa traduction, dit Vigneul-Marville, fera toujours « les délices des personnes qui préfèrent la naïveté d’un style qui n’est plus en usage à l’exactitude d’un auteur plus moderne ». Les vrais écrivains préféreront toujours Amyot à la traduction froide et correcte de Ricard[113].

[113] A Rome, à la table de l’ambassadeur de France, Montaigne défendit les mérites d’Amyot.

Cette naïveté dont parle Vigneul-Marville, on ne la trouve pas seulement chez Amyot, mais dans Montaigne, Rabelais et les auteurs du seizième siècle. Sainte-Beuve fait observer (M. Sturel le rappelle) que toutes les langues vieillies paraissent naïves. Rabelais, Montaigne, Amyot ne songeaient pas le moins du monde à être naïfs. Ils étaient naïfs sans le savoir, comme les peintres primitifs qui, dans la campagne florentine, copiaient en réalistes les paysages et les figures qu’ils voyaient.

Ce que nous disons de la traduction d’Amyot, nous pouvons le dire de la traduction de Saliat. L’Histoire d’Hérodote de Saliat est écrite dans une prose merveilleusement souple, moins touffue peut-être, mais plus dense que la prose d’Amyot. Saliat aussi a commis des contre-sens et il est peu fidèle, dit M. Villey ; mais son style, comme celui d’Amyot, a gardé la naïveté du texte grec.

Il y a une autre traduction qu’il faut absolument connaître, si l’on veut apprendre à écrire, ou même tout simplement si on veut se rendre compte de ce que c’est qu’une vraie description : c’est la traduction d’Homère par Leconte de Lisle. Le manque d’une bonne traduction a créé autour d’Homère une réputation d’ennui qui suffit à expliquer la querelle des Anciens et des Modernes et les blasphèmes académiques de Perrault. C’est ce qu’avait très bien compris Boileau, quand il précisait avec tant de compétence en quoi consistait le génie d’Homère, et quand il affirmait que, si on en donnait une belle traduction, il ferait certainement « l’effet qu’il doit faire et qu’il a toujours fait ». (Lettre à Brossette, 10 novembre 1699.)

Il n’existe qu’une traduction d’Homère qui soit réellement vivante : c’est celle de Leconte de Lisle. Les autres traducteurs (de Mme Dacier à Bitaubé) ne se sont jamais préoccupés de rendre ce qu’il y a de personnel et de réaliste dans Homère, ce qui constitue vraiment Homère, la vie, le relief, car il ne faut pas oublier qu’Homère est un réaliste à la façon de Gautier et de Flaubert. Homère détaille le fait, décompose le mouvement humain, isole la sensation, s’y complaît en peintre impassible. On a même signalé la vérité anatomique des blessures décrites dans l’Iliade. Ne reprochons donc pas à Leconte de Lisle une brutalité qui se trouve dans Homère. Qu’il manque à cette traduction la fluide douceur de la plus belle des langues, c’est incontestable ; mais il manque bien autre chose aux traductions classiques dont on vante la platitude blafarde et la niaiserie élégante.

On blâme chez Leconte de Lisle l’emploi excessif de la préposition et. Or, ces et sont presque tous dans le texte. On raille sa dureté, l’archaïsme de ses noms propres, Zeus pour Jupiter, Akhilleus pour Achille, Poséidon (Neptune), Athéné (Minerve), Andromakè (Andromaque), Akhaïen (grec), Arès (Mercure), Aïneias (Énée), Aidès (Enfer), Heré (Junon), Ouranos (le Ciel), Okeanos (Océan), Aias (Ajax), Peleus (Pelée), Menelaos (Ménélas), etc. Ces vieux noms sont évidemment inutiles et le traducteur eût très bien pu dire : Vénus, au lieu d’AphroditeVulcain pour HephaïstosSaturne pour Kronos. Il ne faut voir dans ce parti-pris, auquel on s’habitue très vite, qu’un excès de réaction un peu puéril contre les fades appellations des mythologistes à la Desmoustiers.

On reproche encore à Leconte de Lisle ses infidélités et ses contre-sens. Il est possible, en effet, qu’il n’ait pas très bien su le grec, et cela n’a pas beaucoup d’importance[114]. Valait-il mieux ne point faire de contre-sens et être illisible ? Ce qui est sûr, c’est que, malgré tous ses défauts, sa traduction est certainement celle qui donne avec le plus d’intensité la sensation d’Homère. Grâce à Leconte de Lisle, nous avons enfin une traduction faite par un écrivain et un artiste, comme le demandait Taine, qui regrettait qu’on n’ait eu jusqu’alors que des traductions signées par des érudits et des hommes de cabinet.

[114] Traduire une langue ne prouve pas qu’on sache cette langue. Tout homme qui a fait ses classes peut traduire de l’italien sans savoir l’italien.

Le grand mérite de Leconte de Lisle, c’est son effort de littéralité. Il a osé faire ce que ses devanciers n’avaient pas fait. Il l’explique dans son avertissement. « Le temps des traductions infidèles est passé, dit-il. Il se fait un retour manifeste vers l’exactitude du sens et la littéralité. Ce qui n’était, il y a quelques années, qu’une tentative périlleuse, est devenu un besoin réfléchi de toutes les intelligences élevées. La traduction de l’Iliade que nous publions aujourd’hui offrira, ce nous semble, une idée plus nette et plus vraie de l’œuvre homérique, que celle qu’en ont donnée les versions élégantes de tant d’écrivains, remarquables et savants, sans doute, mais qui n’ont pas cru devoir reproduire dans son caractère héroïque et rude la poésie des vieux rapsodes connue sous le nom collectif d’Homère. »

Leconte de Lisle a été fidèle à son programme. Sa traduction est celle qui se rapproche le plus du mot à mot original. On peut s’en convaincre en la comparant aux traductions interlinéaires d’Hachette à l’usage des lycées. Prenons au hasard dans l’Odyssée (ch. XXII) le passage de la mort des prétendants :

Traduction littérale et juxta-linéaire

Traduction Leconte de Lisle

Il dit, et dirigea contre Antinoüs une flèche amère. Or celui-ci allait enlever une belle coupe d’or à deux anses ; et déjà il la maniait entre ses mains, afin qu’il bût du vin ; et le meurtre n’était pas à souci à lui dans son cœur. Qui aurait pensé qu’un (homme), seul au milieu de plusieurs parmi des hommes convives, même s’il était tout à fait fort, devoir apprêter à lui et la mort mauvaise et la Parque Noire ? Il parla ainsi et il dirigea la flèche amère contre Antinoüs. Et celui-ci allait soulever à deux mains une belle coupe d’or à deux anses, afin de boire du vin, et la mort n’était point présente à son esprit ; et, en effet, qui eût pensé qu’un homme, seul au milieu de convives nombreux, eût osé, quelle que fût sa force, lui envoyer la mort et la Ker noire ?
Et Ulysse ayant atteint frappa lui d’une flèche au gosier, et la pointe alla d’outre en outre à travers le cou tendre. Et il fut penché de l’autre côté, et la coupe tomba à lui de la main, (lui) ayant été frappé ; et aussitôt un jet épais de sang humain vint à travers les narines, et promptement (l’) ayant frappée du pied, il écarta de lui la table et renversa les mets à terre ; et le pain et les viandes grillées furent souillées. Et les prétendants firent du tumulte dans le palais, quand ils eurent vu l’homme tombé ; et ils se levèrent des sièges, s’étant élancés dans la salle, cherchant des yeux de tous côtés vers les murailles bien construites ; et ni bouclier n’était quelque part ni lance solide pour prendre… Mais Odysseus le frappa de sa flèche à la gorge, et la pointe traversa le cou délicat. Il tomba à la renverse et la coupe s’échappa de sa main inerte, et un jet de sang sortit de sa narine et il repoussa des pieds la table, et les mets roulèrent épars sur la terre, et le pain et la chair rôtie furent souillés. Les prétendants frémirent dans la demeure quand ils virent l’homme tomber. Et, se levant en tumulte de leurs sièges, ils regardaient de tous les côtés sur les murs sculptés, cherchant à saisir des boucliers et des lances…
Eurymachos tira (son) glaive acéré d’airain, aiguisé des deux côtés ; et il s’élança sur lui en criant d’une façon terrible ; mais en même temps le divin Ulysse, envoyant une flèche, (lui) frappa la poitrine auprès de la mamelle et enfonça dans le foie à lui le trait rapide, et donc il laissa tomber (son) glaive de (sa) main à terre et, se renversant en arrière, il tomba sur la table en tournant ; et il répandit à terre les mets et la coupe double, et celui-ci frappa la terre de (son) front étant affligé en (son) cœur et ruant de (ses) deux pieds, il ébranla (son) siège et l’obscurité se répandit sur ses yeux. Eurymakos tira son épée aiguë à deux tranchants, et se rua sur Odysseus, en criant horriblement, mais le divin Odysseus, le prévenant, lança une flèche et le perça dans la poitrine, auprès de la mamelle, et le trait rapide s’enfonça dans le foie. Et l’épée tomba de sa main contre terre et il tournoya près d’une table, dispersant les mets et les coupes pleines ; et lui-même se renversa en se tordant et en gémissant, et il frappa du front la terre, repoussant un thrône de ses deux pieds et l’obscurité se répandit sur ses yeux.
Et Amphinome fondit sur le glorieux Ulysse, s’étant élancé en face ; et il tira (son) glaive acéré, (pour voir) si de quelque façon (Ulysse) se retirerait à lui de la porte. Mais donc Télémaque prévint lui et, frappant par derrière, avec une lance garnie d’airain, entre les épaules, et fit passer (la lance) à travers la poitrine et, étant tombé, il retentit et frappa la terre de tout son front. Mais Télémaque s’élança loin (de lui) ayant laissé là même des Amphinome la lance à la longue ombre, car il craignait grandement que quelqu’un des Achéens ou, s’étant élancé, ne frappât de (son) glaive ou ne blessât (du glaive) penché en avant (lui) retirant la longue lance. Alors Amphinomos se rua sur le magnanime Odysseus, après avoir tiré son épée aiguë, afin de l’écarter des portes ; mais Telemakos le prévint en le frappant dans le dos entre les épaules, et la lance d’airain traversa la poitrine, et le Prétendant tomba avec bruit et frappa la terre du front. Et Telemakos revint à la hâte, ayant laissé sa longue lance dans le corps d’Amphinomos, car il craignait qu’un des Achaïens l’atteignît, tandis qu’il l’approcherait et le frappât de l’épée sur sa tête penchée.
(Traduction littérale juxtalinéaire par S. Sommer. Hachette.)  
Citons encore le passage qui suit la mort des prétendants :

Traduction juxta-linéaire par E. Sommer

Traduction Leconte de Lisle

Ulysse dit ces paroles ailées : Ulysse dit ces paroles ailées :
« Commencez maintenant à emporter les cadavres et ordonnez aux femmes de les emporter ; puis ensuite songez à purifier les sièges très-beaux et les tables avec de l’eau et des éponges aux-trous-nombreux. Mais après que déjà vous aurez mis-en-ordre toute la maison, ayant emmené les servantes du palais solidement-établi, entre et le pavillon et l’enceinte irréprochable de la cour songez à les frapper avec des épées à longues pointes, jusqu’à ce que vous ayez enlevé la vie à toutes et qu’elles aient oublié Vénus (les plaisirs) que donc elles offraient aux prétendants et s’unissaient avec eux en cachette. » « Commencez à emporter les cadavres et donnez des ordres aux femmes. Puis avec de l’eau et des éponges poreuses purifiez les beaux thrônes et les tables. Après que vous aurez tout rangé dans la salle, conduisez les femmes hors de la demeure, entre le dôme et le mur de la cour, et frappez-les de vos longues épées aiguës, jusqu’à ce qu’elles aient toutes rendu l’âme, et oublié Aphrodite, qu’elles goûtaient en se livrant en secret aux prétendants. »
Il dit ainsi ; et les femmes vinrent toutes serrées, se lamentant terriblement, versant des larmes abondantes. D’abord donc elles emportaient les corps morts, et les déposaient donc sous le portique de la cour à-la-belle-enceinte, s’appuyant les unes sur les autres ; et Ulysse leur commandait, les pressant lui-même ; et celles-ci les emportaient aussi par nécessité. Il parla ainsi et toutes les femmes arrivèrent en gémissant lamentablement et en versant des larmes. D’abord, s’aidant les unes les autres, elles emportèrent les cadavres, qu’elles déposèrent sous le portique de la cour. Et Odysseus leur commandait et les pressait et les forçait d’obéir.
Puis ensuite elles purifiaient les sièges très-beaux et les tables avec de l’eau et des éponges aux-trous-nombreux. Cependant Télémaque et le bouvier et le porcher raclaient avec des pelles le sol de la demeure construite solidement ; et les servantes enlevaient (les ordures) et les déposaient dehors. Mais après que ils eurent mis-en-ordre tout le palais, ayant fait-sortir alors les servantes du palais solidement établi entre et le pavillon et l’enceinte irréprochable de la cour, ilsles rassemblaient à l’étroit, (dans un endroit) d’où il n’était pas possible de s’échapper. Et le sage Télémaque commença à eux à parler : Puis elles purifièrent les beaux thrônes et les tables avec de l’eau et des éponges poreuses. Et Telemakhos, le bouvier et le porcher nettoyaient avec des balais le pavé de la salle, et les servantes emportaient les souillures et les déposaient hors des portes. Puis, ayant tout rangé dans la salle, ils conduisirent les servantes hors de la demeure, entre le dôme et le mur de la cour, les renfermant dans ce lieu étroit d’où on ne pouvait s’enfuir. Et alors le prudent Telemakhos parla ainsi le premier :
« Que donc je n’enlève pas la vie par une mort pure à celles qui donc ont versé les opprobres sur ma tête et sur notre mère et qui dormaient auprès des prétendants. » « Je n’arracherai point par une mort non honteuse l’âme de ces femmes qui répandaient l’opprobre sur ma tête et sur celle de ma mère et couchaient avec les prétendants. »
Il dit donc ainsi ; et ayant attaché à la grande colonne du pavillon le câble d’un vaisseau à-la-proue-azurée il le jeta autour d’ellesl’ayant tendu en haut, de peur que quelqu’une n’arrivât jusqu’au sol avec sespieds. Il parla ainsi et il suspendit le câble d’une nef noire, et il le tendit autour du dôme, de façon à ce qu’aucune d’entre elles ne touchât du pied la terre. »
Et comme lorsque ou des grives aux-larges-ailes ou des colombes ont donné dans un filet, qui se trouvait sur un buisson, entrant (voulant entrer) dans leur nid, et une couche odieuse les a reçues ; ainsi celles-ci avaient leurs têtes à-la-file, et des nœuds étaient autour de tous les cous afin qu’elles mourussent de-la-façon-la-plus-déplorable ; et elles se débattirent avec les pieds un moment, non fort longtemps. De même que les grives aux ailes déployées et les colombes se prennent dans un filet au milieu des buissons de l’enclos où elles sont entrées et y trouvent un lit funeste ; de même ces femmes avaient le cou serré dans les lacets afin de mourir misérablement ; et leurs pieds ne s’agitèrent point longtemps.

On peut continuer ces citations. Partout la comparaison du texte montrera que le seul reproche ou plutôt le plus bel éloge qu’on puisse faire de la traduction Leconte de Lisle, c’est d’être la plus littérale, celle qui se rapproche le plus du mot à mot d’Homère.

Bossuet est encore un bel exemple du profit qu’on peut retirer du travail des traductions. C’est par la lecture ou la traduction des textes étrangers que Bossuet a trouvé ses hardiesses d’expressions, ses surprises d’images, ses audaces si personnelles, ses transpositions de mots, ses intarissables ressources de style. L’originalité de Bossuet s’est formée par l’étude familière des Pères de l’Église, Cyprien, Tertullien, Chrysostome et surtout saint Augustin, comme il le dit lui-même dans sa Lettre au cardinal de Bouillon. C’est à cette source qu’il a, pendant la première moitié de sa carrière, incessamment retrempé son imagination créatrice. Ce sont les Pères de l’Église qui lui ont donné ces singularités de style dont s’étonnaient ses contemporains, quand ils l’entendaient appeler Dieu, d’après Tertullien, le souverain grand, Jésus l’Illuminateur des antiquités, le corps de la Vierge une chair angélisée. « Il s’appuie sur la doctrine des Pères, dit Gandar ; il se sert même de leurs expressions ; il les imite, il les traduit ou les paraphrase. Et il nous faut les indications de l’orateur lui-même pour distinguer, dans la trame unie de son discours, ce qu’il emprunte de ce qu’il a tiré de son propre fonds… tant Bossuet est dans son naturel, lorsqu’il reprend la pensée des Pères. »

Mais ce que Bossuet doit aux Pères de l’Église n’est rien, à côté du travail de transfusion auquel il s’est livré en lisant la Bible, pendant la seconde partie de sa carrière d’orateur. Aucune littérature n’offre un tel exemple d’assimilation.

Et, notons-le tout de suite, Bossuet n’a pas hésité un instant entre les deux méthodes de traduction. Comme Chateaubriand, Leconte de Lisle et Henri Heine, et malgré les partisans du bon français, le père Bouhours, la Bible de Mons et les fades élégances de Sacy, Bossuet a adopté le principe de la littéralité pour ses traductions de l’Apocalypse, du Cantique des cantiques, des versets bibliques et celles des Évangiles faites au cours de ses Sermons.

Dans son remarquable ouvrage, la Bible et Bossuet, le père de La Broise montre par une série d’exemples jusqu’à quel point le grand orateur a poussé cet effort de littéralité : « Bossuet, dit-il, cherche à rendre fidèlement la phrase de l’auteur sacré, lors même qu’elle est obscure et hardie. Loin d’ajouter quoi que ce soit, comme Bouhours et Sacy, le grand orateur préfère rester obscur et bizarre, quitte à s’expliquer ensuite en marge ou en notes. »

Ainsi il est dit dans l’Apocalypse (XIII, 10) : Hic est patientia et fides sanctorum. La version de Mons traduit : « C’est ici que doit paraître la patience et la foi des saints. » Le père Bouhours : « Voici le temps de la constance et de la fidélité des saints. » Bossuet dit littéralement : « C’est ici la patience et la foi des saints. »

Les traductions de Bossuet, dit La Broise, l’emportent presque toujours sur celles de ses contemporains, parce qu’elles serrent davantage le texte, et qu’elles sont plus brèves et plus fortes.

L’Apocalypse dit : Et stellæ de cœlo ceciderunt super terram, sicut ficus emittit grossos suos, cum a venti magno movetur (VI, 13). Le P. Amelotte traduit : « Les étoiles du ciel tombèrent en terre, comme les figues tombent d’un figuier, lorsqu’il est agité par un grand vent. » Le P. Bouhours : « Les étoiles tombèrent du ciel sur la terre, de même que les figues qui ne mûrissent point tombent d’un figuier agité par un grand vent. » Richard Simon : « Les étoiles du ciel tombèrent sur la terre, comme les figues encore vertes tombent d’un figuier lorsqu’il est agité par un grand vent. » Godeau : « Et les étoiles tombèrent du ciel comme on voit tomber les figues-fleurs du figuier, lorsqu’elles sont secouées par un grand vent. » Bossuet dit : « Les étoiles tombèrent du ciel en terre, comme lorsque le figuier, agité par un grand vent, laisse tomber ses figues vertes. » Évidemment, c’est Bossuet qui est le plus près du texte. Pour ma part, j’aurais même dit, pour serrer de plus près les mots : « Et les étoiles tombèrent du ciel sur la terre, comme le figuier laisse tomber ses figues vertes, quand il est agité par un grand vent. »

Sacy atténuait les comparaisons trop imagées en ajoutant un : comme. « Votre nom est commeune huile qu’on a répandue… Mon bien-aimé est pour moi comme un bouquet de myrrhe… Vos yeux sont comme les yeux des colombes… » Bossuet traduit exactement : « Votre nom est un parfum répandu… Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe… Vous avez des yeux de colombe… »

Le grand orateur ne recule jamais devant l’expression forte. On lit dans Jérémie (XXXI, 7) :Exsultate in lætitia Jacob, et hinnite contra caput gentium. Sacy traduit : « Jacob tressaillez de joie, faites retentir des cris d’allégresse à la tête des nations. » Bossuet ose écrire : Réjouissez-vous, ô Jacob, hennissez contre les gentils », comme il a dit ailleurs : « Les hennissements de la passion. »

Bossuet dit le P. de la Broise, « semble prêt à faire violence à toute construction française. Il va aussi loin qu’il peut et ne s’arrête que devant l’impossible. » En signalant ses « hardiesses de mots ou de constructions », le P. de la Broise ne cesse de louer le grand orateur « d’avoir été littéral, d’avoir enrichi par une heureuse audace notre vocabulaire et notre syntaxe, d’avoir brisé les moules convenus ».

« Les traductions de Bossuet, dit-il, où les expressions de l’original sont si scrupuleusement respectées, ont par là même une certaine couleur locale. Cette qualité manquait souvent aux traducteurs du dix-septième siècle ; elle a été portée par ceux du nôtre jusqu’à l’exagération. Au temps de Louis XIV, on habillait les auteurs anciens à la française… De nos jours, on s’applique à conserver à Homère la barbarie de son époque, à Eschyle l’énergie sauvage de son style, aux historiens la valeur exacte de leurs termes militaires et administratifs ; et parfois, à force de traduire le latin par le latin et le grec par le grec, on fait une version inintelligible à quiconque ignore la langue originale. Bossuet est entre les deux, se ressentant parfois des défauts de son temps, ne tombant jamais dans les excès du nôtre[115]… »

[115] P. 29.

Bossuet, en effet, a souvent employé, lui aussi, pour son royal élève et devant son auditoire de Versailles, des traductions banales en « style poli de la Cour » ; mais ce n’est pas son habitude et il revient vite à ses règles ordinaires, qui sont, dit La Broise : « Recherche de la précision, plus que de la correction, langue légèrement archaïque, respect des traductions anciennes et traditionnelles. »

Bossuet va jusqu’à conserver le plus qu’il peut les hébraïsmes de son modèle. Vous retrouvez chez lui : « Le sang de Jésus a inondé nos têtes, (Innundaverunt aquæ super caput meum) « Versez des larmes avec des prières (Effundo orationem meam) et surtout l’incessant emploi des substantifs bibliques, que nous avons souvent signalés : « Nos ignorances (ignorantias meas), les profondeursde Satan » (altitudines Satanæ).

L’exemple de Bossuet suffirait seul à prouver que traduire, c’est apprendre à écrire, et que les meilleurs traductions seront toujours les traductions littérales.

 

Publié le 13/09/2024 / 17 lectures
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