La traduction et l’art d’écrire. — Les contre-sens. — La traduction et les savants. — Les traductions littérales. — La vraie traduction. — Tacite et Rousseau. — Péguy et la traduction. — Chateaubriand et la littéralité. — Henri Heine et la littéralité. — Les idées de Gœthe.
Nous croyons répondre au désir de bien des lecteurs en consacrant ici quelques pages à l’art de traduire et à la lecture des traductions, considérés comme moyens directs de formation littéraire. Le souci du resserrement, l’obligation de choisir ses mots, de varier ses tournures, de pétrir sa forme sur la forme d’autrui, font de la traduction un vivant enseignement de l’art d’écrire. Ce perpétuel effort contre la difficulté d’expressions est non seulement un travail utile aux traducteurs, mais la simple lecture d’une traduction peut être encore pour tout le monde un précieux exercice de style.
C’était l’avis de Rivarol. « La langue française, dit-il, ne recevra toute sa perfection qu’en allant chez ses voisins pour commercer et pour reconnaître ses vraies richesses, en fouillant dans l’antiquité, à qui elle doit son premier levain, et en cherchant les limites qui la séparent des autres langues. La traduction seule lui rendra de tels services. Un idiome étranger, proposant toujours des tours de force à un habile traducteur, le tâte pour ainsi dire dans tous les sens ; bientôt il sait tout ce que peut ou ne peut pas sa langue ; il épuise ses ressources, mais il augmente ses forces, surtout lorsqu’il traduit les ouvrages d’imagination, qui secouent les entraves de la construction grammaticale et donnent des ailes au langage[98]. »
[98] Rivarol, préface de l’Enfer.
Tous les grands écrivains, depuis Ronsard jusqu’à Chateaubriand, recommandent la traduction comme un des meilleurs moyens de former son style.
« Ce fut surtout par la traduction des auteurs anciens, dit Victor Vaillant, que Malherbe prétendit donner à notre langue de la correction et de l’élégance. Il estimait que les efforts et les luttes pénibles de l’esprit, pour reproduire toutes les beautés d’un ancien auteur, étaient merveilleusement propres à assouplir et à embellir le style[99]. » Malherbe renvoyait à sa traduction du vingt-troisième livre de Tite-Live « ceux qui lui demandaient des règles pour bien écrire ». Du Vair dans son Traité de l’éloquence française conseille les traductions d’anciens auteurs.
[99] Études sur les sermons de Bossuet, p. 180.
Deux choses sont à envisager dans une traduction : le style et le document. S’agit-il d’un poème, c’est le style qui importe. S’agit-il d’histoire, le document a autant d’intérêt que le style. Un texte peut être bien traduit et contenir cependant des contre-sens. Le contre-sens regarde l’historien et l’archéologue ; nous ne nous en occuperons pas. Pour le lecteur vraiment artiste, une traduction qui s’efforce de rendre la saveur originale, sera toujours supérieure, malgré ses contre-sens, à une traduction incolore, mais fidèle. Il nous est parfaitement indifférent que Plutarque nous dise que l’armée prit la droite, au lieu de prendre la gauche, et qu’un général ait mis trois jours à chercher la bataille, alors qu’il faisait tout son possible pour l’éviter, ou que l’armée cheminait par une nuit sombre, alors qu’elle marchait par une nuit claire. Ces infidélités n’ôtent rien à la valeur d’une traduction. Ce que nous demandons à une traduction, c’est d’être avant tout une œuvre de style. Les meilleurs traducteurs ne sont ni les grammairiens ni les savants, mais les écrivains et les artistes. Grammairiens et professeurs sont compétents pour le sens des phrases, mais très rarement pour le style. Les traductions les plus célèbres sont des traductions d’écrivains : le Plutarque d’Amyot, le Diodore de Seyssel, l’Hérodote de Saliat, le Tacite de Lavigenère, l’Homère de Leconte de Lisle, le Faust de Gérard de Nerval, le Corbeau de Baudelaire, les citations bibliques de Bossuet, le Journal de Bernal Diaz d’Heredia, le Shakespeare de François Victor Hugo, certains passages de Saavedra où la phrase de Tacite est comme coulée vivante, l’Aminta de Juan Jauregui, qui vaut presque son modèle, etc…
Je vais plus loin. Si un bon helléniste vous dit : « Cette traduction est mauvaise, » ce n’est pas une raison pour le croire, parce que cet helléniste est parfaitement capable de préférer une traduction banale, mais exacte, à une traduction originale, mais fautive. Les savants sont peu sensibles aux qualités littéraires. Leur compétence est souvent dangereuse.
C’étaient des savants et de bons hellénistes, ceux qui propagèrent chez nous les erreurs de Wolf, la pluralité des Homère, la formation de l’Iliade par superpositions de textes et collaborations de rapsodes. C’est contre les savants, qui pendant plus d’un siècle enseignèrent ces absurdités, que des littérateurs sans diplôme défendaient les droits du bon sens et répétaient avec Chateaubriand : « Qu’il y ait eu plusieurs Homère, je laisse aux érudits cette hérésie littéraire. » C’était au nom de la science linguistique que ces messieurs déclaraient péremptoirement : « Ceci est d’Homère. Ceci n’est pas d’Homère. » Aujourd’hui encore, si les théories de Wolf sont à peu près abandonnées, c’est grâce à l’effort de simples écrivains, préoccupés avant tout de juger une œuvre par les procédés d’exécution, le métier et la facture[100].
[100] M. Joseph Bédier a dû faire le même effort contre la science philologique, qui avait embarrassé de tant de rédactions et de traditions la formation de la Chanson de Roland.
La traduction est un gros travail. Filbert Bretin disait dans son vieux langage : « Je publierai hardiment que le travail de traduire est beaucoup plus grand que d’inventer chose nouvelle, ayant déjà essayé et effectué l’un et l’autre, autant que mes trente ans me l’ont permis ; et si a tel acte beaucoup plus d’audace que de récompense, et y a mille fois plus à faire à suivre le frayer d’un autre que de passer librement son chemin. »
Qu’est-ce, en effet, que bien traduire ? Ce n’est pas seulement donner le sens des phrases ; c’est rendre autant que possible les surprises de style, l’audace des mots, le relief d’expressions d’un texte étranger. Bien traduire, c’est faire appel à toutes les ressources de l’art d’écrire ; c’est enrichir sa propre langue de transpositions et d’assimilations infiniment précieuses.
Ce résultat, il faut le dire nettement, ne peut être obtenu que par les traductions qui se rapprochent le plus possible de la littéralité. Le principe de la littéralité rencontre encore des oppositions dans le monde universitaire, où l’on préfère, en général, la traduction bon français, la traduction libre. Sayous a naïvement résumé les objections de ces messieurs : « Je n’ai pas à mettre en présence, dit-il, pour les juger, les deux systèmes de la traduction littérale et de la traduction libre : il y a beaucoup à dire en faveur de l’un comme de l’autre. Chacun a ses avantages. Pour ma part, j’incline à penser qu’à traduire littéralement, le traducteur s’expose à être deux fois traître (vous savez le proverbe italien : traduttore traditore), d’abord envers la langue de son auteur, puis envers la sienne, et qu’il y a plus de fidélité réelle à s’attacher au sens des choses qu’à la couleur des mots[101]. »
[101] Conseils à une mère, etc., p. 191.
J’avoue ne pas très bien comprendre pourquoi traduire littéralement, c’est s’exposer à être « deux fois traître », et je ne vois pas qu’il y ait contradiction entre s’attacher au sens des choses et s’attacher à la couleur des mots. En tous cas, Sayous demande qu’on « fasse passer dans sa traduction autant que possible les qualités essentielles du maître, celles qui font la physionomie de son style », et il avoue que, pour obtenir ce résultat, il faut être soi-même écrivain. Nous voilà d’accord. Mais ce que nous disons, nous, c’est que ce résultat ne peut être atteint que par la méthode de littéralité, qui, seule, peut rendre quelque chose des beautés de votre modèle. Nous ne demandons pas qu’un traducteur soit grand écrivain ; nous exigeons seulement qu’il soit écrivain, c’est-à-dire quelqu’un qui ait le sens du style, qui sente l’originalité, qui cherche à la rendre. On peut parfaitement avoir le sens du style sans être précisément ce qu’on appelle un grand écrivain. Le pire est de n’être pas écrivain du tout, comme la plupart des grammairiens et des savants.
« Mais, dira-t-on, traduire littéralement, ce n’est pas bien écrire, c’est même quelquefois très mal écrire. » Ce n’est peut-être pas, en effet, très bien écrire, au sens où l’entendent les partisans de la traduction bon français ; mais ce sera toujours une façon de bien écrire que de vouloir rendre la vie, le relief, la force expressive d’un texte étranger.
Ne nous laissons pas troubler par les protestations surannées des apologistes de la docte Mme Dacier. Sans nous attarder à des discussions qui durent depuis le seizième siècle (Dolet, d’Ablancourt, Estienne Pasquier, du Vair, etc.), je m’adresse ici aux personnes sans parti-pris, qui aiment avant tout le style, et je leur dis : « Tenez pour certain que la littéralité est la meilleure méthode pour bien traduire. » Quand nous disons qu’il faut suivre la littéralité, nous voulons dire, évidemment : autant qu’on le peut, car, prise à la lettre, la littéralité conduit à la barbarie. Rivarol cite une traduction de Dante, faite par un abbé Grangier, tellement calquée sur le texte, qu’elle est plus difficile à entendre que le texte même.
Quelques exemples montreront bien ce que nous voulons dire.
S’il y a dans Virgile : Majores cadunt altis de montibus umbræ, je traduirai : les ombres tombent plus grandes des montagnes[102]. S’il y a : Per amica silentia lunæ, je ne dirai pas : « Un clair de lune ami et silencieux, » mais « les silences amis de la lune. » Le mot silence au pluriel peut sembler hardi. Il a pourtant été magnifiquement employé par Chateaubriand : « Lorsque les premiers silences de la nuit et les derniers murmures du jour luttent sur les coteaux… » (Génie du christianisme) et par Victor Hugo : « Parmi les noirs déserts et les mornes silences » (Légende des Siècles, la Défiance d’Onfroy) et par Tailhade : « La brande verte et rose dort immobile dans les silences de midi » (Le Paillasson, p. 104). Si Tacite dit : Luna visa est languescere, je dirai : On vit la lune languir. Si je lis dans une comédie grecque : Mets un bœuf sur ta langue, pour signifier : Tais-toi, je dirai : « Mets un bœuf sur ta langue, » quitte à expliquer l’expression en note. Si je trouve dans Lucrèce : Rota solis, je n’écrirai pas : le char du soleil, mais : la roue du soleil, et je dirai : « Les astres tombants » pour le cadentia sidera de Virgile. Dante a dit : Per me si va nella citta dolente… Per me si va nel eterno dolore, je n’aurais pas traduit comme l’a fait Canudo : « On va par moi dans l’éternelle douleur… On va par moi, etc… » J’aurais conservé le tour si expressif qui existe en français : « Par moi l’on va dans la cité dolente… Par moi l’on va dans l’éternelle douleur… » Rivarol l’avait bien vu : « Il faut admirer, dit-il, ces formes de style : « C’est moi qui vis tomber… C’est moi qui vois passer… C’est par moi qu’on arrive… » Je n’aurais cependant pas traduit comme lui l’aer senza stelle par la nuit sans étoiles, sous prétexte « qu’il n’y a pas association dans notre esprit entre air et étoiles » ; j’aurais fidèlement écrit : l’air sans étoiles. Je ne ferai pas dire non plus, comme Vertot à Cicéron, s’adressant aux sénateurs romains : « Messieurs », mais : « Citoyens ».
[102] La Fontaine a admirablement rendu ce vers :
Et déjà les vallons
Voyaient l’ombre en croissant tomber du haut des monts.
« Jamais je ne sentis davantage les grandes ombres qui descendent des monts, le froid des dernières feuilles ». Michelet, Lettres inédites, p. 41.
Prenons comme exemple le passage de Françoise de Rimini dans l’Enfer de Dante :
Noi leggevamo un giorno per diletto
Di Lancillotto, come amor lo strinse ;
Soli eravamo o senza alcun sospetto.
Per piu fiate gli occhi ci sospinse
Questa lettura et scolorocci il viso :
Ma un sol punto fu quel che ci vinsa.
Quando leggemmo il disiato riso
Esser bacciato da cotanto amante,
Questi che mai da me non fia diviso,
La bocca mi bacciò tutto tremante.
Galeotti fu il libro et chi lo scrisse.
Quel giorno piu non vi leggemmo avante.
Mentre che l’uno spirto questo disse,
L’altro piangeva si, che di pietade
Io venni men, cosi com’io morisse ;
E caddi come corpo morto cade
Voici la traduction de Rivarol. Je souligne tout ce qu’il ajoute au texte :
« Nous lisions un jour dans un doux loisir comment l’amour vainquit Lancelot. J’étais seul avec mon amant et nous étions sans défiance. Plus d’une fois nos visages pâlirent et nos yeux troublés se rencontrèrent ; mais un seul instant nous perdit tous deux. Lorsqu’enfin l’heureux Lancelot cueillele baiser désiré, alors celui qui ne me sera plus ravi colla sur ma bouche ses lèvres tremblantes, et nous laissâmes échapper ce livre par qui nous fut révélé le mystère d’amour. »
Voici maintenant la traduction que je proposerais comme la plus littérale possible :
« Nous lisions un jour par plaisir l’histoire de Lancelot et comment l’amour l’étreignit. Nous étions seuls et sans aucun soupçon. Plusieurs fois cette lecture nous troubla les yeux et nous décolora le visage ; mais un seul passage nous vainquit. Quand nous lûmes que ce sourire désiré était baisé par un tel amant, celui-ci, qui ne sera jamais séparé de moi, me baisa la bouche tout tremblant. Galeotti fut l’auteur et le livre. Ce jour-là nous ne lûmes pas plus avant. Pendant que l’un des esprits disait cela, l’autre pleurait tellement, que, de pitié, je perdis connaissance, comme si je mourais, et je tombai comme tombe un corps mort. »
Le principe de la littéralité a des ennemis. Renan était du nombre. Voici ce qu’il dit à propos de Tacite :
« Quand vous traduirez Tacite, écrivez du français dans l’esprit de Tacite, car tous les styles ont leur caractère dans toutes les langues. Seulement ce n’est pas en traduisant mot par mot que vous aurez ce style. En un mot, que ce soit le style qui corresponde en français à celui de Tacite, appliqué aux pensées de Tacite, présentées sous le jour et dans l’ordre général de Tacite, voilà tout[103]. »
[103] Nouveaux Cahiers de jeunesse.
Oui, voilà tout. Seulement, je crois que c’est une erreur de s’imaginer qu’en s’éloignant du mot à mot on aura plus de chance de reproduire le style de Tacite ; c’est, au contraire, en se rapprochant le plus possible du mot à mot qu’on arrivera à rendre non seulement la force de chaque expression de Tacite, mais même son tour de style, puisque le style de tout écrivain, en fin de compte, se compose de mots.
Le style de Tacite est, d’ailleurs, si condensé et d’une telle énergie, qu’il faudrait évidemment être déjà soi-même grand écrivain pour le bien traduire. « Sainte-Beuve, dit Welschinger, fait observer que, pour obtenir une résurrection de cet auteur original, il faudrait, entre le traducteur et lui, une égalité, une identité de talent ; et quand même on l’obtiendrait par une sorte de métempsycose, le peu de ressemblance des idiomes empêcherait le succès. »
Rousseau, qui n’était pourtant pas très bon latiniste, essaya ce tour de force. Il osa, dit-il, traduire le premier livre des Histoires de Tacite, « pour apprendre à écrire », suivant le conseil de Boileau, qui demandait que les traductions fournissent des modèles pour bien écrire. « Entendant médiocrement le latin, j’ai dû faire, dit-il, bien des contresens particuliers sur ses pensées ; mais, si je n’en ai point fait en général sur son esprit, j’ai rempli mon but ; car je ne cherchais pas à rendre les phrases de Tacite, mais son style, ni de dire ce qu’il a dit en latin, mais ce qu’il eût dit en français. »
C’était très bien pour le but spécial que se proposait Rousseau. Il savait trop peu de latin pour aborder la littéralité.
On dit : La traduction littérale est une illusion. On ne traduit rien adéquatement ; on ne peut donner que des équivalents approximatifs. « Turannos, disait Péguy, ne signifie pas roi ; iereus n’est pas prêtre ; polis n’est pas la ville d’aujourd’hui ; ni techna les enfants de nos jours ; trophé non plus n’est pas nourriture. » Évidemment, les mots d’une langue ancienne ne correspondent plus aux mots des langues modernes. Foyer, maison, cirque, parents, clients, citoyens, n’ont plus en français le même sens qu’en latin. Rien de plus vrai et, sans remonter jusqu’au latin, que de mots ont changé de sens dans notre propre langue ! Gendarmes et sergents ne signifient plus ce qu’ils signifiaient il y a trois cents ans… Et Péguy concluait : « C’est pour cela que toute opération de traduction est essentiellement, irrévocablement, irrémissiblement, une opération misérable et vaine, une opération condamnée. »
Il faudrait donc renoncer à toute espèce de traduction, et ce serait tomber dans une autre absurdité. Efforçons-nous, au contraire, de rendre autant que possible les choses identiquement, et n’employons les équivalents que lorsqu’on ne peut faire autrement. On a beaucoup reproché à Amyot l’emploi des équivalents. M. Sturel l’en félicite. Il cite en exemple le mot grec ipparkos. Traduisez-le par l’hipparque, vous ne serez pas compris du public, qui ignore le grec. Amyot le traduit par capitaine de gendarmerie, et il a raison, parce qu’au seizième siècle, les troupes à cheval s’appelaient la gendarmerie ; seulement aujourd’hui gendarmerie n’a plus tout à fait le même sens que du temps d’Amyot.
On ne peut, même dans une traduction littérale, avoir la prétention de rendre les tours de phrases et l’ordre des mots de son modèle. Tout ce qu’on demande est de s’en rapprocher le plus possible. On ne doit employer deux mots pour un, ou recourir à la périphrase, que si l’on y est matériellement obligé, et surtout ne rien déblayer, ne rien raccourcir, ne pas imiter d’Ablancourt, qui supprimait tranquillement ce qu’il jugeait inutile.
Nous ne prétendons pas qu’un mot à mot de Platon ou d’Euripide soit l’idéal de la traduction. Non. Il y faut encore autre chose : il faut tâcher de donner une idée d’ensemble de la phrase écrite. Cela va de soi.
Nous recommandons l’effort vers la littéralité, parce que c’est la seule méthode qui permette de faire passer dans une langue quelque chose de l’originalité d’une autre langue, et de réaliser ce qui doit être pour vous le but de toute traduction : la formation et l’enrichissement du style.
Quand Chateaubriand, dans son Paradis de Milton, écrit : « Le parfum de la terre, après lesmolles pluies d’été », je ne sais si le mot est dans le texte ; s’il y est, je dis que c’est une bonne acquisition de style, de même que ces expressions de Dante : « Le soleil qui se tait… Un endroit muet de lumière… Une clarté enrouée… L’air noir… Le marais livide ; » et de Milton : « Les ténèbres visibles… Le silence ravi… Les ruisseaux fumants… » Comment ne pas savourer la traduction de Job par Chateaubriand : « La pourriture est dans mes os et les vers du sépulcre sont entrés dans ma chair. Le poil de mon corps s’est hérissé et j’ai senti passer sur ma face comme un petit souffle. »
« J’ai donné le plus souvent possible, dit M. Dauzat, des traductions personnelles dans lesquelles je me suis efforcé de serrer les originaux de très près, pour conserver le relief et la couleur, fût-ce au prix de quelque rudesse d’expression et d’alliances de mots inhabituelles en français. Jamais je n’avais autant remarqué combien les traducteurs sabotent et banalisent les textes[104]. »
[104] Le Sentiment de la nature, préface, p. 6.
Chateaubriand déclare dans la préface du Paradis perdu (avertissement) :
« La traduction littérale me paraît toujours la meilleure : une traduction interlinéaire serait la perfection du genre, si on lui pouvait ôter ce qu’elle a de sauvage. » Dans une lettre qu’il écrivait à Hippolyte Lucas (29 août 1836), Chateaubriand déclare qu’il à voulu faire « une traduction mot à mot, un ouvrage stéréotype »[105]. Il n’a peut-être pas tout à fait réalisé son rêve. Mais ceci est une autre affaire.
[105] Portraits et souvenirs, par H. Lucas, p. 10.
Henri Heine poussait très loin le principe de la littéralité : « Il cherchait, dit Gohin, à faire passer dans notre langue des audaces de mots, des « accouplements étranges que l’allemand peut se permettre, mais que le français ne peut accepter à aucun prix. » C’était là, prétendait l’auteur des Reisebilder, « un moyen de rajeunir notre langue et d’étendre nos idées »[106]. Et M. Gohin cite à l’appui ce que dit Édouard Grenier dans ses Souvenirs littéraires : « J’eus des luttes à supporter, dit E. Grenier, avec l’auteur pour cette traduction comme pour les autres. Il s’obstinait à vouloir faire passer dans le français des audaces de mots… Je ne pouvais lui faire entendre raison sur ce chapitre-là. Il s’en était fait un système, qu’il a exposé dans la préface de ses Reisebilder[107]. »
[106] La langue française, p. 26.
[107] Grenier, Souvenirs littéraires, p. 58.
Voici ce que dit Heine dans cette préface[108] :
[108] Reisebilder, 1re édition, 1834. Préface.
« Il sera toujours difficile de déterminer comment on doit traduire un auteur allemand en français. Doit-on modifier les images et les pensées, lorsqu’elles ne répondent pas au goût civilisé des Français, ou qu’elles leur semblent exagérées, désagréables et même ridicules ? Ou bien doit-on introduire dans le beau monde de Paris l’Allemagne mal léchée, avec toute son originalité d’outre-Rhin, avec tous ses germanismes fantastiquement coloriés, chargés de parures ultra-romantiques ? Pour ma part, je ne pense pas qu’on doive traduire l’allemand mal léché dans un français bien apprivoisé, et je me présente moi-même dans ma barbarie native. Le style, l’enchaînement des idées, les transitions, les saillies burlesques, les expressions inaccoutumées, tout le caractère de l’originalité allemande a été rendu mot à mot dans cette traduction française des Reisebilder, avec une fidélité qu’il était impossible de pousser plus loin. L’esthétique, l’élégance, le charme et la grâce ont été sacrifiés partout impitoyablement à la fidélité littérale. C’est maintenant un livre allemand en langue française, et ce livre n’a pas la prétention de plaire au public français, mais bien de faire connaître à ce public une originalité étrangère. Bref, je veux instruire et non pas seulement amuser. C’est de telle manière que nous autres, Allemands, avons traduit les auteurs étrangers, et nous avons eu l’avantage d’acquérir ainsi de nouveaux points de vue, de nouvelles formes de mots et des tournures nouvelles. Une acquisition semblable ne saurait vous nuire. »
Henri Heine a raison : c’est par la traduction littérale qu’on obtient l’enrichissement de la langue et du style.
Ce qui est certain, en tous cas, c’est que la traduction est un travail très difficile, et la traduction des poètes plus encore que celle des prosateurs. Le talent poétique consistant surtout dans l’expression, plus un poète est original, plus il semble difficile à traduire. Je ne m’explique pas très bien, à ce propos, le mot de Gœthe, que cite M. Maurevert[109].
[109] Le Livre du plagiat, p. 73.
« Honneur sans doute au rythme et à la rime, caractères primitifs et essentiels de la poésie. Mais ce qu’il y a de plus important, de fondamental, ce qui produit l’impression la plus profonde, ce qui agit avec le plus d’efficacité sur notre moral, dans une œuvre poétique, c’est ce qui reste du poète dans une traduction en prose ; car cela seul est la valeur réelle de l’étoffe dans sa pureté, dans sa perfection. »
Je me demande ce qui resterait des Orientales et des Contemplations traduites en prose anglaise ou allemande, et si ce qui pourrait en rester agirait avec « efficacité » sur le « moral » du lecteur et pourrait légitimement représenter la « valeur réelle » de ces poèmes. Je crois que c’est tout le contraire ; et Gœthe aurait dû dire : « Ce qui reste ordinairement d’un bon poète dans une traduction, ce n’est rien ou presque rien, car le talent d’un grand poète réside surtout dans la magie des mots et l’originalité de la forme. »