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"Comment on devient écrivain" d'Antoine Albalat - 1925
Chapitre 10 : Comment on fait un sermon

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Les mauvais sermons. — Le style de la chaire. — Les sermons ridicules. — L’improvisation et le travail. — Les procédés de Bossuet. — Les Sermonnaires. — Le sermon au théâtre — Nécessité du style. — Le réalisme de Bossuet. — Bossuet le grand modèle.

 

Les grands genres de production littéraire, comme le Roman, la Poésie et le Théâtre, se sont développés en France selon une loi constante de transformation et de progrès. Seule l’éloquence de la chaire, depuis le dix-septième siècle, est restée à peu près stationnaire et médiocre. Aucun genre ne fut plus universellement exploité ; et cependant, parmi les milliers de prêtres qui prêchent, vous n’en trouverez peut-être pas dix qui sortent de l’ordinaire. Rien n’est plus déconcertant que cette immuable banalité de l’éloquence religieuse, non seulement en France, mais dans presque tous les pays d’Europe. Pourquoi n’y a-t-il pas de bons prédicateurs, comme il y a de bons critiques et de bons romanciers ? Une pareille décadence est inexplicable. En dehors de Bossuet, Bourdaloue et Massillon, quels noms peut-on citer au dix-huitième et même au dix-neuvième siècle, quand on aura nommé le grisâtre Frayssinous et le romantique Lacordaire, qui fut célèbre à juste titre par son audace et son magnifique romantisme ?

Née avec Du Perron au seizième siècle, l’éloquence de la chaire mit longtemps à dépouiller la vulgarité qui déshonora les premières improvisations bouffonnes des prédicateurs mendiants.

On cite un sermon de cette époque, qui est le comble de l’extravagance. L’orateur prend pour texte l’exclamation du prophète Gérémie : « Ah ! Ah ! Ah !… » et ensuite il s’écrie : « Telles sont les paroles, chrétiens, mes frères, que Marie entendit aujourd’hui dans le ciel, lorsqu’elle y parut, habillée depuis la tête jusqu’aux pieds de toutes les vertus et de toutes les grâces dont la puissance divine peut enrichir une âme d’un ordre tout singulier : Ah ! Ah ! Ah ! Le père Éternel lui dit : Ah !bonjour ma fille ! Jésus-Christ lui dit : Ah ! bonjour ma mère. Le Saint-Esprit lui dit : Ah ! bonjour mon épouse… Ah ! Ah ! Ah ! seront les trois parties de ce discours. »

Les grands orateurs n’ont pas toujours évité ces puérilités. S’il faut en croire l’abbé Ledieu, Bossuet lui-même aurait prêché à Jouarre, pour la Toussaint, un discours ayant pour sujet : Amen et Alléluia.

L’éloquence de la chaire n’eut un peu d’éclat qu’au dix-septième siècle, avec Bossuet, Bourdaloue, Massillon, Fléchier. Avant Bossuet, on bourrait les sermons de citations profanes et latines ; la trivialité sévissait partout, malgré les efforts de Mgr Camus, du père Coton, du père Senault et de Claude de Lingendes.

Dans son discours de réception à l’Académie française, Massillon eut le courage de l’avouer : « La chaire, dit-il, semblait disputer ou de bouffonnerie avec le théâtre ou de sécheresse avec l’école ; et le prédicateur croyait avoir rempli le ministère le plus sérieux de la religion, quand il avait déshonoré la majesté de la parole sainte, en y mêlant ou des termes barbares qu’on n’entendait pas, ou des plaisanteries qu’on n’aurait pas dû entendre. »

Au dix-huitième siècle, d’Alembert signalait le mauvais style académique, « ce langage poétique chargé de métaphores et d’antithèses et qu’on pourrait appeler avec bien plus de raisons le style de la chaire. C’est, en effet, celui de la plupart de nos prédicateurs modernes. Il fait ressembler leurs sermons, non à l’épanchement d’un cœur pénétré des vérités qu’il doit persuader aux autres, mais à une espèce de représentation ennuyeuse et monotone, où l’acteur s’applaudit sans être écouté… Voilà l’image de la foule des prédicateurs. Leurs fades déclamations doivent paraître encore en dessous des pieuses comédies de nos missionnaires, où les gens du monde vont rire et d’où le peuple sort en pleurant. Ces missionnaires semblent du moins pénétrés de ce qu’ils annoncent ; et leur élocution brusque et grossière produit son effet sur l’espèce d’hommes à laquelle elle est destinée. Faut-il s’étonner, après cela, que l’éloquence de la chaire soit regardée comme un mauvais genre par un grand nombre de gens d’esprit, qui confondent le genre avec l’abus[90]. »

[90] D’Alembert, Mélanges de littérature et d’histoire, t. II, p. 354.

Ce n’est pas seulement chez nous que l’éloquence religieuse est en décadence, mais en Angleterre, en Italie, et surtout en Espagne, où l’exagération méridionale se donne libre carrière et où la grossièreté corrompt davantage un clergé moins instruit que le nôtre.

Il faut lire dom Gerondio, dans le Journal étranger (t. VII, 1757). « Cet ouvrage, dit l’auteur des Aménités littéraires, met sous les yeux des lecteurs toutes les inepties et toutes les idées gigantesques de certains prédicateurs espagnols… On y trouve un sermon sur l’Annonciation qu’on peut appeler le comble du burlesque. Le prédicateur, après avoir débuté par l’exode le plus extravagant, peint l’archange Gabriel comme une poupée que toutes les planètes et toutes les étoiles ont habillée d’une manière ravissante. Il lui fait parcourir toutes les grandes villes du monde, sans pouvoir y trouver une personne digne d’être la mère du Messie, jusqu’à ce qu’enfin il arrive à Nazareth, où, loin de s’arrêter aux portes du palais, il va tout droit à une petite chaumière où il se présente en faisant tic tac. A ce bruit, la très sainte Vierge qui se trouvait en compagnie avec Mme Prudence, Mme Chasteté, Mme Oraison et Mme Humilité, délibère si elle ouvrira sa porte ou si elle ne l’ouvrira pas. Les vertus confèrent et enfin il est résolu qu’on verra de quoi il s’agit. Mais quelle surprise, lorsqu’on aperçoit une figure radieuse comme le soleil ! Alors on tremble, on repousse la porte avec précipitation et l’on s’approche de la cheminée. Cependant Gabriel est le député du ciel même ; il l’annonce, il se fait entendre, de sorte que, pour s’en assurer, on le prie de montrer ses ailes afin qu’on examine quel en est le tissu et la qualité. Ce n’étaient ni des plumes de phénix, ni des plumes de faisan, mais un plumage qui n’avait pas son pareil… Cela ne contente point encore, et il faut que l’archange montre ses lettres-patentes qu’il tenait du père Éternel. Eh ! quelles lettres ! Elles étaient écrites en caractères de lumière, scellées de quatre étoiles et paraphées de la Sainte Trinité. A cet aspect, Marie ne peut plus douter de la vérité du grand événement dont Gabriel est le porteur et le messager. Elle s’excuse, elle s’incline et s’humilie, et prononce enfin le bon mot qui nous a tous sauvés. »

Il n’est pas bien sûr que ce conte du dix-huitième siècle n’obtiendrait pas aujourd’hui le même succès dans une église de village espagnol.


Tel qu’il est, le sermon est un genre faux. Il faudrait avoir le courage de le remplacer par une simple allocution familière, prise dans les choses de la religion ou l’expérience de la vie.

« Je constate, dit le père Longhaye, qu’à la suite des pseudo-Lacordairiens, très factices et très convenus, le factice et le convenu ont pénétré et règnent souvent dans la chaire contemporaine… Je ne rejette de la chaire aucun ton, aucune nuance d’éloquence ; je veux seulement y entendre un homme qui parle, une âme qui parle à mon âme, selon les très vraies et très profondes lois de la légitime nature, et non d’après une pure forme traditionnelle[91]. »

[91] Cité par Pierre Lhande, le Père Longhaye, p. 117.

Ce qu’il faudrait peut-être supprimer, c’est la chaire, ce tremplin en bois qui n’est bon qu’à dénaturer la voix humaine et à déformer le débit. Quittez le spectacle de la rue, où tout est naturel, les rumeurs et les gestes, et entrez dans une église où l’on prêche. Vous voilà immédiatement transporté dans l’artificiel. Ces déclamations menaçantes, ce ton chromatique, cette emphase pédante, ce retentissement de mots vides, vous les retrouvez dans toutes les églises, dans toutes les chaires de France.

Rien n’est plus facile à faire qu’un sermon. Bossuet prêchait à l’âge de douze ans dans le salon de Mme Rambouillet. Diderot écrivait des sermons pour des prêtres qu’il connaissait. Un missionnaire les lui payait cinquante écus pièce. « A ce prix, disait-il, j’en ferais tant qu’on voudra. »

Avec un peu d’imagination et de style, on arrive aisément à rédiger un sermon à peu près passable. Cette facilité explique qu’il y ait tant de mauvais sermons, mais n’explique pas qu’il y en ait si peu de bons, et qu’un esprit mieux doué ne s’y montre pas tout à coup supérieur. Il y a là des raisons de facture et de procédés qu’il serait intéressant d’éclaircir.

Et d’abord, comment fait-on un sermon ? Rien de plus simple. On prend un texte ; de ce texte on tire des développements, on fait sortir des idées, un plan, des divisions, des subdivisions, premier point, deuxième point, troisième point ; on établit ses preuves, on affirme, on démontre, on accumule les paraphrases, les interprétations, les allégories et les clichés… Et cela s’appelle un sermon.

Il y a deux sortes de sermons : le sermon improvisé et le sermon écrit. Les partisans de l’improvisation prétendent qu’elle est la pierre de touche de l’éloquence. « On n’est orateur, disent-ils, que si l’on parle d’abondance. La véritable éloquence consiste dans le don immédiat de la parole, et non pas dans une rédaction de phrases savamment et longuement préparées. Un Lamartine soulevant l’enthousiasme, un avocat réfutant un adversaire, voilà la vraie éloquence… L’éloquence est une inspiration spontanée et non un ajustage laborieux qui calcule ses effets, ses arguments, ses exclamations. Sans cela, avec du travail et de la patience, tout le monde pourrait être orateur. »

Certaines personnes croient, en effet, qu’avec de l’aplomb et en possédant bien son sujet, tout le monde est capable de parler. C’était l’avis de Socrate.

« Socrate, dit un critique de bon sens, tenait ce langage après que l’étude, la méditation, l’exercice, la connaissance de l’homme et des hommes, et tout ce que la culture peut ajouter à un beau naturel, avaient fait de lui, non seulement le plus subtil des dialecticiens, mais le plus éloquent des sages. Bon Socrate, aurait-on pu lui dire, vous qui méprisez l’art dans l’éloquence, croyez-vous ne devoir qu’à la simple nature les agréments, la variété, l’abondance, qu’on admire dans vos discours ? Vous êtes riche ; laissez-nous travailler à le devenir[92]. »

[92] Rhétorique nouvelle, par M. Ordinaire, p. 200.

Me Henri-Robert n’a pas grande confiance dans la facilité oratoire que de fortes études n’ont point précédée et que le travail ne soutient pas. « Elle pourra, dit-il, donner des premiers succès éclatants, gros de promesses en apparence. Mais, grisé par ses débuts, l’avocat qui se fiera uniquement à sa facilité pour réussir n’ira pas loin[93]. »

[93] L’Avocat, par Henri-Robert, p. 29.

Quelques auteurs conseillent la demi-improvisation, c’est-à-dire la méthode qui consiste à faire d’abord un plan, à noter les points de repère et les idées principales, en laissant la porte ouverte aux développements possibles. Le conseil n’est pas non plus sans danger ; on peut toujours se demander s’il ne vaut pas mieux se fier à sa mémoire plutôt qu’à sa verve.

Ces questions seront encore longtemps discutées. Ce qui est sûr, c’est que les maîtres de l’art oratoire, Démosthène, Cicéron, Bossuet, Bourdaloue, écrivaient d’avance leurs discours et les apprenaient par cœur, et la plupart de ces discours restent encore très séduisants, tandis que les plus célèbres improvisations de Vergniaud, Mirabeau ou Gambetta ne supportent plus la lecture.

Bossuet écrivait toujours ses sermons. « Les manuscrits de Bossuet, dit l’abbé Vaillant, démontrent un travail pénible, tandis que le texte imprimé ferait croire à une improvisation où l’orateur, oubliant les règles de l’art, ne repousse aucun des termes, aucune des images qu’il croit propres à rendre sa pensée. Il reproduisait des morceaux, les mêmes dans plusieurs sermons ; il les répétait mot à mot ou quelquefois corrigés, tant pour l’idée que pour la forme[94]. »

[94] Études sur les sermons de Bossuet, p. 32, 38. Voir aussi nos deux ouvrages : Le Travail du style et Comment il faut lire les classiques.

Le plus sûr est donc de ne pas se fier à l’inspiration, et, comme Démosthène et Bossuet, d’écrire ses discours. Un jour qu’on lui demandait : « Quel est votre meilleur sermon ? » Massillon répondit : « C’est celui que je sais le mieux. » J’ignore s’il disait vrai ; mais, si le meilleur sermon n’est pas celui qu’on sait le mieux, c’est certainement celui qui est le mieux écrit. L’art de bien parler n’est pas autre chose que l’art de bien écrire, et c’est pour cela que nous avons voulu consacrer un chapitre aux sermons. L’idéal serait le sermon bien écrit et bien appris par cœur.

C’est par l’exercice de la mémoire qu’un orateur acquiert l’autorité de la parole. Les prédicateurs dominicains savent par cœur une série de sermons qu’ils adaptent à leurs différents auditoires. Ce sont des spécialistes de l’éloquence religieuse.

Le débit d’un sermon est une chose très importante, aussi importante que le fond et la forme. Le meilleur discours du monde, s’il est mal dit, ne produit aucun effet.

Un jeune abbé, neveu d’un prédicateur célèbre, étant venu saluer l’archevêque de…, ce prélat lui demanda des nouvelles de son oncle et ce qu’il faisait. « Monseigneur, dit l’abbé, il fait imprimer ses sermons. — Dites-lui de ma part, répliqua le prélat, qu’il fasse aussi imprimer le prédicateur, car les meilleurs sermons sans le prédicateur ne sauraient plaire à personne[95]. »

[95] Vigneul-Marville, t. II, p. 58.

En général, messieurs les ecclésiastiques ne travaillent pas beaucoup leurs sermons. Ils s’en débarrassent comme d’une corvée et ne sont pas difficiles sur les procédés d’exécution. Au dix-septième siècle, un professeur de style nommé Richesource se fit une réputation en enseignant l’art de transposer la prose des grands orateurs et de démarquer leurs expressions et leurs tours de phrases. On dit que Fléchier prenait des leçons chez ce charlatan d’éloquence. Fléchier n’était pas très regardant. D’Alembert dit qu’il n’hésitait pas à prendre dans les vieux sermonnaires toutes les pensées heureuses qu’il y trouvait et dont il ornait ses discours.

Il existe des manuels qui enseignent la manière de faire un sermon, qui donnent des recettes pour bâtir un plan, organiser des divisions et des subdivisions, avec des modèles sur les principaux sujets de morale et de dogme. Le patron n’a pas varié depuis le dix-septième siècle. Un sermon se fait toujours de la même façon dans tous les diocèses de France.

Ce qui n’a pas changé, non plus, c’est le mauvais style de ces discours, ce style d’amplification facile, qui consiste à répéter, les mêmes idées, comme dans ce morceau :

« Ce jour de ta justice, ce beau jour de lumière, qui éclairera, qui illuminera, qui éblouira le monde, je l’attends, Seigneur, je l’espère, je le désire avec toute l’ardeur, avec toute la fièvre de ma foi invincible et inébranlable. Oui, je le sais, j’en suis sûr, nous en avons l’assurance, ce jour viendra confondre la folie humaine, assoupie dans son indifférence, endormie dans sa volupté, engourdie dans l’oubli de Dieu. Réveil terrible, inouï, imprévu… Que ferons-nous ? Que dirons-nous ? Que répondrons-nous à ce justicier apparu sur les nuées avec la rapidité, la soudaineté, la violence de l’éclair ? Quelles paroles aurons-nous sur les lèvres ? Quelle justification sortira de notre bouche ? »

Ou encore cet autre exemple pris dans un Sermonnaire :

« Mes très chers frères, je voudrais, en traitant ce magnifique sujet, chanter un hymne à la gloire du Créateur, vous faire bien comprendre comme est belle et grande cette royauté qu’il nous adonnée sur tout ce qui nous entoure… Ne parlons plus du corps humain, de ce port noble et majestueux donné à l’homme, de cette tête élevée, de ces yeux appelés à contempler le ciel… Non, je ne veux plus revenir sur ces bras, sur ces mains, instruments de tout progrès, donnant au corps de l’homme une supériorité incomparable sur celui des autres animaux. Jusques ici, ô mon Dieu, nous admirons les belles formes que vos mains divines ont données à ce limon dont vous avez voulu former nos membres. Mais vous vous inclinez de nouveau sur votre œuvre ; quelles paroles allez-vous donc prononcer, ô Créateur à jamais adorable ? Qu’ai-je entendu ? Frères bien-aimés, écoutons et méditons chacune de ces paroles ; faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Faciamus hominum ad imaginent et similitudinem nostram, etc. »

Le discours continue sur ce ton. Un pareil style suffirait à ridiculiser les sermons les plus sérieux. Un prédicateur raillait certainement cet abus des énumérations et des divisions, quand il disait : « Il y a, messieurs, trois têtes coupées dans les Écritures : la première, tête en pique ou tête de Goliath, signifie l’orgueil ; la seconde, tête en sac ou tête d’Holopherne, est le symbole de l’impureté ; la troisième, tête en plat ou tête de saint Jean, est la figure de la sainteté. Je dis donc : plat, sac et pique ; pique, sac et plat ; sac, pique et plat, et c’est ce qui va faire le partage de ce discours. »

La parodie du sermon est aussi une chose très facile. Ce genre de charge avait même un moment gagné le théâtre. Boursault considérait comme un vrai sermon, dans l’École des femmes, le discours d’Arnolphe à Agnès, où il est question de l’enfer et de chaudières bouillantes.

« Je ne me porterais pas garant, dit Jules Lemaître, de l’entière orthodoxie de la pensée et des intentions de Molière. Si l’on met à part les chefs-d’œuvre de nos grands orateurs chrétiens, il est certain que le « discours moral » d’Arnolphe ne ressemble pas mal à la moyenne des sermons religieux, en reproduit avec un peu d’exagération scénique le tour et le style, surtout le ton affirmatif et la grossièreté des arguments. Arnolphe prenant tout à coup pour exécuter son abominable plan le langage de la chaire chrétienne, et ce langage s’adaptant le mieux du monde à la pensée de l’ingénieux tyran et paraissant lui être naturel, voilà qui donnait à songer. Nous comprenons que les « faux dévots » et peut-être aussi quelques dévots sincères se soient scandalisés, et que les ennemis de Molière aient exploité et traduit cette indignation[96]. »

[96] Jules Lemaître, Impressions de théâtre, 2e série, p. 67.

C’est ce moule-cliché, ce sont ces procédés artificiels du sermon, avec ses divisions et subdivisions arbitraires, qui continuent à maintenir l’éloquence de la chaire dans un état d’incroyable décadence. Il faudrait avoir le courage de supprimer ces vieux gaufriers. Tout le monde en demeure d’accord, et chacun reconnaît qu’une pareille réforme est une chose impossible. L’habitude est prise. Hors de ces conditions de facture, un sermon ne serait plus un sermon. Il faut donc en prendre son parti ; et, puisqu’on ne peut briser le cadre, tâcher du moins de sauver le sermon par le style.

C’est ce qu’a fait Bossuet. Le grand orateur a beau conserver les anciennes formules, rhétorique podagre, amplifications surannées, allégories, subtilités et commentaires, il a vaincu l’artifice, et, à force de génie, il a eu la gloire d’être, dans le plus faux de tous les genres, le plus grand créateur de style qui ait jamais paru. Sa phrase foudroyante, la magnificence de sa diction, sa perpétuelle explosion d’images gardent une modernité qui fait dire, par exemple, à des spécialistes de la langue comme M. Brunot, que Bossuet a plus abusé du substantif que les romanciers réalistes de notre époque. La splendeur de cette prose fait oublier la routine des démonstrations.

C’est donc Bossuet qui doit être le modèle des orateurs chrétiens, et ce n’est que par l’éclat de la forme qu’ils arriveront comme lui à rajeunir le sermon. Pour cela, il faut renoncer à tout prix au style banal, au style poétique, qui est le style obligatoire des prédicateurs.

Entrez de plain-pied dans votre sujet, contentez-vous d’un plan très simple, et laissez jaillir les pensées qui se presseront certainement sous votre plume, si votre sensibilité et votre imagination ont été préparées et fécondées par les lectures avec lesquelles Bossuet lui-même entretenait son propre génie. Suivez sa méthode. Bossuet était un grand théologien qui affectait de ne voir dans la littérature qu’un moyen d’enseignement doctrinal. Ce dédain de la beauté littéraire ne l’a pas empêché de travailler sans cesse à perfectionner son style par la lecture assidue des Pères de l’Église, comme nous le verrons plus loin, au chapitre de la Traduction.

On peut suivre pas à pas l’évolution des procédés oratoires de Bossuet, depuis les débuts de sa carrière. Avant d’atteindre la pompeuse sécheresse des Oraisons funèbres, Bossuet avait déjà parcouru toutes les étapes du réalisme. La trivialité de ses premiers discours, celui sur saint Gorgon, par exemple, annonce l’audace et la verve des futurs sermons sur la Passion, où l’orateur n’a pas peur des mots, les « coups de bâton », la « casaque », son « corps écorché », les « crachats de la canaille », etc…

Même plus tard, c’est-à-dire à partir de 1660, devenu plus sévère et plus délicat, Bossuet ne renonce pas au réalisme. Il s’en excuse, mais il l’emploie. « L’éloquence, dit l’abbé Maury, partage avec la poésie le privilège de revêtir d’expressions nobles des objets et des images qui, sans cet artifice, ne sauraient appartenir au genre oratoire. Bossuet excelle dans ce talent ou dans cette magie d’assortir les récits les plus populaires à la majesté de ses discours. Le songe de la princesse palatine eût embarrassé, sans doute, un autre orateur ; et il faut avouer que l’histoire d’un poussin enlevé par un chien sous les ailes de sa mère n’était pas aisée à ennoblir dans une oraison funèbre, où la narration d’un pareil songe ne semblait guère pouvoir être admise. Bossuet lutte avec gloire contre la difficulté de son sujet ; et d’abord il se hâte d’imprimer un respect religieux à son auditoire. « Écoutez, s’écrie-t-il, et prenez garde surtout de n’écouter point avec mépris l’ordre des avertissements divins et la conduite de la grâce. Dieu, qui fait entendre ses vérités sous telles figures qu’il lui plaît, continue à instruire la princesse comme autrefois Joseph et Salomon ; et durant l’assoupissement que l’accablement lui causa, il lui mit dans l’esprit cette parabole, si semblable à celle de l’Évangile : elle voit paraître ce que Jésus-Christ n’a pas dédaigné de nous donner comme une image de sa tendresse, une poule devenue mère, empressée autour de ses petits, qu’elle conduisait. »

« Voyez avec quel art admirable l’orateur rapproche toutes ces allégories d’une imagination riche et brillante, l’intervention de la Divinité, la préparation oratoire d’un sommeil mystérieux, le songe de Joseph, celui de Salomon, la parabole de l’Évangile. Il vous familiarise d’avance avec le merveilleux, en vous environnant d’un horizon qui vous présente de tous les côtés de pareils prodiges ; et, par ses ornements accessoires, il vous prépare, il vous amène à entendre sans surprise les détails d’un rêve où il n’est question que d’une poule, dont il semblait impossible, ou, pour mieux dire, presque ridicule de parler[97]. »

[97] Maury, Éloquence de la chaire, p. 23.

Une autre fois, dans le même discours, Bossuet n’hésite pas à employer les mots les plus familiers. « On ne peut retenir ses larmes, dit-il, quand on voit cette princesse épancher son cœur sur de vieilles femmes qu’elle nourrissait. Otons vitement, disait-elle, cette bonne femme de l’étable où elle est, et mettons-la dans un de ces petits lits. Je me plais à répéter ces paroles, malgré les oreilles délicates ; elles effacent les discours les plus magnifiques, et je voudrais ne plus parler que ce langage. Malheur à moi, si dans cette chaire j’aime mieux me chercher moi-même que votre salut, et si je ne préfère à mes invitations, quand elles pourraient vous plaire, les expériences de cette princesse qui peuvent vous convertir ! Je n’ai regret qu’à ce que je laisse. »


En résumé, il n’existe qu’un modèle et qu’un Sermonnaire : c’est Bossuet. En dehors de lui, toute imitation est inutile, tout enseignement est vain, Bossuet représente à lui seul la langue oratoire, la forme souveraine, la leçon totale, le plus beau spectacle de création parlée que nous offrent les Lettres françaises.

Quant aux autres orateurs classiques, je ne crois pas qu’on trouve beaucoup de profit à lire des sermons comme ceux de Massillon, qui sont des modèles de banalité supérieure, ou ceux de Bourdaloue, dont la belle éloquence laïque est essentiellement inféconde.

C’est à Bossuet qu’il faut toujours en revenir.

Quand on dit qu’il faut étudier Bossuet, il s’agit, bien entendu, de s’assimiler sa tournure d’esprit, son effort d’écrire, son besoin d’originalité, la séduction de sa forme, et non pas de copier des passages de ses sermons. Il existe des Répertoires qui contiennent des passages entiers de Bourdaloue ou de Bossuet, destinés à être appris par cœur par MM. les ecclésiastiques. Le fait s’est produit, il y a quelques années à Toulon ; un prédicateur étranger se fit pendant le Carême une réputation de grand orateur dont tout le mérite revenait à Bossuet.

On peut étudier Bossuet sans tomber dans de pareils plagiats. Les sermons de Bossuet devraient être le bréviaire de tous les prédicateurs. Ses sujets n’ont pas vieilli et ne peuvent pas vieillir, parce que ce sont les thèmes éternels de l’éloquence chrétienne, grandes fêtes, dogmes catholiques, la Pénitence, la Purification, la Rédemption, la Passion, la Providence, l’Épiphanie, Noël, Pâques, nos péchés, nos repentirs, l’orgueil et la misère de l’éternel cœur humain. L’Église n’a pas varié son enseignement. Ses sources d’inspiration s’épanchent intarissablement par la voix immortelle de Bossuet. C’est là qu’il faut aller se former, se retremper, se renouveler et se rajeunir.

 

Publié le 13/09/2024 / 17 lectures
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