L'ancre a bien été ajoutée. Vous retrouverez l'ensemble de vos ancres dans la rubrique Reprendre ma lecture

"Comment on devient écrivain" d'Antoine Albalat - 1925
Chapitre 9 : Ce que doit être la critique littéraire (Suite)

PARTAGER

 

Les difficultés de la critique. — L’envahissement des livres. — Comment juger un livre. — Un devoir d’élèves. — La critique irascible. — Les critiques à lire : Sainte-Beuve, Jules Lemaître, Émile Faguet, Philarète Chasles, Gustave Planche, Vacquerie. — George Sand et la critique. — Les enseignements de la critique.

 

La vérité, c’est que la Critique est un art très difficile, qui exige non seulement une tournure d’esprit spéciale, mais beaucoup de culture et de goût. On s’étonne que le premier venu puisse se croire capable d’apprécier un roman ou une pièce de théâtre, sans avoir jamais fait du roman ni du théâtre. Pour être réellement bon juge, ne faudrait-il pas avoir mis soi-même la main à la pâte, comme le voulait Flaubert ?

Tout bien réfléchi, je ne le crois pas. La compétence technique a aussi ses inconvénients. Les gens du métier sont injustes pour leurs rivaux. On se heurte aux antagonismes d’écoles et de procédés. « Si on est soi-même producteur et artiste, dit Sainte-Beuve, on a un goût décidé qui atteint vite la restriction ; on a son œuvre propre derrière soi ; on ne perd jamais de vue ce clocher-là. » Et Sainte-Beuve conclut en disant : « Pour être un grand critique, le plus sûr serait de n’avoir jamais concouru, en aucune branche, sur aucune partie de l’art. » Les deux théories peuvent se défendre. Sainte-Beuve n’a pas été plus mauvais critique pour avoir écrit Volupté et Joseph Delorme, et Gœthe fut à la fois bon auteur et bon critique.

Je crois qu’on peut être en même temps mauvais producteur et bon juge, et qu’un écrivain ordinaire est parfaitement capable de comprendre le style et les procédés des grands écrivains. Le don critique est très différent du don de production. L’idéal serait d’avoir les deux vocations, comme Fromentin, qui fut également bon peintre et bon critique d’art.

On nous trouvera peut-être un peu sévère pour la Critique et messieurs les critiques. J’admire pourtant sincèrement ceux qui ont le courage de donner publiquement leur opinion. C’est une mission délicate, qui n’aboutit trop souvent qu’à mécontenter tout le monde. Le public reproche aux critiques de faire très mal leur métier, de louer des œuvres insignifiantes, de ne pas mentionner les œuvres de valeur. On ne soupçonne pas les angoisses du malheureux bibliographe chargé de mettre les lecteurs au courant de la production contemporaine.

« Personnellement, dit M. de Pawlowski, je rends compte de dix volumes par mois, alors que j’en reçois dix par jour. Le critique littéraire doit donc faire une formidable sélection. Il choisit les œuvres intéressantes, il ne parle que de celles-là. Imaginez un instant qu’il lui faille rendre compte indistinctement de tous les livres nouveaux qui paraissent, qu’il soit contraint de parler un jour du nouvel indicateur d’été des chemins de fer, le lendemain du guide des plaisirs nocturnes de Paris et le surlendemain d’un recueil de calembours pour le jour de l’an, on aurait vite fait de parler de l’abaissement inouï de la critique littéraire.

« C’est exactement ce qui se passe pour la critique dramatique. Nos journaux quotidiens ont presque supprimé la critique littéraire, l’ouvrage le plus considérable passe inaperçu ; quant à la critique d’art, c’est à peine si l’on consacre, dans le compte-rendu des Salons, trois lignes à un tableau ou à une sculpture qui réclama de son auteur dix ans de travail désintéressé. On se croit obligé, au contraire, par habitude, de rendre compte du plus insignifiant vaudeville joué par un théâtre d’amateur, qui prend pour la circonstance un nom ronflant d’avant-garde[85]. »

[85] Candide, 8 mai 1924.

Il faut bien le dire aussi : Beaucoup de lecteurs de journaux ne lisent pas la critique littéraire. « C’est pourquoi, à notre époque, où le journal est devenu un agent d’information universelle, faisant voisiner dans ses colonnes les radio-télégrammes de Tombouctou avec les questions d’hygiène scolaire et les derniers « tuyaux » de Chantilly, la place de la critique littéraire s’y trouve calculée d’une façon tout empirique et arbitraire, d’après l’importance relative qu’elle est censée avoir pour la moyenne des lecteurs. Une colonne et demie ou deux colonnes par semaine, c’est la mesure adoptée un peu partout.

« Au surplus, si les critiques dramatiques sont tous peu ou prou auteurs dramatiques, les critiques littéraires font tous des livres, pour lesquels leurs confrères en critique ont des égards, ce qui entraîne à des politesses réciproques, à toute une politique, à toute une comptabilité. Il ne s’agit pas ici d’intérêts littéraires, mais d’intérêts sociaux, d’intérêts mondains, car un livre peut très bien réussir sans la critique et même contre elle, et la critique ne contribue guère à la formation des réputations. Elle ne peut que les contrôler, ce qui est déjà beaucoup. La critique ne « lance » plus les livres[86]. »

[86] André Billy et Jean Piot, le Monde des Journaux, p. 96.

Ne pouvant faire un choix dans l’avalanche des volumes qui se publient, le critique littéraire est obligé de signaler d’abord les ouvrages qu’on lui recommande, ceux qui portent un nom connu, ceux qui ont obtenu des prix littéraires. Il tâche ensuite de parcourir les autres volumes, et il s’aperçoit, au bout de l’année, qu’il n’a pas lu le quart des livres parus, et qu’il est, par conséquent, dans l’impossibilité matérielle de découvrir le fameux chef-d’œuvre toujours si impatiemment attendu. Et les rancunes qui poursuivent le malheureux rédacteur bibliographique ! Qu’un exemplaire dédicacé tombe entre les mains d’un confrère qui le prête ou le vende, l’auteur le retrouve sur les quais, et le lendemain un écho de l’Intransigeant vous reproche votre indélicatesse. Si l’on faisait un ouvrage sur les critiques critiqués, on verrait qu’ils reçoivent peut-être plus de coups qu’ils n’en donnent, et que les plus tolérants ne sont pas toujours les plus épargnés…

Enfin, pour l’instant, le livre est là, entre vos mains. Vous l’avez lu et bien lu. Qu’allez-vous faire ? Comment en parler ? Que faut-il dire ?… Il y en a qui font de l’esprit et causent de toute autre chose. D’autres découragent les lecteurs par leur cuistrerie fatigante.

Le mieux est de résumer d’abord le sujet. Résumez l’ouvrage, jugez-le en toute simplicité ; dites en quoi et pourquoi il vous paraît bon ou mauvais. Le lecteur se méfie. C’est à vous de gagner sa confiance.

Tous les auteurs n’aiment pas qu’on raconte à l’avance leur sujet. Le vicomte d’Arlincourt écrivait au journaliste Charles Maurice, en lui envoyant son livre Les Écorcheurs : « Veuillez constater le succès des Écorcheurs dans une annonce pour demain, en attendant les grands articles. Vous seriez bien aimable d’en faire plusieurs. Mais, je vous le demande en grâce, point d’analyse. Cela déflore mon roman et ôte l’envie de le lire. Quand les secrets du livre sont sus d’avance, le charme est détruit. Traitez-moi en ami[87]. »

[87] Histoire anecdotique du théâtre et de la littérature, t. II, p. 54.

D’Arlincourt avait tort. Beaucoup de lecteurs, les femmes surtout, sont impatients de connaître le sujet, et vont d’abord à la dernière page, pour savoir « comment ça finit », sans que cela leur ôte l’envie de lire le volume.

....................

Les conseils qu’on peut donner, pour l’enseignement d’une bonne méthode critique, peuvent se ramener à deux ou trois principes très simples.

Pour bien juger un livre, il faut se demander d’où il vient, à quelle école il se rattache, en quoi consiste son originalité, ce qu’il apporte de nouveau, sa genèse, son histoire, son but, ses idées et son art. Vous examinerez ensuite la valeur du sujet, la vie des personnages, la vérité humaine, la qualité de la facture et du dialogue, les rapprochements que dégage l’œuvre… Ces éléments d’examen suffisent pour un compte rendu ordinaire ; mais on peut élargir les points de vue. Prenons un devoir qui a été donné dernièrement à des élèves de seconde. On demandait d’indiquer le but que Bernardin s’était proposé en écrivant Paul et Virginie. La réponse générale fut que l’auteur aurait voulu démontrer que la vie champêtre était préférable à l’existence des grandes villes. Que nous montre-t-on, en effet ? Une famille vivant heureuse dans un lointain pays, tant qu’elle demeure hors des atteintes de la civilisation. Le bonheur de cette famille est détruit le jour où on cède à la tentation d’envoyer Virginie faire fortune en France. Cette résolution jette le trouble dans l’âme des parents et désespère deux enfants, qu’un amour naissant rendait déjà inséparables. Virginie s’embarque pour l’Europe. Douleurs de l’absence, attente du retour ; puis, le voyage, le naufrage et la mort. L’auteur a atteint son but… Ce développement obtint de très bonnes notes. La thèse n’était pas mauvaise.

Il y avait cependant quelque chose de plus à demander, même à des élèves. On pouvait mettre en lumière des considérations aussi intéressantes qu’une étude sur les intentions de l’écrivain. On eût pu, par exemple, essayer d’indiquer les origines de Bernardin de Saint-Pierre, qui sort directement de Rousseau, étudier son style descriptif, fait de sensations si vivantes ; signaler l’entrée en scène de la description exotique, le sentiment de la nature, l’émotion si profondément humaine de cette idylle, admirée par des réalistes comme Maupassant et Flaubert. Enfin, chaque élève pouvait noter les qualités d’exécution qui l’avaient frappé. Ces questions valaient la peine d’être traitées, même par de jeunes esprits critiques.


Il y aurait encore bien des conseils à proposer. Il faut nous borner.

En tous cas, retenez bien une chose, c’est qu’il ne suffit pas d’avoir raison, de penser justement, d’être dans la vérité littéraire. Vos opinions n’auront d’autorité que si vous les exprimez noblement, impartialement, avec sévérité s’il le faut, mais sans méchanceté et sans colère et, par conséquent, sans vous fâcher.

MM. les critiques sont, en général, des gens irritables. Il y en a qui s’énervent et ne peuvent supporter la contradiction. Racine était très sensible à la critique et avouait qu’elle lui donnait plus de chagrin que les louanges ne lui causaient de plaisir. Montesquieu en souffrait aussi. Pellisson raconte qu’un jeune auteur fut si malheureux de la façon dont on jugea sa pièce, qu’il s’en retourna de dépit dans sa province. Les jeunes gens d’aujourd’hui se découragent moins vite.

On a dit que Le Batteux avait tenté de se suicider en voyant le peu de vogue de ses ouvrages. Newton ne voulait pas publier son Traité sur l’optique, à cause des objections qu’on lui faisait. « Je me reprocherais mon imprudence, disait-il, si j’allais perdre une chose aussi réelle que mon repos pour courir après une ombre. » On dit que Pythagore, ayant fait quelques remarques un peu rudes à un de ses disciples, celui-ci alla se pendre, et depuis ce temps le grand philosophe ne reprit plus personne en public. D’Israëli cite, dans son Recueil, un homme qui « était tombé dans une si profonde tristesse, à cause de quelques vers qu’on avait faits contre lui, qu’il en mourut ». Il ajoute que « George de Trébizonde mourut de chagrin après avoir vu les fautes de sa traduction de Ptolémée censurées par Regiomontanus. » « L’histoire littéraire, dit-il, fait connaître la destinée de beaucoup de personnes qui, à proprement parler, sont mortes de la critique. »

Il faut avoir l’âme plus forte, ne tuer personne et ne pas se laisser mourir soi-même.


Je crois qu’il serait peut-être utile, en terminant ce chapitre, d’indiquer les noms de quelques auteurs dont la lecture nous paraît indispensable pour la bonne formation de l’esprit critique. Rien n’est plus profitable que de connaître les jugements de ceux qui furent par excellence des excitateurs littéraires. Il est important de savoir, par exemple, ce que pensaient Faguet ou Jules Lemaître sur tel ou tel écrivain, d’abord pour ne pas répéter ce qu’ils ont dit, ensuite pour l’éveil d’idées que vous donneront leur tournure d’esprit et l’originalité de leurs appréciations. Les critiques se peignent en critiquant ; on les lit pour leur talent ; ils nous intéressent autant que les auteurs qu’ils expliquent. Nous ne sommes pas fâchés, par exemple, de savoir par quelles raisons Veuillot et Barbey d’Aurevilly peuvent justifier leur violent éreintement des Contemplations et de la Légende des siècles.

Dire qu’il faut lire les critiques, c’est dire qu’il faut lire d’abord Sainte-Beuve. Admirable pour l’étude des classiques, Sainte-Beuve ne fut pas un homme d’avant-garde ; il n’a pas pressenti l’avenir ; il n’a compris ni Stendhal, ni Baudelaire, ni Balzac, et il n’a pas soupçonné le mouvement littéraire qui s’annonçait, à tort ou à raison, avec Flaubert et Goncourt. On ne peut pas dire non plus que Sainte-Beuve ait été un critique de métier spécialement attiré par l’étude du style, bien qu’il ait quelquefois analysé de très près les procédés d’écrire, et notamment, dans ses deux volumes sur Chateaubriand, le mécanisme descriptif de la prose d’Atala et des Martyrs.

Malgré ces hésitations et ces flottements, Sainte-Beuve reste le seul juge qui fasse encore autorité de nos jours. La lecture de ce vaste répertoire des lettres françaises, comparable aux Mémoires de Saint-Simon, à la Comédie humaine de Balzac ou au théâtre de Shakespeare, renouvellera votre inspiration et entretiendra votre verve, car cette œuvre prend ses racines dans un champ de culture très étendu, qui va des grandes idées classiques jusqu’au dernier renseignement bibliographique. En général, Sainte-Beuve voit juste, en profondeur et en nuances. Quelques-unes de ses sévérités, qui paraissaient choquantes, il y a cinquante ans, sont aujourd’hui à peu près admises. Ainsi le Chateaubriand qu’il nous a légué a bien des chances d’être définitivement celui de la postérité.

Je ne recommanderai pas longuement la lecture de Jules Lemaître, Émile Faguet et Brunetière, encore trop proches de nous pour qu’on les ait oubliés.

Jules Lemaître est à lire, pour le ton extraordinaire de son style et sa forte simplicité de diction. Personne n’a jamais écrit avec une étreinte si familière, tant de bonhomie émue, tant de sensibilité contagieuse.

Pour Émile Faguet, ses Politiques et Moralistes et ses Études sur le dix-huitième et le dix-neuvième siècles sont des œuvres de tout premier ordre. Nous n’avons pas eu, depuis Sainte-Beuve, un critique qui ait possédé à ce suprême degré l’esprit d’assimilation et de filtration. On peut seulement regretter que Faguet, vers la fin de sa vie, ait trop écrit d’articles sur un ton de conversation à la portée de tous les mauvais imitateurs. On a effroyablement pastiché Faguet. J’en connais qui croient s’être fait une originalité, en écrivant des phrases de ce genre :

« Il est intéressant, très intéressant, de lire ces petits auteurs du dix-huitième siècle. Ils sont souvent prétentieux, quelquefois même ridicules ; mais enfin ils ont des qualités, de très grandes qualités… Leur sommes-nous vraiment supérieurs ? C’est une autre question. Je n’en suis pas très sûr. Je n’en suis pas très sûr, parce qu’au fond, avec plus d’orgueil (c’est un fait), nous avons plus de vanité. »

Ou encore :

« Il y a beaucoup de poètes, il y a trop de poètes, il n’y a pas assez de poètes. Ceci peut sembler un paradoxe ; mais regardez les choses d’un peu près, et vous tomberez d’accord avec moi que nous avons certainement trop de poésies, et certainement aussi que nous avons très peu de bons poètes. »

Ou encore ceci :

« Je disais dernièrement que les femmes ont l’esprit faux ou, si vous aimez mieux, une sorte de faux esprit pratique. Je le disais, mais je n’en étais pas très sûr, et, n’en étant pas très sûr, je suis heureux d’avoir lu le livre de M. X…, livre original, touffu, ouvertement écrit en faveur des femmes. L’auteur expose des arguments qui confirment ma thèse, et d’autres arguments aussi qui la détruisent, je le reconnais. Il est possible, il est très possible que j’aie tort, et que j’aie tort même en ayant raison, etc… »

Voilà le pastiche-Faguet. Il est devenu une profession.

Quelqu’un qu’on ne songe pas à pasticher, c’est Brunetière. Celui-là n’eut d’autre mérite que d’être un érudit qui a passé sa vie à étudier, non pas la littérature, mais l’histoire de la littérature. En dehors de son attirail livresque, Brunetière représente assez bien l’absence de toute espèce d’originalité. Il prenait pour des idées personnelles la manie du classement, l’abus de la logique et certaines inventions stériles, comme sa théorie de l’évolution des genres, qui n’avait pas l’ombre du sens commun et à laquelle il fut promptement obligé de renoncer. Ses conférences à l’Odéon et sonManuel de l’histoire de la littérature française restent néanmoins d’excellents guides de travail.

Il y a un critique injustement oublié et qu’on a le tort de lire toujours trop tard. C’est Philarète Chasles, un passionné d’histoire et d’érudition, qui a débroussaillé bien des sentiers où l’on se promène aujourd’hui à l’aise, et qui fut un des premiers à propager le goût des littératures étrangères et l’amour de nos vieux classiques. Philarète Chasles avait un style fruste, pédant, mais sanguin et dont la forte allure éclate surtout dans ses Mémoires trop peu lus.

Philarète Chasles n’est pas le seul critique oublié. On ne fréquente plus beaucoup Villemain, qui a pourtant laissé une réputation respectable. Villemain a rôdé toute sa vie autour de la littérature, et, s’il est vrai qu’il n’en a compris que les idées et les doctrines, son goût, sa noblesse d’esprit, son éducation classique lui donnèrent pendant très longtemps l’autorité d’un patriarche intellectuel. Son mérite (Philarète Chasles le signale)[88], c’est d’avoir fondé en France l’Histoire littéraire, et « d’avoir ouvert la route des littératures comparées », que Chasles lui-même devait encore exploiter et agrandir. Villemain a fait rentrer la Critique dans l’Histoire, comme Buffon et Montesquieu ont fait rentrer la Science et le Droit dans la Littérature.

[88] Mémoires, t. II, p. 173.

Les vieux articles de Gustave Planche ne sont pas non plus à dédaigner et, bien que froidement écrits, contiennent des enseignements du plus vif intérêt. Le recul du temps permet aujourd’hui de ne plus trouver si injustes les sévérités avec lesquelles ce négateur impitoyable a jugé l’œuvre de Victor Hugo, et particulièrement son théâtre.

Nisard est lui aussi un homme à connaître. Auteur d’une Histoire de la littérature française qui, malgré ses parti-pris et ses lacunes, demeure un spécimen très séduisant de jansénisme littéraire, Nisard n’était pas du tout le cuistre que nous dénoncent les boutades romantiques de Victor Hugo et de Vacquerie. C’était un homme aimable et de beaucoup d’esprit, qui garda toujours quelque chose de sa première jeunesse élégante. Même à l’époque où il dirigeait l’École normale, on le voyait au café Voltaire, en « habit noir, lorgnon, pantalon gris-perle, bottes fines et luisantes », en homme qui « a lu le Brummel de son ami secret, le romantique Barbey d’Aurevilly ».

Il faudrait peut-être lire aussi un ouvrage qui eut du succès autrefois, les Profils et Grimacesd’Auguste Vacquerie, si l’on veut voir à quel excès de violence l’École romantique a poussé le mépris de nos grands classiques. De pareilles négations dépassent les bornes de la cécité et font aujourd’hui sourire ; il faut cependant savoir les comprendre ; l’ouvrage de Vacquerie est à cet égard un document très curieux.


Résumons-nous :

Ce n’est pas tout que de lire et de chercher du profit dans la lecture des autres. Il faut soi-même apporter sa pierre à la construction commune. Le grand reproche qu’on fait à la Critique, c’est d’être stérile. La critique explique, commente, mais n’enseigne rien ; et, quand elle se pique d’enseigner, elle se noie dans l’idéologie ou le didactisme, comme le prouvent l’Art d’écrire de Rondelet et l’Art d’écrire de M. Payot.

Un vrai critique doit proposer une doctrine, dégager une démonstration. Taine eut des théories ; Villemain faisait de l’histoire. Chasles comparait les valeurs. Jusqu’ici on n’a rien bâti de solide, faute de tuf et de fondations.

« La Critique n’existe pas encore, dit George Sand, et fait généralement plus de bruit que de besogne. Si vous pouviez mettre la main sur la vraie, vous feriez une fière trouvaille et une révolution en littérature. Mais où la pêcher ? Je ne saurais vous dire. Avec la réflexion pourtant, vous verriez pourquoi, avec tant de talent et de savoir, les critiques ne font que donner des coups d’épée dans l’eau[89]. »

[89] Cité par Mme Pailleron, les Derniers Romantiques.

« La Critique est encore à créer, dit Flaubert ; on n’arrivera à rien tant qu’on n’aura pas fait l’anatomie du style. J’ai frappé sur la poitrine de tous ces cocos-là, les Villemain, les Cuvillier-Fleury, les Saint-Marc Girardin ; il n’y a rien là dedans. »

Dans sa correspondance avec Gœthe, Schiller parle d’une « critique nouvelle » qu’il voulait « fonder sur une méthode génésiaque, si toutefois cette méthode est possible, ce que je ne sais pas encore ».

Je crois, pour ma part, qu’elle est possible, et que c’est même la seule bonne, la seule vraie, celle qui permettra d’en finir avec les idées générales et les explications abstraites. Étudions les ouvrages de style, non en dehors du style, mais par le style, non par les idées, mais par la forme. La matière est sous nos yeux : interrogeons-la, décomposons-la. Si l’on publiait une Histoire de la littérature française d’après ces principes, on se convaincrait aisément qu’il n’y a jamais eu chez nous qu’une seule école, et que depuis trois siècles tous nos auteurs se sont engendrés les uns les autres par une unité de procédés qui s’est perpétuée jusqu’à Flaubert. Il s’agirait, en somme, de fonder une sorte d’embryogénie des talents, qui enseignerait comment ils se forment, quel est leur noyau constitutif, les éléments qu’y ajoutent l’assimilation et les lectures, et peut-être alors arriverait-on à reconstituer les procédés d’exécution d’une œuvre et l’originalité productrice d’un écrivain.

J’ai moi-même essayé, avec mes faibles moyens, de mettre en pratique cette méthode, en expliquant dans mes ouvrages comment on peut se former soi-même et comment se sont formés les grands écrivains. Malgré les railleries de certains confrères, qui persistent à ne vouloir connaître que les titres de mes livres, je reste plus que jamais convaincu avec Flaubert que l’anatomie du style doit être le grand principe des études littéraires, comme l’anatomie humaine et la dissection sont le fondement des bonnes études médicales.

 

Publié le 13/09/2024 / 17 lectures
Commentaires
Connectez-vous pour répondre