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"Comment on devient écrivain" d'Antoine Albalat - 1925
Chapitre 8 : Ce que doit être la critique littéraire

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La vraie critique. — La lecture et la critique. — Les divergences d’opinions. — Lamartine critique. — Dante et Tolstoï. — La morale et la critique. — Les parti-pris de la critique. — L’influence de la littérature. — Les lois littéraires. — La mauvaise critique. — La critique-cliché.

 

Rien n’est plus facile que de faire de la critique littéraire. Quand on dit : « Ce livre est stupide. L’auteur n’a aucun talent », on fait de la critique littéraire. La critique littéraire consiste à dire son opinion. Tout le monde a le droit d’exprimer une opinion. Les personnes les plus incompétentes sont même quelquefois les plus affirmatives. Les ignorants ne doutent jamais d’eux-mêmes… Je causais un jour avec un honorable commerçant, grand liseur de romans et qui, comme Charles Bovary, « aimait à se rendre compte ». A force de nous entendre parler d’Homère, il se décida à le lire. Le malheureux, malgré toute sa bonne volonté, ne put achever l’Iliade ; et, sachant désormais à quoi s’en tenir, il nous disait en riant, avec une condescendance amicale : « Allons, allons, vous êtes des farceurs… Vous répétez ce qu’on vous a dit. » Évidemment, personne ne pourra jamais démontrer à cet homme que l’Iliade est un chef-d’œuvre, et l’Odyssée une histoire plus amusante que Simbad le marin. Que de prétendus critiques pensent comme ce commerçant !

Pour faire de la bonne critique littéraire, il faut d’abord aimer la littérature, et ce n’est pas un mince mérite. Aimer la littérature, cela ne consiste pas à être au courant de l’actualité et à lire des romans ; aimer la littérature, c’est se passionner pour les classiques, pour Montesquieu, Rousseau, Bossuet, Montaigne et tous les grands écrivains, en dehors de toute préoccupation d’écoles. Or, il faut bien l’avouer, les trois quarts de nos jeunes critiques ignorent les classiques, n’ont ni le temps ni le courage de les lire, et ne connaissent de la littérature française que les jugements des Manuels et quelques vagues extraits d’auteurs. « L’ignorance des gens de lettres est monstrueuse, disait Flaubert. Il n’y a pas huit hommes de lettres qui aient lu Voltaire. »

C’est une chose monstrueuse, en effet, qu’un pareil mépris des classiques. Se figure-t-on un critique musical qui n’aurait entendu ni Bach, ni Beethoven, ni Gluck, ni Haendel ? La différence d’opinions entre critiques littéraires scandalise le public. Le manque d’instruction et de lectures explique très bien ce désaccord. La formation d’esprit étant une chose personnelle qui varie pour chaque individu, il y a des chances pour qu’un homme nourri des classiques n’ait ni les mêmes goûts ni les mêmes jugements que le journaliste qui n’a lu que des romans contemporains ; de même qu’un jeune homme de province, qui vient à Paris avec des traditions de vie familiale, n’aura pas la même mentalité qu’un enfant de Paris ayant mené la vie de bohème au sortir du collège. Nous parlons, vous et moi, de Montesquieu ; je sens très bien que vous n’avez lu ni les Considération sur les Romains ni l’Esprit des lois. Comment voulez-vous que nous discutions ? Nos opinions ne peuvent s’accorder, et c’est la vôtre qui est nulle.

Nous causions un jour avec des amis du sentiment de la nature dans la description française. Selon eux, tout venait de Rousseau, tout remontait à Rousseau. Sans doute, disais-je, mais si Rousseau a été personnellement très sensible à la nature, sa description garde encore très souvent l’ancien vocabulaire inexpressif, « riants coteaux, chastes plaisirs, frais ombrages », etc… (On a publié des livres là-dessus.) C’est Bernardin de Saint-Pierre qui a inauguré le premier la description vivante, réelle, particularisée et pittoresque. On me contestait ce point de vue. Je finis par demander : « Avez-vous lu le Voyage à l’Ile de France ? — Non. — Alors, arrêtons la conversation. La discussion n’est plus possible. »

L’éducation littéraire par la lecture est une chose si importante, qu’elle a presque pu remplacer toutes les autres qualités critiques chez un homme comme Brunetière, qui ne fut qu’un lettré et un liseur et n’eut jamais à sa disposition, comme disait Gourmont, que les idées qu’on trouve dans les livres. A force de documentation et de travail, Brunetière a créé la critique d’érudition, pressentie par Sainte-Beuve, ce qui est bien déjà quelque chose. C’est grâce à la lecture que Brunetière est arrivé à se faire une personnalité et à exercer une influence sur le public universitaire et féminin. A peine s’en cachait-il, d’ailleurs. On sait avec quelle complaisance il accumulait les citations et les renvois de notes ! A chaque page de son Évolution de la poésie lyrique, il veut qu’on sache bien qu’il a lu les plus vieux livres, qu’il connaît les plus vieilles éditions, Scaliger, d’Aubignac, Chapelain, etc…

Malgré l’abus qu’en font les pédants, la lecture restera donc toujours la première condition de toute bonne critique, et c’est la différence ou l’insuffisance de lectures qui produit entre juges littéraires cette divergence de goûts et d’opinions dont le public n’a pas tort de se scandaliser.

Parmi les raisons qui aggravent encore ce conflit, il faut compter les antagonismes d’écoles, le besoin qu’éprouve la jeunesse de réagir contre les opinions anciennes. C’est intentionnellement que certains manuels se contentent d’accorder quelques lignes rapides à Dumas fils et Émile Augier et consacrent de longues pages à des écrivains dont les noms n’ont aucune chance de survivre. On prend au sérieux des poètes dadaïstes, et d’une chiquenaude on efface Sully Prudhomme. Ces déplacements de valeurs font le plus grand tort à la Critique. Il est toujours imprudent de vouloir faire entrer dans l’histoire des noms qu’il n’appartient qu’à la postérité de choisir…

Ne nous étonnons pas que MM. les critiques ne soient pas toujours d’accord entre eux. Comment s’entendrait-on avec autrui, quand on change si souvent d’opinion soi-même ? Nous n’avons pas toujours les mêmes goûts ; nous n’aimons pas toujours les mêmes choses. Des livres qui nous plaisaient autrefois nous deviennent insupportables. Alphonse Daudet me disait qu’il avait adoré Montaigne et qu’il ne pouvait plus le souffrir. Passionné d’abord pour Flaubert, M. Bourget pense aujourd’hui qu’il faut traverser ses romans sans s’y attacher. Après une période d’oubli, qui s’étend jusqu’en 1882, l’œuvre de Chateaubriand, que Zola croyait définitivement morte, a brillé d’une splendeur nouvelle. La religion wagnérienne elle-même a perdu ses premiers adorateurs mystiques. Il est rare qu’un ouvrage s’impose du premier coup ; on n’entre pas de plain-pied dans l’art, et il faudra toujours une certaine culture pour sentir la beauté littéraire, artistique ou musicale. « La première fois, dit Saint-Saëns, que j’entendis le célèbre quintette de Schumann, j’en méconnus la haute valeur à un point qui m’étonne encore quand j’y pense. Plus tard, j’y pris goût et ce fut pendant plusieurs années un enthousiasme débordant, furieux. Depuis, cette belle fureur s’est calmée. A cette œuvre hors ligne, je trouve de graves défauts, qui m’en rendent l’audition presque pénible. On devient amoureux des œuvres d’art. Tant qu’on les aime, les défauts sont comme s’ils n’existaient pas, ou passent même pour des qualités ; puis l’amour s’en va et les défauts restent[77]. »

[77] Boschot, Chez les musiciens, p. 137.

On peut faire la même remarque en littérature. L’âge et l’expérience modifient nos jugements. Rappelez-vous vos premières lectures de jeunesse, et essayez de relire un de ces livres qui vous ont tant émus autrefois. L’intérêt s’est évanoui ; vous n’y retrouvez plus votre âme d’enfant. C’est qu’au fond, comme nous le disions, un livre ne contient que ce que nous y mettons et ne nous plaît que s’il répond à notre changeante sensibilité. Les vrais chefs-d’œuvre eux-mêmes ont de la peine à se maintenir à la hauteur d’admiration où les place la postérité. Il y a encore des gens qui n’aiment pas notre grand Molière. Son naïf métier dramatique, le ton suranné de ses dialogues, empêchent bien des personnes de voir sa profondeur d’humanité éternelle. Lamartine n’a jamais pu supporter La Fontaine. L’auteur des Méditations n’avait pas tort, à la rigueur, de désapprouver sa morale et d’en signaler les inconvénients pour les enfants, qui cependant n’y regardent pas de si près. Mais que La Fontaine soit un grand poète, c’est une vérité qui domine même la qualité inférieure de sa morale. On s’explique que Vacquerie ait nié Racine, que Théophile Gautier n’ait pas eu le sens de Molière. Mais comment un poète comme Lamartine n’a-t-il pas compris un poète comme La Fontaine ? Il s’agit bien de fable et de morale ! Il s’agit de littérature et de poésie.

Lamartine avait une autre lacune : il n’admettait pas Rabelais. Ceci se conçoit mieux. Il est très naturel que l’auteur du Lac et du Crucifix n’ait aimé ni l’énormité truculente ni l’ordure lyrique. « Dernièrement, disait Victor Hugo, un cygne a traité Rabelais de porc. » On pardonne donc à Lamartine de n’avoir vu dans Rabelais que le côté qui, d’après La Bruyère, fait le « charme de la canaille », et de n’avoir pas senti « ce qui plaît aux plus délicats ». Tout le choquait dans le grand créateur du rire gaulois, ses plaisanteries, sa scatologie, son impudeur bouffonne, sa raillerie colossale, sa verve qui bafoue tout ce que respectait l’auteur des Méditations. Ces deux esprits n’avaient aucun point de contact.

Mais, si Lamartine a nié Rabelais, de grands écrivains n’ont pas aimé non plus Lamartine. Flaubert ne lui reconnaissait aucun talent, et cette injustice est plus grave, parce qu’elle est moins motivée. Ce que le romancier réaliste lui reprochait surtout, c’était le mensonge de son idéal et la médiocrité de sa langue. Insensible à l’émotion intérieure de ce style, Flaubert n’en voyait que la simplicité sans effort, qu’il jugeait incurablement banale. Il signalait avec indignation les expressions clichées de Jocelyn, la faible prose de Graziella, et il soutenait que Théophile Gautier avait cent fois plus de talent. Cependant Flaubert était lettré, artiste, et d’un rare éclectisme d’intelligence. Il aimait même Boileau et adorait les classiques. Il y a peu d’auteurs qu’il n’ait pas compris.

Parmi ces derniers, celui qu’il détestait le plus, c’est Alfred de Musset. Il l’appelait ironiquement : « M. de Musset. » Il lui reprochait de ne jamais avoir aimé l’art, et de ne chanter dans ses vers que ses passions et ses souffrances d’amour.

Flaubert n’admirait pas non plus la Divine Comédie de Dante, et en cela il était d’accord avec Tolstoï, qui ne comprenait ni Shakespeare ni Dante. M. Ugo Arlotta voulut un jour connaître les raisons de cette opinion. « Je vais, lui dit l’écrivain russe, me faire des ennemis de tous les Italiens ; mais je dois vous dire exactement ce que je sens et ce que je pense. Eh bien, je n’ai jamais rien compris dans l’œuvre de Dante. Je n’ai jamais pu vaincre, en le lisant, un ennui terrible. Mais vous, dites-le-moi franchement, y comprenez-vous quelque chose ? Qu’y trouvez-vous de beau ? » Tolstoï du moins se contentait de déclarer qu’il ne comprenait pas. Il faut lui savoir gré de ne pas avoir pris la plume pour démontrer que Dante est un poète inférieur.

Je me figure l’étonnement de M. Ugo Arlotta en écoutant cette déclaration, et son embarras pour expliquer ce qu’il pouvait bien trouver de beau dans la Divine Comédie. Après un instant de réflexion, M. Arlotta renonça à cette entreprise. Il se contenta de faire remarquer que c’était peut-être par ignorance de la langue italienne que M. le comte Tolstoï n’était pas arrivé à saisir les beautés de Dante. Tolstoï admit cette hypothèse optimiste, qui sauvait l’amour-propre de sa critique. Il est tout de même étonnant qu’un Russe, qui a fait du latin, ignore l’italien au point de ne pouvoir lire Dante en s’aidant d’une traduction. Mais, même au courant de la langue, il n’est peut-être pas certain que Tolstoï eût aimé le grand évocateur italien, qui serait le Tacite de la poésie, s’il ne dépassait pas Tacite de toute la hauteur du vers sur la prose. On peut ne pas goûter le Paradis ; le Purgatoire est plus accessible ; mais, dans une traduction un peu concise, l’Enfer est une chose admirable.

Chez les très grands écrivains, de pareilles incompréhensions sont dues, la plupart du temps, à des différences radicales de tournures d’esprit. Chez les critiques ordinaires, elles s’expliquent par le manque de lectures et, par conséquent, de comparaisons et de points de vue. On ne lit plus, et on ne lit plus parce qu’on écrit trop. La multiplicité des journaux et des revues a produit une maladie terrible, qui étend tous les jours ses ravages : la polygraphie. L’ignorance juge tout et règne partout. Le monde intellectuel est devenu la proie de l’incompétence. Au lieu des bons et sérieux articles d’autrefois, qu’on savourait à loisir au coin du feu, le public se contente de comptes rendus bâclés, ou même de simples annonces de librairie ; si bien que le lecteur, faute de guide, ne prend plus la peine de choisir et n’achète plus que les « prix littéraires ».

« La critique n’existe pas, disait déjà George Sand en 1854, dans une lettre à Champfleury. Il y a quelques critiques qui ont beaucoup de talent ; mais une école de critique, il n’y en a pas. Ils ne s’entendent sur le pour et sur le contre d’aucune chose. Ils vont sabrant ou édifiant sans raison, ils vont comme va le monde… Ils sont ingénieux, ils ont du style. Mais de tout cela il ne sort pas l’ombre d’un enseignement. Rien ne se tient dans leur dire, et ce n’est pas trop leur faute. Rien ne se tient plus dans l’humanité. »

L’examen du rôle et des responsabilités de la critique soulève une question toujours d’actualité qui, vers les derniers temps de sa vie, a beaucoup préoccupé Brunetière. Il s’agit de savoir si la Critique a le droit de juger les œuvres littéraires sans se soucier de leur valeur morale, ni du bien ou du mal qu’elles peuvent causer. En principe, évidemment, la Critique a le devoir de prendre très au sérieux les conséquences morales d’une œuvre. La première condition de l’art, c’est d’être moral. Tout le monde est d’accord là-dessus.

Il n’est cependant pas toujours facile de concilier le véritable esprit critique avec des principes de moralité trop rigoureuses. Barbey d’Aurevilly, l’intraitable catholique, ne croyait pas devoir s’interdire, comme romancier, la peinture des vices les plus audacieusement équivoques, comme dans la Vieille Maîtresse, l’Histoire sans nom et l’abominable Ce qui ne meurt pas, dont le héros a en même temps pour maîtresse une mère et sa fille. Barbey d’Aurevilly n’hésitait pas non plus à se ranger parmi les défenseurs de Baudelaire, lors du fameux procès intenté à l’auteur des Fleurs du mal, sœurs bien authentiques des fleurs pestilentielles du Cotentin.

A propos des obligations morales de la Critique, M. Alfred Mortier, dans sa remarquable Dramaturgie de Paris, note cette observation faite par Corneille : « Que les anciens se sont souvent contentés de la naïve peinture des vices et des vertus, sans se mettre en peine de faire récompenser les bonnes actions et punir les mauvaises. » Une moralité trop intransigeante engendre souvent le parti-pris. La foi religieuse empêche certains catholiques de rendre justice à Renan, que Veuillot jugeait plus sommairement encore, quand il disait : « Cet homme vous donne envie de lui courir sus. » Bossuet et Veuillot n’aimaient ni Molière, ni Rabelais, ni Montaigne. Il y eut un moment où la Critique catholique parut combattre le Réalisme comme un scandale religieux. Par contre, des esprits réactionnaires semblent croire aujourd’hui qu’on ne peut aimer sincèrement les classiques que si l’on est royaliste, et que la bonne poésie est inséparable de la bonne politique.

Si la critique religieuse a des préjugés, la critique anticléricale est encore plus insupportable, parce qu’on admet, à la rigueur, l’intolérance chez quelqu’un qui croit à quelque chose, tandis que l’intolérance de celui qui ne croit à rien est toujours choquante. Le croyant peut s’alarmer ; le sceptique a le devoir de comprendre. Le critique anticlérical est un personnage ridicule. Il ne pardonne pas à Molière d’avoir été l’ami de dévots tels que Boileau et Racine ; il voudrait faire expier à Bossuet son titre d’évêque ; il aperçoit la main des jésuites même en littérature, et se sent offensé dès qu’on touche à Rousseau ou à Voltaire.

Évitez ce parti pris. Rien n’est plus vain que de s’irriter contre les opinions qui ne sont pas les vôtres. Auguste Vacquerie n’aimait pas Racine et le disait crûment. Tâchez de comprendre cette aberration, au lieu de vous fâcher. Victor Hugo n’a pas vu la puérilité de ses sujets dramatiques. Votre rôle est d’expliquer ce manque de goût chez un homme de génie, et de montrer comment l’ambition d’être chef d’école et l’aveugle imitation de Shakespeare ont achevé de déformer une imagination séduite de très bonne heure par l’exceptionnel et l’énorme (HabibrahHan d’Islande, le Géant)[78].

[78] Ébloui par l’enthousiasme de ses admirateurs, Victor Hugo croyait faire du Shakespeare, parce qu’il mettait comme lui, dans ses pièces, des empoisonnements, des cercueils, des meurtres, des duels, des énormités et des rires. Le génie de Shakespeare, sa profondeur, son éternelle humanité, tout cela est absent du théâtre d’Hugo, qui n’avait pour lui que le don de poésie. Dumas père était un bien plus puissant constructeur dramatique. Il le savait et il disait souvent : « Si j’avais su faire les vers comme Hugo, j’aurais été le premier. »

Pour en finir avec cette question de moralité, constatons que tout le monde est d’accord et sera toujours d’accord sur la nécessité de ne pas séparer l’art de la Morale. Mais qu’il soit bien entendu, en principe, qu’en aucun cas, l’art ne peut avoir pour mission d’enseigner la Morale ; chaque fois que l’art se donne une mission doctrinale, il produit des œuvres inférieures (les romans philosophiques de George Sand) ou des théories ridicules (les malédictions de Tolstoï et les pages prétentieuses de Proudhon sur l’art social). On ne fait ni de l’art ni de la critique au nom de la Religion et de la Morale. On fait de la critique au nom de la littérature.

« Sans doute, dit le peintre Delacroix, tout ce qui est beau doit faire naître des sentiments généreux, et ces sentiments excitent à la vertu ; mais, dès qu’on a pour objet de mettre en évidence un précepte de morale, la libre impression que produisent les chefs-d’œuvre de l’art est nécessairement détruite ; car le but, quel qu’il soit, quand il est connu, borne et gêne l’imagination[79]. »

[79] Œuvres littéraires, t. I, p. 65.

Mais, dira-t-on, la littérature, précisément, s’est toujours proposé d’enseigner quelque chose. Bossuet, Massillon, Bourdaloue, ont mis leur talent au service de la religion. Rousseau propageait des idées philosophiques. Le Génie du christianisme était une démonstration apologétique. Buffon lui-même, Montesquieu, Diderot, Voltaire…

Oui, évidemment, on n’écrit que pour prouver quelque chose, et personne ne peut vous empêcher de mettre l’art au service d’une doctrine ; seulement, c’est à vos risques et périls, et pour le résultat et pour la qualité de l’œuvre. En tous cas, si l’on veut mettre de l’art dans ce qu’on écrit, il faut que ce soit vraiment de l’art, de l’art pour lui-même, qui ait sa valeur propre et indépendante, car voyez ce qui arrive quand on veut prouver : ce qui a passé le plus vite dans les Sermons de Bossuet, c’est la chose à laquelle il attachait le plus de prix, la démonstration religieuse, qui est de lui et qui pourrait être d’un autre, et ce qui est resté, c’est l’art et la forme, qu’il méprisait. Ce qui a péri chez Rousseau, c’est la doctrine, et ce qui a survécu, c’est encore l’art et la forme. Des romans comme Sibylle et Mademoiselle de la Quintinie sont justement oubliés parce que ce sont des thèses.

Bonne ou mauvaise, il est incontestable que la littérature doit exercer et exerce une influence dont, encore une fois, il faut sérieusement tenir compte. « Cette influence peut être éducatrice ou corruptrice, dit M. Georges Renard, mais dans quelle mesure ? Le problème ne pourrait être résolu qu’après une multitude d’enquêtes méthodiques, qui aurait établi le bilan d’influence pour chacun des livres ayant remué une génération[80]. »

[80] La méthode scientifique de l’histoire littéraire, 1 vol.

Il y a certainement des ouvrages qui ont bouleversé l’imagination des lecteurs, comme la Femme de trente ansIndianaWertherLéliaVoluptéObermannle Lys dans la vallée. Antonin Bunand en fait la remarque, en signalant les dangers de l’analyse à propos de Chambige et de Paul Bourget ; mais on peut se demander avec lui si la faute est imputable au livre ou au lecteur qui a bu prématurément un breuvage trop capiteux. « Non, dit-il, ces chefs-d’œuvre sont innocents du mal que les réquisitoires leur attribuent trop gratuitement. L’écrivain nous donne dans une œuvre sa conception personnelle de la vie, sa façon de la voir et de la sentir. Il n’a pas à se préoccuper des sillons et des trous que ses théories peuvent creuser dans une âme dont le terreau n’est pas encore d’une essence préparée à recevoir une telle semence. Malgré l’épidémie de suicide que Werther a fait éclater, au lendemain de sa publication, il serait bien regrettable que Gœthe n’eût pas écrit ces pages de verve délirante, Werther, noir flacon précieux, où le grand poète a scellé le plus pur de ses larmes et de son sang[81] ».

[81] Petits Lundis, p. 9.

Quelles que soient vos opinions et votre esthétique, votre devoir de bon critique est donc de juger sans colère les productions qui vous déplaisent. Si vous êtes classique, il faut arriver à aimer le romantisme ; si vous êtes romantique, il faut vous efforcer d’aimer les classiques. La littérature française doit vous apparaître comme un vaste enchaînement logique d’œuvres et de procédés, se développant suivant les lois d’une filiation qui reste à étudier, mais qui ne mérite ni indignation, ni colère. Filiation et descendance, ces deux mots doivent résumer le programme de la Critique.

Jules Lemaître comprenait très bien l’importance que peut avoir en littérature l’étude des lois et des causes ; il suspectait seulement les conclusions trop hâtives, et il ne pensait pas que ce genre de diagnostic fût facile à établir.

« Nous ne pouvons, en ces matières, disait-il, tenir le vrai, mais seulement imaginer le probable. Celui qui connaîtrait parfaitement l’état actuel de la littérature et des esprits n’en serait pas moins incapable de prévoir ce que sera la littérature dans cinquante ans, et même cette impossibilité où nous sommes de deviner l’avenir est, quand on y songe, pleine d’angoisse. Or, si nous ne pouvons, bien qu’ayant dans le présent un point de départ solide, enchaîner avec quelque certitude les effets aux causes dans l’avenir, comment le pourrions-nous dans le passé, où tout est si confus et où nous manque même l’appui de ce point de départ[82] ? »

[82] J. Lemaître, Impressions de théâtre, 2e série, p. 121.

Jules Lemaître exagère. S’il est difficile, en effet, de préciser les causes et les conséquences d’une évolution littéraire pour l’avenir, nous avons tout de même plus de chance d’y parvenir pour le passé, parce que, pour le passé, nous connaissons les points de départ et les points d’arrivée, et nous avons pour nous aider tout ce qui peut éclaircir l’œuvre d’un écrivain, sa vie, ses lectures, sa correspondance, ses amis…

Il est un principe, en tous cas, qui domine toutes les théories, un principe sur lequel nous devons tous être d’accord, c’est l’effort d’écrire, c’est le souci du style. On bâcle aujourd’hui la critique comme on bâcle le roman. La critique n’est plus qu’une rubrique de journal. On peut à la rigueur bâcler des articles de journaux ; mais la critique n’a d’autorité que si elle est honnêtement écrite, c’est-à-dire écrite avec netteté, en toute conscience, avec l’amour de la forme, le goût du travail, la volonté de dire quelque chose de nouveau.

Évitez surtout la virtuosité facile. Le développement fantaisiste, si étincelant qu’il soit chez un Barbey d’Aurevilly, fatigue à la longue. Voyez, au contraire, comme Jules Lemaître vous étreint par sa sobriété et sa bonhomie.

Il y a en critique un mauvais style, le style contourné, qu’il faut fuir à tout prix, tel qu’on le trouve, par exemple, dans les phrases suivantes :

« Il ne fallait pas voir dans cette méthode une raison de mépriser une culture qui avait fait ses preuves intellectuelles et qu’avaient adoptée, à travers la vicissitude des luttes et des partis, les hommes les plus éminents par leurs œuvres et leur position sociale, auxquelles tout le monde, à quelque opinion qu’il appartînt, rendait hautement justice. »

Ou cette autre encore : « Cette théorie séduisit un certain nombre d’écrivains, qui eussent cru manquer au respect des idées de progrès et de démocratie, en défendant les doctrines d’un passé auquel ils devaient une renommée, qu’ils ont le dépit de voir aujourd’hui mépriser par une élite ayant adopté des idées de plus en plus en faveur par la jeunesse toujours avide de nouveautés. »

Rien n’est pire que ce genre de phrases, qui manquent de point fixe et pivotent sur elles-mêmes.

Un autre mauvais style est celui qui consiste à arrondir de beaux clichés prétentieux comme ceux-ci :

« Aucune déclaration d’indépendance ne saurait davantage nous émouvoir. Qu’il nous suffise, pour le moment, de dégager quelques aspects de cette fructueuse démonstration, qui est pour nous d’un heureux augure et qui nous apporte, en quelque sorte, les prémices d’un esprit à l’état naturel et éminemment prime-sautier. L’ouvrage, tel qu’il est, atteste un vaste dessein, une œuvre totale où tout concourt à l’ensemble et qui, par sa propre vertu d’exécution, révèle une expérience consommée, une imagination débordanteRompu avec la familiarité des bons auteurs, il faut bien reconnaître l’incomparable maîtrise avec laquelle M. X… est sorti victorieux de cette tâche malaisée et délicate. Quand nous aurons loué, comme il siedl’éminente dignité de cette conception magistrale, nous pourrons dire de ce livre qu’il est une manière de chef-d’œuvre. »

Et encore :

« Dans le vaste dessein qu’il avait entrepris, ses idées s’alimentaient à la même source. C’est dans ce creuset que se retrempait sa sensibilité intérieure et où s’affirmait le plus fortement sa maîtrise. Ce dernier livre mit le sceau à sa réputation et, s’il faut énumérer, en toute indépendance de jugement, le bilan de ses travaux, nous dirons qu’il n’a pas démenti les espoirs qu’on avait fondés sur un talent qui se meut avec aisance dans les plus hautes spéculations et qui s’apparentedirectement aux œuvres les plus authentiques de notre patrimoine littéraire… Il sied donc de louer comme il convient cet observateur sagace, rompu aux subtilités d’analyse et à la complexité des problèmes. Esprit fougueux et enthousiaste, d’une indépendance irréductible, il a exercé sa méthode d’investigation sur les sujets les plus vastes et les moins connus du domaine intellectuel. Son exemple devait susciter de nombreux travaux, etc… etc… »

Mais, direz-vous, prendre le contre-pied, écrire tout bêtement, tout simplement, n’est-ce pas tomber dans un autre genre de clichés prosaïques et plus terre à terre ? Certainement non. Je prends au hasard quelques phrases d’un simple critique courriériste : « Dans ce roman de mœurs parisiennes et sentimentales, l’auteur évoque de jolis croquis du Paris qui s’amuse, et de délicates silhouettes de femmes un peu folles, aimées et même adorées avec un élégant et conciliant scepticisme. » Ou encore : « Cet ouvrage, grand travail d’érudition, ironiquement et spirituellement écrit, aura certainement beaucoup de lecteurs. » Ou encore : « Livre étrange, d’allure mystérieuse, où une créature énigmatique traîne sa passion et ses rêves dans les lassitudes de la vie parisienne… » Ou encore : « M. X… nous transporte en plein désert, dans un poste avancé, dont le pauvre commandant, affolé par la coquetterie d’une infernale Parisienne, perd la tête et se suicide. M. de Maigret peint ardemment la vie passionnante du Sahara, dans la flamme de l’amour et du soleil. » Ou ceci : « M. Géniaux se délasse cette fois dans le roman d’aventures. Il nous raconte une pittoresque histoire de contrebandiers pyrénéens, haines et rivalités de familles, l’amour triomphant au milieu des mœurs brutales d’une ancienne population qui compte des ascendants arabes, récit plein de péripéties mystérieuses et romanesques, brillamment écrites et dialoguées. »

Écrire ainsi, ce n’est pas faire du cliché. Dire, par exemple : « Il pleut. Je vais prendre mon parapluie. Le temps sera mauvais. Je suis pressé », ce n’est pas du tout parler par clichés, c’est employer, au contraire, le mot propre, le style simple. Le cliché, c’est l’expression qui a servi, mais pompeuse et prétentieuse, et qu’on emploie au lieu du mot propre[83].

[83] Au surplus, répétons ici ce que nous avons dit cent fois : On ne peut pas écrire sans clichés. C’est la continuité et l’abus qui sont insupportables.

Le style-cliché prend parfois des apparences dogmatiques qui le rendent encore plus ridicule. Je lis dans un volume sur l’art d’écrire les pensées suivantes :

« Corneille, c’est la vigueur et la sublimité ;

« Racine, c’est la pureté, la grâce, la profondeur et l’harmonie ;

« Molière, c’est la facilité, la souplesse, la vivacité et la profondeur ;

« Boileau, c’est la sobriété et la propriété ;

« La Fontaine, c’est l’esprit de détail et la naïveté ;

« Lamartine, c’est l’élévation, la facilité et l’harmonie ;

« Victor Hugo, c’est la recherche et l’invention du nouveau et de l’étonnant, l’ampleur, l’énergie, le trait, la verve, le relief et le coloris ;

« Alfred de Musset, c’est la jeunesse désillusionnée, la facilité, la grâce et l’envolée ;

« Béranger, c’est la finesse, l’esprit de détail et le calcul de l’effet ;

« Bossuet, c’est l’amplitude de l’envergure, la vigueur et la majesté ;

« Fénelon, c’est l’abondance, l’élégance et le calme ;

« Pascal, c’est l’exactitude, la concision et la clarté ;

« Montaigne, c’est la pénétration et le naturel. »

Ces jugements sont insignifiants, parce qu’ils font double emploi et s’appliquent aussi bien à un auteur qu’à un autre. On peut tout aussi bien dire de Bossuet, comme de Lamartine, qu’il a la facilité, l’élévation et l’harmonie ; Pascal a, comme Montaigne, de la pénétration et du naturel, et Fénelon autant de pureté, de grâce et d’harmonie que Racine, etc. Tout cela ne signifie rien. Il faudrait, au contraire, tout différencier et ne dire que ce qui caractérise chaque auteur.

Mme de Staël faisait également de la mauvaise critique quand elle écrivait : « Fénelon accorde ensemble les sentiments doux et purs avec les images qui doivent leur appartenir ; Bossuet les pensées philosophiques avec les tableaux imposants qui leur conviennent ; Rousseau les passions du cœur avec les effets de la nature qui les rappellent ; Montesquieu est bien près, surtout dans le dialogue d’Eucrate et de Sylla, de réunir toutes les qualités du style, l’enchaînement des idées, la profondeur des sentiments et la force des images. On trouve dans ce dialogue ce que les grandes pensées ont d’autorité et d’élévation, avec l’expression figurée nécessaire au développement complet de l’aperçu philosophique ; et l’on éprouve, en lisant les belles pages de Montesquieu, non l’attendrissement ou l’ivresse que l’éloquence passionnée doit faire naître, mais l’émotion que cause ce qui est admirable en tout genre, l’émotion que les étrangers ressentent quand ils entrent pour la première fois dans Saint-Pierre de Rome et qu’ils découvrent à chaque instant une nouvelle beauté, qu’absorbaient pour ainsi dire la perfection et l’effet imposant de l’ensemble[84]. »

[84] Cité par Raynaud, Manuel du style, p. 362.

On voit l’insignifiance de pareils jugements. Pourquoi louerait-on chez Montesquieu plutôt que chez Buffon, Bossuet ou Rousseau, « l’enchaînement des idées, la profondeur des sentiments, la force des images, l’autorité, l’élévation, l’éloquence passionnée » ? etc.

 

Publié le 13/09/2024 / 17 lectures
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