Faut-il écrire ses souvenirs ? — L’emploi du je. — Le choix du sujet. — Faut-il écrire pour le public ? — Le public et Théophile Gautier. — Le plan et la composition. — Flaubert et l’impassibilité. — La couleur locale. — La description exotique.
Le meilleur moyen de faire un bon roman d’observation, ce serait peut-être de raconter tout simplement sa propre vie. Quelqu’un a réalisé ce programme et a été célèbre. C’est Marcel Proust.
L’originalité de Marcel Proust n’est pas d’avoir beaucoup parlé de lui, mais de nous présenter dans un vaste tableau d’ensemble les caractères et les personnages qu’il a connus. Sa psychologie ne nous fait grâce de rien ; tout est haché, éparpillé, examiné, classé. Si l’on surmonte l’ennui que dégagent ces compilations héroïques, on est largement récompensé par la vision des êtres et des choses et l’humanité des milieux et des sentiments. En tous cas, personne, sauf M. Pierre Hamp, n’avait encore affiché un pareil mépris du style. On a comparé Proust à Saint-Simon. C’est une plaisanterie. Saint-Simon était un prodigieux écrivain.
Ces réserves faites, on ne peut que louer Marcel Proust d’avoir songé à écrire sa vie. Malheureusement son exemple a été funeste. Tout le monde s’est mis à publier des souvenirs. Maurice Prax a raison de s’indigner contre tous « ces jeunes littérateurs qui ne savent plus rien nous raconter, hormis leurs petites histoires. C’est tout juste s’ils ont quelques poils au menton, et déjà ils veulent rédiger leurs mémoires. Il faut à tout prix qu’ils nous disent les impressions qu’ils ont ressenties quand ils ont reçu leur première fessée et quand, pour la première fois, ils ont mangé de la crème au chocolat. Souvenirs de tartines… Souvenirs de bahut… Souvenirs de bachot… Souvenirs de cousines… Ces jeunes gens, on le sent, n’ont pas d’autre souci que de s’admirer. »
Il y a abus, évidemment. Il est intéressant de raconter sa vie ; mais trop de gens la racontent et la racontent mal. Ce n’est pas notre faute, si on ne sait pas se servir d’un bon instrument. Même autrefois, quand nous signalions les ravages du mal d’écrire, nous faisions une distinction capitale. « Gardons-nous, disions-nous en propres termes, gardons-nous de confondre le vrai don d’écrire, qui a en lui quelque chose de divin, avec le funeste mal d’écrire qui nous dévore. L’inspiration n’est ni une fièvre ni un surmenage. C’est le résultat d’une application constante. » Les souvenirs personnels sont à la portée de tout le monde ; ce n’est pas une raison pour que tout le monde y excelle.
Il y a peut-être un moyen d’éviter l’inconvénient des souvenirs personnels : c’est de supprimer le je et d’employer le il, comme s’il s’agissait d’un héros fictif. L’emploi du je facilite la rédaction ; mais le moi est toujours haïssable, et on doit s’en passer quand on le peut. Tâchez, du moins, d’y mettre du tact, ne l’étalez pas, disparaissez le plus possible. Le je n’est supportable que chez quelqu’un d’illustre qui mérite qu’on l’écoute.
L’emploi du : il, au lieu du : je, a son importance dans le style. Le mauvais usage du il peut produire bien des équivoques. M. Moufflet signale, à ce propos, un curieux spécimen de prose administrative :
« M. le chef du personnel fait savoir à M. le directeur des Constructions navales, en réponse de sa note du… transmettant son rapport relatif à… qu’il sera prochainement statué sur la question dont il l’a entretenu, et qu’il ne manquera pas de le tenir au courant de la suite qui sera donnée aux propositions qu’il lui a soumises dans la mesure où il aura été possible de le faire ; il lui appartient du reste de, etc. » Le chef du personnel n’avait qu’à écrire directement : « Je vous fais savoir, en réponse à votre demande, etc… » et il n’y avait plus d’équivoque, d’autant plus qu’on écrit directement au ministre : « M. le ministre, vous…, etc… » (Revue maritime, octobre 1922.)
Au surplus, qu’on emploie je ou il, le ton direct ou le ton indirect, il sera toujours plus facile, comme nous le disions, de raconter ses souvenirs que de faire du roman objectif et de traiter la grande comédie de la vie, des types et des sujets comme César Birotteau, Eugénie Grandet, le Nabab, les Rois en exil. »
Quand on dit : « Il faut peindre la vie », cela ne signifie pas qu’on peut traiter n’importe quoi, comme le pensaient Tchékhov et Goncourt. Il y a dans la vie des choses ennuyeuses, des gens insupportables, et rien n’est fatigant comme un dialogue d’Henri Monnier.
L’important, pour faire un bon roman, c’est de choisir des sujets intéressants. Il y en a de ridicules ; il y en a d’odieux. Si vous choisissez mal, ne vous étonnez pas de ne pas avoir de succès.
Avez-vous quelquefois remarqué l’incroyable quantité d’aquarelles qui sont en vente dans les grands magasins de gravures ? Tous ces peintres ont du talent ; aucun n’a de personnalité. Pourquoi ? Parce qu’ils font tous le même tableau et traitent tous le même sujet : chromos, chemins, rivières, sous-bois, moulins, clochers, vieilles rues, sempiternels quais de la Seine, berges de la Cité, marché aux fleurs, place de la Concorde, etc. Pourquoi ces peintres ne choisissent-ils pas un motif plus rare, un site plus original ? Ils sont incapables de peindre autre chose, je le veux bien ; mais pourquoi ne pas essayer au moins une fois ?
Les romanciers sont comme les peintres : ils traitent tous le même sujet, sous prétexte que le sujet ne signifie rien et que tout dépend de la façon de le traiter. Mais qui donc est sûr d’avoir assez do talent pour pouvoir rajeunir les vieux thèmes ?
N’allez pas, pour éviter un défaut, tomber dans un autre, et ne vous croyez pas obligé de compliquer vos sujets. On peut écrire de beaux récits sur une donnée très simple, comme Adolphe,Werther, René, Paul et Virginie. Faire quelque chose avec peu de chose fut toujours le rêve des grands artistes. « Toute l’invention, dit Racine (préface de Bérénice), consiste à faire quelque chose avec rien. » « Ce que je voudrais, disait Flaubert, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force intense de son style, comme la terre, sans être soutenue, se tient en l’air. » Goncourt, dans la préface de Chérie, déclarait « qu’il voulait du roman sans péripéties, sans intrigues, sans bas amusement »… Le conseil n’est pas bon pour les débutants. Écrire des monographies documentaires ou des descriptions psychologiques, c’est aller au-devant d’un insuccès, et il faut être bien sûr de soi pour en courir le risque. Il est très vrai qu’il n’y a presque rien dans des livres comme René, Werther et Adolphe ; ce sont cependant des œuvres substantielles, lourdes de drame intérieur et qui contiennent, comme un fort parfum dans un coffret, d’énormes portions de sensibilité humaine, tandis qu’il n’y a guère que de l’ennui dans des livres comme Chérie, où l’auteur se vantait de ne vouloir mettre à peu près rien.
Quel que soit votre sujet, d’ailleurs, l’essentiel est de le prendre dans la vie. Faguet conseillait d’aller les chercher dans l’Histoire de France et de les habiller ensuite à la moderne. On peut très bien, en effet, emprunter au passé une intrigue, des aventures, et même des personnages qui représentent le vrai cœur humain et sont de tous les temps, précisément parce qu’ils ont existé.
Un roman n’est pas toujours nécessairement composé de situations dramatiques. On peut parfaitement traiter un cas de conscience, une crise d’âme, l’étude d’un caractère comme René ouAdolphe. Le désenchantement de René était quelque chose de très nouveau pour l’époque. L’histoire de la satiété en amour, qui fait le fond d’Adolphe, était également un thème très original. Werther lui-même n’est qu’un fait-divers transfiguré par la passion. L’émotion de Julia de Trécœurvient de sa seule simplicité, et de ce qu’on ne nous dit pas, bien plus que de ce qu’on nous dit. Quelques pages suffisent à Duclos pour fixer dans ses Amours de Madame de Selves (Mémoires du comte de…), un cas de fine psychologie féminine. Depuis nos classiques jusqu’au Lion amoureuxde Soulié et à la Sylvie de Gérard de Nerval, bien des œuvres ont été écrites sur une donnée très simple.
L’exemple d’Edgard Poë et de Villiers de l’Isle-Adam pousse trop souvent les jeunes écrivains à choisir des cas bizarres, à peindre le rebours des sentiments ordinaires. Ils ne soupçonnent pas tout ce qu’il faut de talent pour donner quelque apparence de vérité à des choses qui n’ont pas le sens commun. Voyez les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly. L’éblouissement du style arrive à peine à faire supporter l’invraisemblance de ces extravagantes histoires.
Il faut se demander avant tout si ce qu’on se propose d’écrire plaira au public. Ceci est capital, et c’est malheureusement la dernière chose dont on se préoccupe. Voyez Balzac. Ses prétentions philosophiques ne lui font jamais perdre de vue l’intérêt et le récit. Ses descriptions sont ennuyeuses, sa psychologie vous rebute ; mais avec quel art il développe ses sujets les plus simples, comme Eugénie Grandet, où il n’y a pourtant ni situation ni intrigue.
On ne vous dit pas de chercher le succès par tous les moyens possibles, y compris le roman-feuilleton. On vous conseille d’écrire des choses qui plaisent : « Souvenez-nous, dit Hector Malot, que vous écrivez pour le public. Si vous voulez vous l’attacher, racontez-lui des histoires comme à un enfant, charpentez solidement votre drame, corsez vos intrigues. Le public n’a pas le temps de s’intéresser à vos rêves[60]. » Le conseil était bon, à condition toutefois d’ajouter que le public n’aime pas seulement le drame et les histoires, mais l’étude de mœurs et le roman d’observation. Hector Malot le savait bien, lui qui n’avait pas seulement écrit Sans famille et le Docteur Claude, mais les Victimes d’amour, peinture implacable de la passion rassasiée et déçue.
[60] Parmi les vivants et les morts, par Georges Beaume, p. 215.
Voltaire dit dans sa préface de Marianne : « C’est contre mon goût que j’ai mis la mort de Marianne en récit, au lieu de la mettre en action. Mais je n’ai pas voulu combattre en rien le goût du public. C’est pour lui et non pour moi que j’écris. »
Mais, dira-t-on, pourquoi chercher la faveur du public ? Si l’on veut vraiment écrire quelque chose de bon, c’est pour soi-même qu’il faut écrire et non pour le public. L’art et le public n’ont rien de commun. « L’art ne sera jamais que l’apanage d’une élite. » « Ce n’est que par une rencontre tout à fait singulière et rare, dit Jules Lemaître, que de belles œuvres ont pu de notre temps contenter à la fois le peuple et les habiles (tels les drames de Dumas fils, les romans de Daudet et de Zola). Et il n’en est pas moins vrai que les œuvres qui jusqu’ici et sans comparaison possible ont eu le plus de lecteurs et de spectateurs, c’est encore tel roman du Petit Journal, tel mélodrame et telle opérette, et que, d’autre part, les choses les plus fortes, les plus originales et les plus belles qui aient été écrites en ce siècle, n’ont été et ne devaient être connues et aimées que d’un public excessivement restreint. Il serait puéril de s’en étonner ou de s’en fâcher. Plus l’art se vulgarise en bas, plus il s’affine en haut, par dédain de la foule[61]. »
[61] J. Lemaître, Impressions de théâtre, p. 151, 2e série.
C’était l’avis de Flaubert, qui pensait lui aussi que ce qu’il y a « de meilleur dans l’art échappera toujours au grand public ». Le grand public, c’est entendu, est incapable de comprendre intégralement un chef-d’œuvre. Est-ce une raison pour ne pas écrire des œuvres qui lui plaisent ? Don Quichotte s’adresse à tout le monde et passionne même les enfants.
Théophile Gautier lui-même, sur les supplications de son éditeur Charpentier, consentit à changer la fin de son Capitaine Fracasse et à donner au public un dénouement heureux, au lieu d’un dénouement malheureux. On sait comment se termine son célèbre roman :
Sigognac s’est battu avec Vallombreuse, et il l’a grièvement blessé ; mais Vallombreuse guérit de sa blessure, Sigognac épouse Isabelle et rentre triomphalement dans son château restauré, qui a été le château de la misère et qui est devenu le château du bonheur.
« Cette fin satisfaisante, dit Arnold Mortier, à qui j’emprunte ces lignes, n’est point celle qu’avait primitivement conçue Théophile Gautier. Dans la pensée première de l’illustre écrivain, Vallombreuse ne guérissait pas, Sigognac ne pouvait épouser la sœur de celui qu’il avait tué, et le triste capitaine Fracasse rentrait seul dans le château de la misère, où il retrouvait plus mornes, plus maigres le vieux chien Miraut, le vieux chat Belzébuth, le vieux maître d’armes Pierre. Sûr de son admirable palette, le poète-peintre reprenait la description déjà si désolée du château de la misère. Il mettait plus de toiles d’araignée dans les angles, plus de poussière sur les meubles rompus, plus de tristesse dans les yeux des ancêtres peints. Les jours passaient. Le chien mourait, le chat mourait ; un matin, le vieux serviteur ne se relevait plus de son grabat dans la salle basse, et Sigognac pauvre, délaissé, oublié par Isabelle elle-même, se mourait d’inanition dans le Château de la misère, devenu le Château de la famine. »
« Pourquoi Gautier a-t-il changé son dénouement primitif ? A-t-il été vaincu par le préjugé des dénouements heureux ? A-t-il cédé à quelques conseils ? Je l’ignore. »
Judith Gautier nous a donné l’explication de ce changement, il a voulu plaire au public :
Au surplus, vous avez parfaitement le droit de dédaigner le public et le succès immédiats et, comme Stendhal, de n’écrire que pour la postérité. Se consoler d’être inconnu pendant sa vie, en se disant qu’on sera célèbre après sa mort, c’est un noble idéal, à condition de ne pas se tromper sur la valeur de son propre talent.
En attendant, le mieux est de donner aux lecteurs les romans qui leur plaisent[62].
[62] Soirées parisiennes, 1878, p. 223.
Une des premières conditions d’un bon roman, c’est un bon plan. Un bon plan est nécessaire, aussi bien pour un roman d’action que pour un roman psychologique. Les crises passionnelles sont des choses qui s’enchaînent comme des événements matériels. Tout cela doit être rigoureusement déduit.
Faites d’abord un plan complet, un plan détaillé de chaque scène, de chaque chapitre. Il vous restera toujours assez de jeu pour les fantaisies de l’exécution.
Nous n’insisterons pas là-dessus. Chacun a sa méthode, et les meilleurs conseils n’ont rien d’absolu. George Sand ne faisait jamais de plan. Quand elle avait fini un livre, elle prenait du papier et en commençait un autre. Stendhal non plus ne se préoccupait pas beaucoup de la composition. Il se contentait souvent de dicter et ne se rappelait plus le lendemain ce qu’il avait écrit la veille.
Les auteurs qui ont le travail facile n’ont pas le temps de soigner leur plan. Comment un producteur comme Lope de Vega se fût-il imposé cette discipline ? A cinq ans, il lisait le latin et, avant de savoir tenir une plume, il dictait des vers. A treize ans, il composait des comédies en quatre actes. Il a publié cent vingt volumes, soit mille deux cents pièces de théâtre. Il en écrivait en moyenne trente par an !
Cervantès l’appelle le « prodige de la nature ». « Le nombre de ses pièces, dit-il, serait incroyable, si je ne pouvais attester que je les ai vu représenter toutes, ou que je parle de leur existence d’après des témoins oculaires. Tous ses concurrents ensemble n’ont pas donné autant d’ouvrages que lui seul. » Il lui arriva de composer une comédie de trois mille vers en vingt-quatre heures ; et un témoin affirme qu’il écrivit quinze actes en quinze jours ! Lope de Vega travaillait même à bord d’un navire pendant la tempête.
Une telle fécondité tient du miracle. Il est vrai que la poésie espagnole est la chose la plus facile du monde. En Espagne, tout le monde est poète, et l’on fait des vers comme on fait de la prose. Lope de Vega avait une mémoire exceptionnelle. Il composait souvent ses pièces de tête, les apprenait par cœur et les écrivait ensuite. Crébillon père possédait aussi ce don merveilleux. Point de plan ; il n’écrivait pas un mot. Il savait sa pièce par cœur, et c’est ainsi qu’il récita un jour aux comédiens sa tragédie de Catilina, qu’il transcrivit ensuite. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, lorsqu’on lui proposait une critique, il faisait les ratures dans sa tête et oubliait ensuite totalement ce qu’il avait voulu effacer.
Le peu de succès des trois quarts des romans contemporains s’explique non seulement par une fécondité déplorable, mais par le manque de plan, le défaut de composition, la disproportion des développements, la longueur de la mise en train.
« Un des axiomes favoris d’Edgard Poë, dit Baudelaire, était celui-ci : « Tout, dans un poème comme dans un roman, dans un sonnet comme dans une nouvelle, doit concourir au dénouement. Un bon auteur a déjà sa dernière ligne en vue quand il écrit la première. » Grâce à cette admirable méthode, le compositeur peut commencer son œuvre par la fin et travailler, quand il lui plaît, à n’importe quelle partie. Les amateurs du délire seront peut-être révoltés par ces cyniques maximes, mais chacun peut en prendre ce qu’il voudra. Il sera toujours utile de leur montrer quels bénéfices l’art peut tirer de la délibération, et de faire voir aux gens du monde quel labeur exige cet objet de luxe, qu’on nomme Poésie. »
C’est toujours faute d’un bon plan qu’on fait des romans trop longs. « Trop de papier », écrivait Flaubert à Alphonse Daudet, après avoir lu les deux volumes de Jack, un beau livre tout frémissant de pitié et de souffrance, mais un peu encombré d’épisodes. Un autre roman remarquable,l’Epithalame, aurait certainement gagné à n’avoir qu’un volume. Ce qu’on raconte en deux volumes peut très bien se dire en un seul. La Chaussée des géants, de Pierre Benoit, eût également demandé une mise au point plus rapide. Les œuvres de longue haleine sont devenues à la mode : lesThibaut, trois volumes ; les Rabevel, trois volumes, etc…
Il faut avoir un genre de talent très spécial pour pouvoir se passer de composition. Edmond Jaloux, par exemple, ne s’est jamais soucié de suivre un plan. Il écrit à bâtons rompus ; les histoires qu’il raconte commencent au milieu du livre, comme dans Fumées dans la campagne ; et avec cela, il vous prend et vous mène jusqu’au bout. Son Escalier d’or, qui n’a rien encore d’un roman, relate les aventures de quelques personnes, de quelques amis, types d’hommes et de jeunes filles, scènes et choses vécues, beaucoup de dialogues, de la vie qui passe à travers un fond de mélancolie maladive.
Marcel Proust méprise également la composition. C’est le maquis psychologique, l’analyse insatiable, qui ne dégage la vie qu’à force de répétitions et d’ennui.
S’il est malaisé de faire, à soi tout seul, un bon plan, il est encore plus difficile de le faire en collaboration avec deux ou trois personnes. On l’a tenté. La Croix de Berny fut écrite par Gautier, Méry, Sandeau et Mme de Girardin, et le livre n’en fut pas meilleur. La même tentative a été renouvelée de nos jours. Le Roman des quatre, on le sait, a pour auteurs Paul Bourget, Gérard d’Houville, Duvernois et Pierre Benoit. Ces écrivains établirent un plan d’ensemble, puis, convenant qu’ils représenteraient chacun l’un des personnages du drame, ils s’écrivirent des lettres, et Gérard d’Houville raconte dans une interview que les lettres de ses collaborateurs étaient toujours par elle impatiemment attendues.
Cette collaboration piquante n’a pas produit un chef-d’œuvre. Le plan avait été pourtant minutieusement fixé et scrupuleusement suivi par le noble quatuor. Quatre, c’était trop. « On ne voit pas bien, me disait Jean Giraudoux, un roman écrit par les quatre frères Tharaud. »
Gœthe, qui s’y connaissait, disait que tout dépendait du plan, et Flaubert répétait le mot avec enthousiasme. Gœthe n’a pas toujours suivi le conseil qu’il donnait aux autres. Wilhem Meister et les Affinités électives restent des œuvres à peu près fermées à des tournures d’esprit françaises ; mais Gœthe a fait Werther. Les rêveries qui encombrent certaines lettres de ce court récit sont là pour montrer le caractère du héros et justifier sa fin tragique. Cette part faite à la psychologie, l’histoire est un chef-d’œuvre d’émotion et d’intérêt.
Et maintenant une question se pose, une question très discutée et qui a son importance. Quel ton faut-il prendre quand on écrit un roman ? L’auteur doit-il intervenir, juger ses personnages, commenter leurs actes, ou garder la froideur d’un procès-verbal, l’indifférence d’un historien qui enregistre des faits ? Flaubert voulait que l’auteur fût absent de son œuvre, comme Dieu est absent de l’univers, qu’on sente partout sa main, sans qu’on la voie nulle part. « Les grandes œuvres, disait-il, sont impassibles. L’art est la peinture des choses éternelles. » Flaubert voulait donner aux lecteurs une impression de stupeur, et qu’on se demandât en fermant le livre comment cela s’était fait.
Cette doctrine de l’impassibilité, Flaubert ne l’a pas inventée. Barbey d’Aurevilly croyait qu’il la tenait de Gœthe : « Théophile Gautier, dit-il, Sainte-Beuve, Leconte de Lisle, Flaubert, tous ces petits soldats de plomb de la littérature réaliste d’hier et naturaliste d’aujourd’hui, les impassibles, relèvent tous plus ou moins de Gœthe, qui est naturellement le dieu des secs et des pédants[63]. »
[63] Barbey d’Aurevilly, Gœthe et Diderot. Cité par Alfred Mortier.
Non, ce n’est pas chez Gœthe que Flaubert a pris sa théorie de l’impassibilité ; c’est dans l’Odyssée et l’Iliade. Il n’avait même pas besoin d’aller si loin. La vie de Jésus-Christ, ses souffrances, la passion, le Calvaire, tout cela est raconté dans les Évangiles sans intervention d’auteur, sans un mot de pitié pour la victime, sans un mot d’indignation contre les bourreaux. L’impassibilité des Évangiles est plus frappante encore que celle d’Homère, qui a, du moins, de temps à autre, une approbation, un compliment pour le prudent Ulysse.
Madame Bovary a inauguré le premier modèle de ce genre de roman automatique, dont l’Assommoir et Germinie Lacerteux sont le plus brutal exemple. L’inconvénient de cette impassibilité, qui s’est continuée avec Maupassant jusqu’à Charles-Louis Philippe et Marguerite Audoux, c’est que le public, n’étant plus en communication avec l’auteur, reste froid comme lui et résiste à l’émotion qu’on veut lui donner sans être ému.
Je crois qu’il y a tout profit pour un romancier à ne pas se désintéresser de ses personnages, à juger et à partager leurs souffrances. Alphonse Daudet et Dickens ont toujours été en étroite communion avec leurs lecteurs.
Il ne faut pas, bien entendu, pousser cette intervention jusqu’à l’analyse des moindres actes de son héros ; mais que l’auteur soit juge, qu’il condamne, qu’il s’apitoie, qu’il prenne parti, je ne vois à cela que des avantages pour le récit.
On exagérait autrefois ces familiarités. Un auteur se croyait obligé d’accompagner son héros pour ainsi dire par la main. On excitait la curiosité par le titre des chapitres : « Chapitre III : Où notre héros va subir une grande épreuve… Chapitre IV : Où l’on fait une mauvaise rencontre…Chapitre V : Où le lecteur fait la connaissance d’un personnage inattendu…, etc. »
Balzac a toujours éprouvé le besoin d’être en tiers avec ses héros. Il s’improvise leur témoin et leur biographe ; il fait de l’histoire et de la politique, ce qui ne l’empêche pas de savoir se taire quand il le faut, et de tirer grand effet de son silence, comme dans son admirable Curé de village, tout imprégné de mystère et d’émotion.
Barbey d’Aurevilly blâme cette rage d’intervention dans les Misérables, ouvrage plein de vaticinations et de hors-d’œuvre. « Hugo, dit-il, qui ne veut plus de l’art pour l’art, n’en a aucun dans sa manière de conter. Il y intervient incessamment de sa personne. Or, l’intervention personnelle d’un conteur dans ses récits donne à ces récits éternellement l’air de préfaces. Il faut qu’ils soient impersonnels dans le roman, ou faits par un personnage du roman même. Le reste est inférieur, parce que le reste est commode. Hugo interrompt son récit, l’arrête, le coupe de réflexions, de contemplations, qui durent parfois tout un chapitre, puis il le reprend… »
Parmi les éléments indispensables à la composition d’un bon roman, il ne faut pas oublier non plus la couleur locale. On ne conçoit plus aujourd’hui un roman sans couleur locale, c’est-à-dire sans une peinture fidèle du milieu, des circonstances et de l’époque où se passe le récit.
Jules Lemaître a spirituellement raillé la couleur locale des romantiques, telle que la comprenaient Victor Hugo et le grand « teinturier » Théophile Gautier. Dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo a surtout décrit l’architecture et les cloches de la vieille cathédrale. Vous ne trouverez pas un mot sur les chants, les offices et les orgues, qui sont pourtant l’âme d’une église. Sa cathédrale n’est habitée que par Quasimodo.
Les Idylles de Théocrite peuvent passer pour le modèle de cette couleur de mœurs et de langage que nous demandons à l’antique. Lisez ses idylles dans la traduction Leconte de Lisle et comparez-les avec celles de Virgile. Le poète latin a beau imiter servilement Théocrite, il n’a fait que des bergers philosophes, tandis que ceux de Théocrite sont des êtres réels, qui ont des âmes de bergers, la préoccupation de leurs travaux, le dialogue de leur profession.
N’abusez pas cependant de la couleur locale ; prenez bien garde surtout qu’elle ne sente le plaqué, et tâchez de la mêler constamment à la trame du récit.
Au fond, la couleur locale n’est pas autre chose que la description qui, appliquée aux contrées lointaines, a pris le nom d’exotisme. Faire l’histoire de la couleur locale, ce serait faire l’histoire de l’exotisme, depuis les Incas jusqu’à Chateaubriand et Loti. C’est le contraste et l’éloignement qui créent l’exotisme. Une dame, qui a longtemps habité Beyrouth, me disait un jour : « Ah ! votre couleur d’Orient ! Si vous la voyiez de près ! Si vous saviez à quel point c’est sale et répugnant ! »
« L’exotisme, dit Joseph Aynard, est aussi vieux que le monde. Toujours, l’étrange et le lointain aura eu un attrait ; on se sera raconté avec émerveillement des récits fabuleux sur les joyaux, les royaumes, les capitales de rêve des pays inconnus. Vers la fin de la civilisation antique comme à son commencement, les récits des navigateurs, les importations de cultes mystérieux venaient flatter l’espoir d’un merveilleux nouveau, comme dans Baudelaire. L’ignorance augmente le charme et la puissance de cette illusion ; les traités de géographie s’intitulent Abrégé des merveilles ; les récits de Marco Polo, de Mandeville, enchantent le moyen âge, qui distingue mal entre les réalités et les fables. »
L’attrait de l’exotisme remonte à Robinson Crusoé et aux Mille et une nuits. Au dix-huitième siècle, on en mettait déjà partout, et je ne suis pas sûr que les Lettres persanes, si artificiellement persanes, n’aient pas exercé un certain mirage exotique. Le public parisien devait garder longtemps ce goût du mystère « persan ». Un siècle plus tard, en 1845, Gustave Claudin nous dit dans ses Mémoires qu’il y avait au passage de l’Opéra un Persan légendaire, qui intriguait aussi étrangement son quartier « et que tout Paris connaissait ». Il vivait riche, seul, sans parler à personne, sans fréquenter personne. Il mourut sous le second Empire. Après les Persans, ce sont les Turcs qui furent à la mode. On écrivit des Lettres turques. Après les Incas et les Lettres péruviennes, vint le tour de l’Ile de France avec Bernardin de Saint-Pierre, et les sauvages d’Amérique avec Chateaubriand. L’Égypte fut à la mode après le Roman de la momie, et le Sahara après Fromentin ; et il n’y a pas si longtemps que Loti nous a bouleversés avec l’Océanie et l’Islam. Aujourd’hui, c’est le Maroc qui triomphe dans les livres des Farrère, Tharaud, Bertrand, Adès, Elissa Rhaïs, Naudeau, Daguerches, etc…
L’exotisme offre d’inépuisables ressources. Chacun ayant sa façon de sentir, il est toujours possible d’écrire quelque chose de nouveau sur l’Orient.
La première condition pour faire de la bonne description exotique, c’est de voyager, de prendre des notes, d’utiliser ses souvenirs. Paul et Virginie a été fait avec le Voyage à l’Ile de France, de Bernardin de Saint-Pierre. La forte sensation de Pierre Loti provient des notes de voyages dont il composait parfois tout un livre, comme Mon frère Yves et le Désert. Atala fut extrait d’un manuscrit de notes. Si l’on ne décrit pas sur place et d’après la chose vue, on fait du mauvais exotisme, l’exotisme livresque de Séthos, Aménophis, les Incas, la Guerre du Nizam…
On a poussé si loin la manie de l’exotisme à notre époque, qu’un certain mouvement de réaction s’est produit contre la description de Bernardin et de Chateaubriand. MM. Cario et Régismanset ont pris la peine de publier un livre pour la discréditer. Chateaubriand ayant fait beaucoup de descriptions emphatiques, ou simplement banales et féneloniennes, ces messieurs ne veulent plus distinguer entre lui et Marchangy, et se moquent de Sainte-Beuve qui, avec toute la critique française, admire le talent des deux plus grands peintres de notre littérature. MM. Cario et Régismanset citent une des belles descriptions d’Atala, la nuit dans les solitudes d’Amérique, et trouvent que c’est du « fatras », et qu’elle est aussi « insipide que celle de Bernardin ». Cela prouve qu’il y a encore des gens qui ne savent pas reconnaître les bonnes et les mauvaises descriptions. Le phénomène n’est pas nouveau. Morellet et Ginguené se sont rendus célèbres par leur critique d’Atala. Les vieux classiques voltairiens critiquèrent Chateaubriand, non pas tant à cause de ses descriptions (puisqu’ils admettaient Rousseau, Delille et Saint-Lambert) qu’en haine du christianisme présenté comme une thèse. Plus tard, on continua à attaquer Chateaubriand, mais ses ennemis littéraires furent presque toujours des adversaires politiques.
Persuadés que le romantisme a défiguré le style français et que la prose n’est pas faite pour la couleur, mais pour l’exactitude, MM. Cario et Régismanset ont voulu rajeunir ces attaques surannées. Toute l’école qui nous vient de Bernardin et de Chateaubriand serait du « faux exotisme », Mais alors où est le « vrai exotisme » ? Il en existerait très peu, ou même pas du tout, puisque toute notre littérature descriptive procède de Chateaubriand. Comment donc faut-il écrire, et qui faut-il admirer ? C’est bien simple. Les modèles sont Stendhal, Mérimée, les écrivains secs et précis, les voyageurs comme Charlevoix. Dix lignes de Charlevoix, paraît-il, sont supérieures au « style gonflé et prétentieux de Chateaubriand ». Stendhal allait plus loin. Il ne se contentait pas de railler le style de Chateaubriand, qu’il confondait avec Marchangy et d’Arlincourt ; il déclarait qu’il préférait les mémoires du maréchal Gouvion de Saint-Cyr à Homère !
Voilà où on en arrive, quand on n’aime ni la description, ni la couleur locale, et qu’on ne veut voir partout que de la rhétorique.