Balzac et le vrai réalisme. — Flaubert et le roman. — La signification de Madame Bovary. — Faut-il copier la vie ? — Le procédé de Tourguénieff. — Les caractères et les personnages. — Balzac copiait-il ? — La « documentation ». — Les noms des personnages.
Le roman est la grande tentation des débutants. Aucun genre de production n’offre une plus riche perspective de développements faciles. Et pourtant le roman ne s’est pas beaucoup modifié depuis Balzac. Ce qu’on cherche encore, ce qu’on doit toujours chercher à peindre, c’est la vérité, la vie, le réalisme, le vrai réalisme, celui qui admet ce que la nature a de bon et non pas seulement ce qu’elle a de mauvais. Il faut bien se rendre compte qu’il existe une autre réalité que celle de la Garçonne et du Journal d’une femme de chambre. Il faut arriver à comprendre le réalisme comme le comprenait Balzac. L’auteur du Père Goriot a peint des êtres bons et des êtres méchants, des gens dévoués et des coquins, les vertus et les vices, les dévouements et les bassesses, d’abominables créatures comme Mme Marneffe, et d’idéales jeunes filles comme Mlle Claës, Modeste Mignon, Ursule Mirouet, Eugénie Grandet. Balzac a vu l’humanité complète, l’humanité de tous les temps. Il a incarné dans ses personnages les éternelles passions humaines.
« Comme Eschyle, dit Théodore de Banville, comme Aristophane, comme Shakespeare, comme Molière, comme tous les maîtres, Balzac a pris pour ses héros l’Avidité, la Luxure, la Haine, l’Amour de l’or, l’Ambition, et il prête à ces démons toujours jeunes les oripeaux, les modes et le langage de l’époque où il a vécu ; tout en les montrant terribles comme ils sont, il a su les rendre comiques et amusants, Balzac seul a montré comment on peut appliquer à la vie contemporaine les procédés éternels de la poésie, et créer des types modernes, généraux et absolus, en ne tenant pas compte des petites circonstances par trop frivoles et transitoires[44]. »
[44] Banville, Critiques, p. 451 et 454.
George Sand a indiqué avec finesse en quoi consiste le vrai réalisme.
« L’art, dit-elle, doit être la recherche de la vérité, et la vérité n’est pas la peinture du mal. Elle doit être la peinture du mal et du bien. Un peintre qui ne voit que l’un est aussi faux que celui qui no voit que l’autre. La vie n’est pas bourrée que de monstres. La société n’est pas formée que de scélérats et de misérables[45]. »
[45] Correspondance avec Flaubert, p. 450.
Si le fond et la forme du roman sont à peu près restés les mêmes depuis Balzac, on peut dire cependant que Flaubert a renouvelé le roman, en y ajoutant l’effort d’écrire, le souci plastique, le parti pris d’en faire un objet d’art et de n’y mettre que de l’observation pessimiste et des personnages médiocres. Malgré l’exemple de certains écrivains scandaleusement dédaigneux du style, comme Marcel Proust, il est bien difficile aujourd’hui de concevoir le roman sous une autre forme que Madame Bovary, qui date de 1857, et de ne pas adopter l’esthétique de Flaubert, ses procédés d’exécution, sa sensation descriptive, la vérité de ses personnages. Il existe certainement d’autres héros qu’Emma Bovary ; on peut rêver un abbé Bournisien moins bête, un Rodolphe moins grossier, un Léon moins nigaud, des caractères plus nobles, moins d’automatisme psychologique ; en d’autres termes, je crois qu’il serait parfaitement possible d’écrire, avec les procédés de Flaubert, un roman qui serait plus moral et tout aussi vrai que Madame Bovary.
Mais Flaubert n’a pas suffi ; il a été dépassé ; on a outré sa manière, et nous avons vu Zola, au nom d’un faux naturalisme, que Flaubert lui-même répudiait, ne plus peindre que la bassesse et l’ignominie. C’est Zola et les Goncourt, dans Germinie Lacerteux (1865), qui ont inauguré ce que Weiss appelait la littérature brutale, ces interminables épopées de vice et d’ennui, qui ont fini par engendrer les œuvres à gros numéros de notre temps.
Après « avoir cru découvrir le premier l’observation et la vérité humaine », Zola a fini par remplir artificiellement des cadres épiques et industriels, comme les grands magasins, la Terre, les chemins de fer, les mines. Avec un spiritualisme plus lyrique et des préoccupations plus sociales, Paul Adam a continué la tradition de ces grandes fresques, tandis que l’ancien fond de Zola inspirait Mirbeau et toute une école de nouveaux romanciers, Chérau, Hirsch, Lapaire, Maran, Margueritte, etc. Si bien qu’aujourd’hui, si l’on veut éviter l’excès réaliste, c’est encore à Flaubert qu’il faut revenir.
L’écrivain qui veut faire du roman ne doit donc perdre de vue ni les romans de Balzac ni les romans de Flaubert.
On a dit beaucoup de bien et beaucoup de mal de Madame Bovary. Évitons le dénigrement et l’idolâtrie. Ce qu’on reproche surtout à Flaubert, c’est sa conception pessimiste des passions et des personnages. Comment expliquer ce goût de médiocrité morale chez un homme qui n’a connu que des êtres d’une parfaite honnêteté ? C’est qu’au fond, comme Baudelaire et Leconte de Lisle, Flaubert était un romantique, et un romantique qui détestait le bourgeois. Sa haine le portait à prendre le contre-pied des opinions reçues et, par conséquent, à faire des romans qui étaient la négation de l’idéal bourgeois. Ceci est curieux à constater chez un artiste qui ne fut jamais lui-même qu’un bourgeois ayant horreur de la vie de bohème. « La glorification de la libre et joyeuse bohème, dit Albert Cassagne, n’est qu’un thème littéraire, un souvenir de 1830, époque où la bohème et l’art pour l’art se confondirent quelque temps. Mais, pour la vraie bohème, celle du présent, que l’on rencontre et que l’on coudoie dans la vie réelle, il en va autrement. C’est justement au nom de l’art pur qu’on la rejette. Joignez-y, si vous voulez, un sentiment que Flaubert ou les Goncourt ne se seraient pas avoué volontiers : le sentiment de la distance qui sépare l’homme dont la vie matérielle est assurée, dont les affaires sont en ordre, de l’irrégulier qui vit on ne sait trop comment, de besognes hâtives et de revenus incertains. N’étaient-ils pas, eux, quant à la condition matérielle s’entend, des bourgeois, de vrais bourgeois, vivant bourgeoisement ? »
C’est la vérité. Flaubert tremblait à l’idée de perdre la fortune qui lui assurait la possibilité du travail régulier qu’il appréciait chez les autres, chez George Sand notamment. A l’époque où ils se lièrent d’amitié, l’auteur d’Indiana avait depuis longtemps dit adieu à la bohème des Musset et des Pagello, pour devenir la bonne dame de Nohan, pacifiquement installée, comme Flaubert, dans ses chères habitudes de travail. Cette vie laborieuse formait leur idéal commun. Quant à la littérature, ils étaient tous deux aux antipodes, non seulement pour la forme, comme nous le disions plus haut, mais pour le fond. Madame Bovary n’est qu’une effroyable satire de tous les romans de George Sand, Indiana, Valentine, Jacques ou Lelia. J.-J. Weiss a signalé cette contradiction dans une étude injuste, mais originale[46]… Flaubert, direz-vous, était bien pourtant un romantique ? Oui, mais un romantique désabusé. Il y a en lui une Emma Bovary, mais une Emma Bovary qui n’est plus dupe, qui sait le néant de l’amour, et dont la vie et la mort proclament la faillite de la passion. A chaque page du roman, à travers les regrets d’un ancien croyant, on sent une foi qui blasphème et une désillusion qui se venge. Les ravages de ce mensonge s’étendent à tous les personnages. Amour, rêves, sentiments, conversations, tout s’exprime dans ce livre en clichés ironiques, en moquerie sourde et féroce. Les femmes ne s’y trompent point ; elles n’aiment pas Madame Bovary[47].
[46] Essais sur l’histoire et la littérature françaises.
[47] Le tempérament de Flaubert n’avait rien de féministe. Il parle des toilettes de Mme Bovary, mais il n’est jamais question de sa couturière. Où Emma s’habille-t-elle ? On ne le dit pas. Pour justifier ses voyages à Rouen, elle invente des visites, non pas chez sa couturière, mais chez sa maîtresse de piano. Elle porte un costume d’amazone. D’où lui vient ce costume ? Elle monte à cheval et galope. Quand a-t-elle appris à monter à cheval ? Ces contingences ne préoccupent pas Flaubert. Il voit humain, cela lui suffit.
Qu’il ait eu tort ou non de railler la passion et de scandaliser le bourgeois, Flaubert n’en a pas moins fait une œuvre vivante, et créé un type de femme qui existe en province à des milliers d’exemplaires. On peut répondre à J.-J. Weiss : « Y a-t-il en province des femmes qui rêvent la passion ? Oui. L’adultère et la passion finissent-ils, les trois quarts du temps, dans l’oubli et dans la boue ? Oui. Alors que reprocherez-vous à Flaubert ? Son pessimisme n’est-il pas justifié ? En quoi a-t-il déshonoré l’amour ? »
Si Madame Bovary n’était qu’une œuvre de scandale, il y a longtemps qu’elle serait oubliée. Deux autres romans eurent à cette époque l’honneur de partager son succès, la Fanny de Feydau et l’Antoine Quérard de Charles Bataille. Histoire à la fois sentimentale et brutale d’une épouse qui veut garder le mari et l’amant, l’affection et la sensualité, Fanny n’est qu’une production d’amateur, dont tout l’intérêt se réduit à une scène équivoque qu’on retrouve dans Sous les tilleulsd’Alphonse Karr. Quant à Antoine Quérard, c’est tout simplement Madame Bovary à rebours ; un médecin de campagne intelligent, romanesque, marié à une calme créature, a pour maîtresse sa jeune belle-sœur, une vraie Madame Bovary qui, non seulement aime le médecin, mais adore aussi un jeune homme à peine sorti du collège. Henriette Quérard meurt empoisonnée par une drogue suspecte que le docteur lui donne pour la deuxième fois. Tous les éléments de Madame Bovarysemblent réunis dans ce long roman, description, paysages, lyrisme d’amour, la passion sombrant dans la platitude ; il y a même une sorte d’Homais plus provincial encore, une distribution de prix et un grand enterrement ! Plus réalistes que le roman de Flaubert, ces deux livres sont aujourd’hui aussi oubliés que Sous les tilleuls d’Alphonse Karr.
Ce qui fait, au fond, de Madame Bovary un chef-d’œuvre, c’est qu’elle est non seulement un modèle d’exécution, mais un modèle d’observation humaine. M. Thibaudet a mis la question au point dans un excellent livre[48]. Le chapitre sur le style de Flaubert, ses constructions, sa langue et ses phrases, est d’une démonstration définitive. M. Thibaudet appelle Flaubert « un des plus grands créateurs de formes qu’il y ait dans les Lettres françaises », et il se moque agréablement de ceux qui prétendent que Flaubert écrit mal. « Madame Bovary, dit-il, reste une merveille de style français. » Le livre de M. Thibaudet est un monument élevé à la gloire de Flaubert, un monument qui écrase les ironies et les attaques, y compris les vaines négations de Pierre Gilbert, où M. Thibaudet ne voit qu’un « jeu habile, mais un jeu ».
[48] Gustave Flaubert, 1 vol.
Jules Lemaître avait magistralement résumé ce qu’il faut penser sur ce sujet :
« Je crois, dit-il, que Gustave Flaubert a réalisé pleinement et dans toute sa pureté une espèce de roman qui est tout simplement la peinture de la vie humaine telle qu’elle est (qu’on appelle cela si l’on veut le roman réaliste). On dira que, si la réalité est laide, il ne faut pas la peindre telle qu’elle est, parce que cette peinture ne saurait être belle. En quoi l’on se trompe. D’abord, l’homme étant un être imitatif par nature, une imitation exacte, même d’un vilain objet, lui fait plaisir, je ne sais comment, par la surprise qu’elle lui cause, par la clairvoyance et l’habileté qu’elle suppose chez l’imitateur ; et ce plaisir, ceux mêmes qui ne l’avouent pas le sentent toujours, à moins que leur sincérité n’ait été altérée par l’affectation de dégoûts bien portés… La peinture de la réalité non arrangée, mais complète, donne l’idée de la beauté, parce qu’elle nous présente quelque chose de compliqué, un jeu de causes et d’effets, de forces subordonnées les unes aux autres. La beauté naît encore de ce que les traits, tous copiés sur la réalité, sont cependant choisis, sinon modifiés… La beauté est encore dans les forces naturelles et fatales que le roman réaliste est toujours amené à peindre. Elle est aussi dans le style, dès qu’il possède certaines qualités, force, concision, harmonie, couleur, qui sont belles indépendamment des sujets où elles s’emploient. La beauté peut être enfin dans l’attitude dédaigneuse, bienveillante ou impassible de l’écrivain, attitude que l’on pressent aisément à travers son œuvre. Voilà à peu près pour quelles raisons la peinture de la vie toute crue peut n’être pas si répugnante[49]. »
[49] Les Contemporains, 8e série, p. 92.
Répétons-le donc pour en finir : il faut étudier et adopter Madame Bovary comme un modèle, non pas pour l’imiter servilement, mais pour faire des romans différents, des romans honnêtes au besoin, où l’on peindra dans toute leur réalité les êtres, les choses et les paysages. Il s’agit d’appliquer en littérature ce que le grand pastelliste La Tour disait à Diderot. Il lui disait que « la fureur d’embellir et d’exagérer la nature s’affaiblissait à mesure qu’on acquérait plus d’expérience et d’habileté, et qu’il venait un temps où on la trouvait si belle, qu’on penchait à la rendre telle qu’on la voyait ».
Suivez le conseil de La Tour : copiez la nature telle qu’elle est, telle que vous la voyez, d’aussi près que vous le pourrez… Mais, direz-vous, ce sera de la photographie !… Non, ce ne sera pas de la photographie, parce que la photographie est une reproduction mécanique et sans interprétation, tandis que c’est avec vos yeux et votre cerveau que vous copiez, c’est-à-dire avec une lentille qui interprète et transpose. Vous croirez copier, vous interpréterez malgré vous. Mettez dix peintres devant le même paysage. Ils feront tous un paysage différent. « Au musée de Montpellier, dit Alfred Mortier, j’ai vu une dizaine de portraits d’un Mécène, que peignirent successivement Delacroix, Ricard, Courbet et d’autres artistes éminents. Pas une de ces figures ne ressemble à l’autre. On dirait parfois que ce n’est pas le même individu qui a posé. Et cependant, tous ces artistes s’efforçaient de copier, de faire ressemblant[50]. » Ingres lui-même et ses disciples s’illusionnaient, en croyant être « les très humbles serviteurs du modèle ». Ils copiaient tout simplement dans le modèle la beauté qu’ils y voyaient ou croyaient y voir[51]. Un peintre ne peint jamais la réalité, mais sa propre interprétation. De là, tant de façons de peindre. La couleur même ne signifie plus rien ; on peut peindre en bleu ou en noir.
[50] A. Mortier, Dramaturgie de Paris.
[51] Essai sur le principe et les lois de la critique d’art, par André Fontaine.
Il ne saurait donc y avoir, pour le peintre et l’écrivain, aucune espèce d’inconvénient à copier la nature. Des fantaisistes, comme Théodore de Banville, peuvent seuls déconseiller l’étude de la réalité. L’auteur des Odes funambulesques dit, à propos d’une comédie : « On assure (ô triste infirmité de la réclame !) que le type de Mme Calendel a été copié ou plutôt photographié sur nature. C’est donc pour cela qu’il est si faux et si chimérique[52]. » Déplorable malentendu !… D’abord, il n’est pas vrai du tout qu’un personnage soit faux parce qu’il est copié sur nature. Même servile, la copie n’est qu’une adaptation involontaire. Théophile Gautier prétend qu’un acteur, qui parviendrait à imiter parfaitement le langage et les gestes d’un savetier, ne l’amuserait pas plus qu’un savetier. Ce n’est pas sûr. Une imitation est toujours amusante.
[52] Critiques, p. 251.
Il faut donc copier la vie, pour rendre la vie ; et copier vos personnages dans la vie, si vous voulez que vos personnages vivent. On n’invente ni un personnage ni un caractère. On doit ou les prendre tels qu’ils sont, ou les imaginer d’après ceux que l’on connaît. Et ne dites pas qu’un portrait particulier n’est pas un type général. Un individu peut parfaitement représenter un type général, puisque cet individu existe certainement à des milliers d’exemplaires.
Des personnages inventés ne seront jamais que des fantoches. Faites, au contraire, une liste de vos héros, donnez-leur le caractère, le langage, les manies de telle ou telle personne que vous connaissez. Celui-ci sera Mlle X…, celui-là M. Z… Vous verrez alors le relief que prendra votre récit et comme il vous sera facile de savoir ce que vos personnages devront dire et penser dans telle ou telle circonstance. Nous rencontrons tous les jours des types ; chacun de nous est un type ; pourquoi en met-on si peu dans les livres ? C’est qu’en art, le difficile, c’est de voir. Un romancier doit, comme un peintre, prendre des notes et écrire d’après l’esquisse. Don Juan, Faust, Hamlet, Tartuffe, Othello ont certainement existé[53].
[53] cf. A. Mortier, Faust, p. 10.
« Je tiens de M. Paul Bourget, dit Edmond Jaloux, ce détail, que Tourguénieff écrivait la biographie complète de ses personnages, même des moindres. C’est là, justement, ce qui fait leur extraordinaire vérité ; ils ne prononcent jamais ces paroles vaines, ni ne font ces gestes hasardeux que nous voyons accomplir dans la majorité des romans… Tourguénieff poussa si loin ce scrupule, que, lorsqu’il écrivit Pères et Enfants, il fit plus encore : il tint un journal de Bazaroff (son principal personnage). Quand il lisait un livre nouveau, quand il rencontrait un homme intéressant, ou bien s’il arrivait un événement politique ou social important, il l’inscrivait aussitôt, en le jugeant du point de vue de Bazaroff. Il en résulta un cahier volumineux, qu’il finit, bien entendu, par perdre ; mais on se rend mieux compte maintenant des raisons profondes qui donnent une telle vie aux créations de Tourguénieff… Quel que soit le don, seul un travail de cette conscience et de cette subtilité donne aux œuvres cette solidité que rien ne remplace[54]. »
[54] Dimitri Roudine, préface.
La première condition d’un caractère ou d’un personnage (on l’oublie toujours et on ne saurait trop le redire), c’est sa permanence, sa fidélité à lui-même. Harpagon et Othello restent jusqu’au bout des avares et des jaloux. Alceste et le baron Hulot ne se démentent jamais, ou, s’ils se démentent, c’est par certaines contradictions conformes à leur nature. Ulysse est, sous ce rapport, une création étonnante, « le plus fort caractère de l’antiquité », dit Flaubert. La dissimulation, qui résume les qualités de sa race, ne l’abandonne pas un instant. « Ce que les Grecs estimaient surtout en lui, c’est la souplesse et les ressources inépuisables de son génie. L’Avisé, le Sage, l’Ingénieux, l’Artisan de ruses, le Patient, l’Éprouvé, l’Esprit aux mille nuances, l’Homme qui sait se retourner, tels sont les surnoms que leur admiration lui prodigue, comme si, en le louant, ils sentaient qu’ils font leur propre éloge. Tous les peuples apprécient la ruse presque à l’égal du courage. Mais, pour un peuple fin et délié comme les Grecs, la ruse est un don divin, qui se confond avec la sagesse[55]. »
[55] Ordinaire, Rhétorique nouvelle, p. 63. Voyez dans Philoctètejusqu’à quel point Ulysse pousse la fourberie.
Homère avait du génie. Le génie n’est pas donné à tout le monde. A défaut de génie, on peut toujours, avec du talent, animer des fictions, inventer des êtres humains. Voyez par quel effort Flaubert arrive à mettre en scène et à faire agir et parler deux insignifiants personnages comme Bouvard et Pécuchet, destinés à supporter seuls le poids d’une érudition ennuyeuse. Zola avait raison de répéter qu’un ouvrage n’est vivant qu’à la condition d’être vrai, d’être vécu par un auteur original… « On gagne, dit-il, l’immortalité en mettant debout des créatures vivantes, en créant un monde à son image. » Oui, sans doute ; mais Zola avait tort d’ajouter que le style ne faisait rien à l’affaire, sous prétexte « que nous ne pouvons pas aujourd’hui juger du style d’Homère et de Virgile ». C’est une erreur de croire qu’on peut créer des œuvres durables sans le secours du style ; et, précisément, répétons-le, Homère et Virgile ne sont parvenus jusqu’à nous que grâce à la réputation de leur forme. Sans le style, ce qu’ils ont mis de vivant dans leurs œuvres n’eût pas suffi à les immortaliser.
On dira : « Vous enfoncez une porte ouverte. On sait très bien qu’il faut écrire en bon style et faire vivre ses personnages. » Oui, le conseil est vieux, mais on s’obstine à ne pas le suivre, et la preuve qu’on l’oublie, ce sont les trois quarts des romans actuels. Y a-t-il là, sauf exceptions, quelque souci des « types » ? Se préoccupe-t-on des caractères ? Peint-on les choses d’après la vie ?
Il y a peu de personnages, même dans les œuvres célèbres, qui soient des figures vraiment vivantes.
La comédie et la musique ont immortalisé le Figaro de Beaumarchais. Figaro n’est pourtant pas un type, mais un rôle. Il ne reste pas dans la mémoire, et, hors de la scène, il n’existe plus. Figaro, c’est Beaumarchais lui-même. Relisez sa fameuse tirade : elle résume la vie de Beaumarchais. Intrigant, pamphlétaire, frondeur, il a fait tous les métiers, se moque de tout, critique chacun, se rit du mépris et, malgré ses vantardises et son persiflage, le moins qu’on puisse dire de lui, c’est que c’est à peine un honnête homme.
Gil Blas aussi est moins un type qu’un porte-voix. On retient son nom ; on oublie le personnage. Ce n’est pas lui, ce sont les autres qui nous intéressent, l’archevêque de Grenade, les comédiens, le chanoine, Sangrado, etc…
Joseph Prudhomme, au contraire, est un type définitif. Henri Monnier l’avait trouvé en se copiant lui-même. Faites de Prudhomme un anticlérical, vous avez M. Homais, l’inoubliable Homais, un des personnages les plus réussis que le roman ait créés, et qui pourtant ne sera jamais populaire, parce que le peuple et la politique ont aujourd’hui les idées de M. Homais. Poussez-le : vous avez le Tribulat Bonhommet de Villiers de l’Isle-Adam, Bonhommet, le Joseph Prudhomme macabre et bouffon, qui sourit de pitié en voyant des gens croire encore à Dieu et à l’immortalité de l’âme.
Pour qu’un roman soit intéressant, il n’est pas absolument nécessaire que les personnages soient nombreux. Un seul suffit pour l’intérêt, comme l’inoubliable beau-père de Fumées dans la campagne d’Edmond Jaloux. Il n’a fallu que deux héros à Cervantès pour faire un chef-d’œuvre. Avec une simple femme, directement prise sur la vie, un certain Pecméja a écrit un livre admirable : l’aventure d’une pauvre fille du peuple qui va rejoindre à pied son amant journaliste à Paris. Flaubert dit dans sa lettre-préface que c’est « une chose exquise, à la fois simple et forte, une histoire émouvante comme celle de Manon Lescaut, moins l’odieux Tiberge, bien entendu ».
On n’a plus réédité ce petit livre. Il devrait être entre toutes les mains[56].
[56] Rosalie, par Ange Pecméja. Lettre-préface de Gustave Flaubert.
Balzac, dit-on, ne copiait pas ses modèles. Je n’en sais rien. C’est une question à débattre. Balzac était évidemment avant tout un créateur et un intuitif ; mais le fond de son intuition consistait surtout à incarner dans un type les traits observés chez d’autres. On peut parfaitement peindre Eugénie Grandet, Modeste Mignon, Ursule Mirouet et Mlle Claës d’après certaines jeunes filles de province. « Imaginer une composition, dit Delacroix, c’est combiner les éléments d’objets qu’on connaît avec d’autres qui tiennent à l’intérieur même, à l’âme de l’artiste. »
Est-il bien exact, d’ailleurs, que Balzac ait toujours inventé ? On ferait une belle étude, si l’on voulait relever tout ce qu’il a vraiment pris dans la vie. Son mot sur Eugénie Grandet : « Puisque l’histoire est vraie, comment veux-tu que je fasse mieux que la vérité ? » pourrait s’appliquer à beaucoup de ses romans. Le père Grandet a existé à Saumur. Il s’appelait Niveleau. Balzac a profondément modifié son modèle. En tous cas, il est allé écrire son roman sur les lieux et il « s’est inspiré de plusieurs autres types que lui offrait la vie provinciale d’alors »[57].
[57] Autour d’Eugénie Grandet, par Maurice Serval.
Ce qui fait la valeur de certaines œuvres populaires, comme Manon Lescaut ou la Dame aux camélias, c’est que ces livres sont vrais, ont été vécus. « Si l’on savait, disait Dumas fils à Jules Claretie, ce que j’ai mis de moi dans mon œuvre, ce que j’ai utilisé de ma vie dans mon théâtre, ce qu’il y a de dessous dans mes pièces !… Je raconterai, autant que je le pourrai, ce passé ; je montrerai ces sources d’émotion et d’études… Mais que voulez-vous ? On ne peut tout dire, même à voix basse, et ce qu’on ne peut imprimer, c’est le plus curieux de la vie d’un homme[58]. »
[58] Alexandre Dumas et Marie Duplessis, par Johannès Gros, p. 200.
On a bien vu, pendant la guerre, les résultats saisissants qu’a donnés la peinture des choses vécues. Il reste sur la guerre de 1914 une dizaine d’excellents livres, dont une bonne moitié écrite par des personnes qui n’avaient encore rien publié. L’intensité du vécu a inspiré à ces débutants des pages dignes de nos meilleurs écrivains.
La documentation sur nature, le roman-reportage, peindre la vie, regarder autour de soi, transposer la réalité, copier des caractères, voilà la vraie méthode, la seule méthode à suivre. Max Jacob a écrit deux curieux volumes, rien qu’avec les dialogues, manies et mœurs locales d’une petite ville. A l’exemple d’Alphonse Daudet, M. Abel Hermant s’est fait une réputation en nous donnant, sous forme de roman, des revues de fin d’année où défilaient les derniers événements contemporains. Ces sortes d’évocations sont évidemment délicates et demandent du tact. On tombe malheureusement très vite dans l’artificiel, un volume sur les Inventaires, un volume sur les Congrégations, la politique, les procès célèbres. C’est le défaut du genre. Une copie sur nature ne doit être ni longue ni exagérée et donner la sensation exacte de la vie.
Cette illusion du vrai est indispensable, même pour le nom des personnages. Balzac les copiait quelquefois sur les enseignes des magasins. Les noms heureux abondent dans la Comédie humaine : Modeste Mignon, Eugénie Grandet, Ursule Mirouet, Vautrin, Rubempré, Rastignac, César Birotteau, Mme Marneffe… Flaubert suppliait un jour Zola de lui céder le nom de Bouvard pour le mettre dans Bouvard et Pécuchet. George Sand a toujours de jolis noms : les Beaux Messieurs de Bois-Doré, la Dernière Aldini, Consuelo, Mauprat, le Marquis de Villemer, Flamarande. Le nom du héros de Paul Féval, Lagardère, sonne comme une fanfare, et Dumas père en a inventé d’harmonieux, comme le comte de Monte-Christo, Cavalcanti, le Vicomte de Bragelonne. Il est vrai qu’Athos, Portos et Aramis n’ont rien de bien retentissant pour des noms de mousquetaires.
Les noms propres ont leur physionomie et leur beauté. Il en est qui ne vieillissent pas. D’autres marquent une époque. En 1840, tous les personnages s’appelaient Borval, Clairval, Dorival, Blainville, Sainville, Meurville. D’Arlincourt avait popularisé les Ipsiboë, Eulodie, Ismalie, Izèle, Dalguiza… Il est des noms éclatants, comme ceux du début de Ratbert, dans la Légende des siècles, et il y en a de ridicules, comme Pascal Geffosses, Éparvier, Mitre, que je trouve chez Paul Margueritte et qui rappellent ceux que je cueillais dernièrement dans un roman mondain : M. Mélissier, M. Métardier, Mme Gilletard, M. Dégustai, M. Deprivière, etc.
« Quelques noms, dit Israëli, ont été regardés comme présentant des auspices plus favorables que d’autres. Cicéron nous apprend que lorsque les Romains levaient des troupes, ils montraient le plus grand désir que le nom du premier soldat porté sur la liste fût d’un bon augure. Lorsque les censeurs faisaient le dénombrement des citoyens, ils commençaient toujours par un nom fortuné, tels que celui de Salvius, Valérius.
« Un homme appelé Régillanus fut choisi pour être empereur, par la seule raison que son nom avait une consonance royale ; et Jovien fut promu à la souveraineté, parce que son nom approchait le plus de celui de Julien[59]. »
[59] Curiosités de la littérature, t. I, p. 221.
Les Annales du dix-septième siècle racontent que Molière, cherchant un nom pour un des personnages du Malade imaginaire, celui qui est chargé de donner des clystères, rencontra par hasard un garçon apothicaire, auquel il demanda : « Comment vous nommez-vous ? — Fleurant. — Mon cher, dit Molière, que je vous embrasse. Je cherchais un nom pour un personnage tel que vous ; vous me tirez d’embarras en m’apprenant le vôtre. » Comme on sut l’histoire, tous les petits maîtres allèrent à l’envi voir l’original du Fleurant de la comédie. La célébrité que Molière lui donna, lui attira la plus grande vogue, dès qu’il devint maître apothicaire. En le ridiculisant, Molière lui ouvrit la voie de la fortune. »