La prose actuelle. — Doit-on bien écrire le roman ? — L’effort et l’originalité. — La sincérité littéraire. — Le cas de Lamennais. — L’éternel roman d’amour. — Le roman drôle. — Le roman psychologique.
La nécessité du travail doit donc être considérée comme un principe au-dessus de toute contestation. Une prose n’est parfaite que si elle a été travaillée. Le travail contient toutes les possibilités de perfection.
Il y a des centaines de manières de mal écrire ; toutes sont le résultat du manque de travail.
« On pourrait, dit Philarète Chasles, composer un bon livre et très utile sur les diverses maladies du style en France. Je serais heureux d’y essayer mes forces, si je n’avais entrepris une œuvre que je continue modestement et assidûment, œuvre que les plus superbes de mes contemporains daignent alimenter avec constance. Cette cacographie illustre, ou ces exemples de mauvais style tirés des œuvres de nos grands hommes, me donne fort à faire, et le choix m’embarrasse. Les grands hommes qui basent leurs opinions et qui ne tarderont pas sans doute à les chapitonner ou à les archivolter, sont devenus nombreux. Quand on parle d’une maison, l’on dit en général que son toit est pointu ; en parlant d’une femme, au contraire, on n’est plus amoureux d’elle, on en est amoureux (en, d’une chose). Nos meilleurs écrivains aujourd’hui ne s’expriment guère autrement. Près de mourir devient prêt à mourir, chose très différente. Quand on a l’intention de rendre un service, on est près (voisin) de le rendre, ce qui n’est pas du tout le même sens. Pourquoi y regarder de si près, ou de si prêt ? Un t, un s, la précision est inutile. Un peu de vague fait grand bien… Quant à la particule y, ses droits se sont étendus comme ceux de la particule en ; des autorités très considérables prouvent que l’on peut très bien écrire : Dans cette maison où l’on y danse. Je lisais récemment avec satisfaction cette phrase de M. Cousin, qui eût épouvanté Vaugelas : Dans ce portrait gravé on y sent des yeux très attendris. Sentir des yeux ! Et sentir des yeux attendris ! O Voltaire ! O Bossuet ! O Molière…[28] »
[28] Mémoires, t. II, p. 224.
» Que dirait aujourd’hui Philarète Chasles ? Le style français est en pleine décadence. Il n’y a plus de style ; il n’y a que des styles. Le barreau, la finance, la politique, la philosophie, le sport sont en train de faire de notre langue un prétentieux charabia qui n’est presque plus du français. M. Jacques Boulenger a relevé au Journal officiel les locutions favorites de nos députés et de nos ministres. Le mot propre est presque toujours rejeté par les orateurs comme indigne de la majesté de la tribune.
» Le Journal des Débats (3 avril 1924) cite quelques-unes de ces formules toutes faites : « Une idée, en style parlementaire, se nomme une conception, une vue, une vision qui ne manque presque jamais d’être une claire vision. La Chambre ne résout pas, elle solutionne ; ses désirs ou ceux des électeurs ne sont point des désirs, ils prennent le nom auguste de desiderata ; les propositions qu’on lui fait s’appellent des suggestions. Elle ne finit pas, elle met fin (sauf au vote du budget). Ses actes— et ceci est sans doute un aveu — se nomment des attitudes ou encore des gestes ; ils n’ont pas deconséquences ni d’effets, mais des répercussions. Au lieu de l’inviter à choisir ou à fixer la date de sa prochaine séance, on la prie de « statuer en ce qui concerne la fixation de la date ». Veut-on lui proposer un classement des incorporés selon leur santé ou leur force, on proposera « pour les incorporés un classement par catégories d’après le coefficient de leur robusticité réelle », sans se demander si, par hasard, le mot « robustesse » ne serait pas suffisant. Voulant obtenir la construction d’usines frigorifiques, on sollicitera d’elle « un effort à faire sous forme de construction d’usines frigorifiques », ce qui est une forme bien étrange d’effort. On ne dit point à la Chambre : « Nous tiendrons compte de vos propositions quand nous réglerons l’administration de ceci ou de cela », mais : « Nous aurons égard à vos suggestions dans l’élaboration du règlement d’administration de… ». Une secrète malchance oblige les orateurs à prendre toujours par le plus long, à moins toutefois qu’ils ne considèrent quelque chose comme étant de leur devoir, auquel cas ils diront : « Je considère de mon devoir », ce qui n’est pas français. »
Appliquée au roman, la question du style soulève une objection qui mérite d’être examinée. Balzac, Soulié, Eugène Sue, Dumas père, Charles de Bernard et même Stendhal n’ont pas eu besoin, dit-on, d’être de grands écrivains pour être de grands romanciers. De nos jours, un puissant créateur de spectacles psychologiques, Marcel Proust, emploie un style à faire frémir. Entre la prose de Flaubert et celle de Balzac il y a un abîme. En d’autres termes, il existe une langue que l’on parle et une langue que l’on écrit, une prose ordinaire et une prose d’art. Laquelle faut-il choisir ? demande M. Henri Massis, dans un excellent article[29].
[29] Revue Universelle, 1er octobre 1922.
Au point de vue perfection, l’hésitation n’est pas permise : faites deux ou trois volumes comme Flaubert, votre réputation est assurée. Si, au contraire, vous vous sentez de taille à publier de vastes œuvres, à embrasser tout un ensemble d’observations humaines, n’hésitez pas non plus, écrivez, créez, amassez. Ce qui arrivera, nul ne le sait, par la bonne raison que personne ne peut savoir s’il peut avoir assez de génie pour se passer de talent.
Le principe indiscutable, c’est que le style domine tout, consacre tout. Ce qui sauve une œuvre et l’immortalise, Chateaubriand a raison de le proclamer, c’est le style. C’est parce qu’Homère est un grand écrivain que ses poèmes sont arrivés jusqu’à nous. Ils eussent péri, s’ils n’eussent été écrits en beaux vers. Certaines œuvres ne survivent que par le style, comme le Second Faust de Gœthe et la Tentation de Flaubert. D’autres, au contraire, mais plus rarement, comme Balzac et Stendhal, arrivent à s’imposer par leur seul fond de vérité et l’analyse des passions.
« Malheur à qui méprise la forme, dit Anatole France. On ne dure que par elle. Une idée ne vaut que par la forme, et donner une forme nouvelle à une vieille idée, c’est tout l’art et la seule création possible à l’humanité[30]. »
[30] Cité par Michaut, Anatole France, p. 235.
Le docteur Toulouse me fit un jour cette objection : « Pourquoi, me dit-il, attachez-vous tant d’importance à la forme et au style, puisque la forme et le style changent comme la langue ? La durée d’une œuvre doit être indépendante de ces conditions périssables. »
Oui, sans doute, les styles changent, mais la nécessité du style subsiste. Les façons d’écrire se modifient, mais l’art d’écrire demeure. La peinture aussi change ; on ne peint plus comme Raphaël ou Rembrandt ; mais chaque peintre continue à chercher la forme et la perfection.
Pour le moment, retenons bien ceci : c’est que le style, quel qu’il soit, doit être vivant. Le travail est nécessaire, mais trop de travail stérilise. La perfection sent souvent le pastiche. La spirituelle prose qu’Anatole France doit à Renan semble elle-même avoir déjà pris quelque chose d’artificiel, un air de pastiche délicieusement suranné, parce qu’Anatole France n’a écrit que pour le jeu des idées, au lieu de chercher la vie et l’observation humaines.
Bien écrire, en somme, c’est avoir un style à soi, un style original. Tout le monde n’atteint pas l’originalité. Il n’y a point de recette pour devenir grand écrivain. A peine peut-on proposer des méthodes et des conseils pour développer les qualités que nous octroie la nature. On n’apprend à écrire que si on a la vocation d’écrire, de même qu’on n’enseigne la peinture qu’à ceux qui ont le goût de peindre, la musique à ceux qui aiment la musique, les mathématiques aux esprits portés vers les mathématiques. Le difficile, c’est l’originalité.
En réponse à une enquête sur la crise de l’intelligence, M. Pierre Lasserre a raison de dire : « Je refuse ma sympathie intellectuelle et mon admiration aux écrivains dont la forme n’est pas originale ; mais je voue mon exécration à ceux qui sont préoccupés de leur originalité. Ceux-là surtout la ratent, et nous n’avons à en espérer que des grimaces laborieuses. » C’est fort bien dit. Nous avons toujours signalé nous-mêmes (notamment dans notre dernier livre) les ravages qu’exerce la recherche de l’originalité à tout prix.
Quand on dit : « Ayez un style original », cela signifie : « Ayez un style vivant, un style en relief, qui frappe, qui attache. Ce besoin d’originalité a rendu les romantiques injustes envers nos classiques. On reprochait aux classiques leur imitation des Anciens. « Dans la vieille école, disait Raynaud en 1839, on se faisait un titre de gloire de l’absence d’originalité, on se disait nourri de la lecture des Anciens, quand on les avait imités : de là toutes ces copies de batailles, de tempêtes, cette imitation des épisodes des épopées grecques et latines dans les essais qui ont été tentés chez nous. Boileau copiait Horace et Juvénal ; Fénelon puisait dans l’Iliade et l’Odyssée ; ces facilités que se procurait l’écrivain tournaient à sa gloire ; et, nourri comme on le disait alors, de la lecture des Anciens, sa mémoire pouvait en toute sûreté venir au secours de son génie. Aujourd’hui il faut de l’originalité ; aujourd’hui que toutes les idées et toutes les images ont été importées dans nos livres, si l’on se bornait à ressasser ce qui a été imprimé, autant vaudrait-il ne pas prendre la plume[31]. »
[31] Raynaud, Manuel du style, p. 119.
Il n’y a peut-être pas plus de trois ou quatre écrivains par siècle qui ont vraiment ce qu’on peut appeler un talent original : les autres en vivent et l’exploitent. Dieu sait la quantité de romans épistolaires qui suivirent l’Héloïse de Rousseau, et ce qu’on a publié après Montesquieu de lettres persanes, turques ou péruviennes ! Un poète anglais a dit : « Nous naissons tous originaux et nous mourons tous copistes. » — « Ce poète, ajoute Villemain, est dépité de ce que tous et lui-même nous ne pouvons échapper à l’action des hommes de génie qui nous ont précédés, et secouer le joug de leur idée[32]. »
[32] Tableau de la Littérature au dix-huitième siècle, t. III, p. 229.
Ce serait une grosse erreur de croire que le travail et l’étude des procédés suffisent à créer l’originalité. L’originalité consiste surtout dans la façon personnelle de sentir. C’est la force de la sensation qui crée la force de l’expression.
La soif d’originalité engendre la bizarrerie ; et cependant la nouveauté sera toujours la première condition de l’art. « Lorsqu’une technique a produit son chef-d’œuvre, dit très justement M. Cocteau, elle est épuisée et il faut chercher autre chose. » C’est ainsi que l’art se transforme : classiques, romantiques, réalisme, symbolisme, cénacles et petites chapelles, tout passe, tout se renouvelle.
Ce serait une autre erreur de s’imaginer que, pour rester personnel et éviter les réminiscences, il faut s’abstenir de lire. On doit, au contraire, se tenir très au courant. Tout connaître est le meilleur moyen, non seulement de tout éviter, mais de tout apprendre. On ne diminue pas l’originalité de Montaigne, quand on constate qu’il s’est formé par l’étude d’Amyot et de Sénèque, comme Bossuet par Tertullien et la Bible. Le Socrate chrétien de Balzac a précédé les Pensées de Pascal, et Chateaubriand sort de Bernardin de Saint-Pierre.
« Certes, dit un bon critique d’art, si un peintre doit à un autre peintre, on peut dire que Van Dyck doit à Rubens. Ajoutez à cela que les Italiens marquèrent sur lui d’une façon formidable, et que Samuel Cooper lui donnera peut-être la clef de sa dernière manière, dite manière anglaise. Van Dyck est-il pour cela un plagiaire, ou l’un des maîtres du portrait, au génie le plus pur, à la plus aristocratique personnalité ? Titien a-t-il moins de grandeur parce que Giorgione, en quelques œuvres, a exprimé une forme d’art par lui reprise durant une longue vie ? Pater et Lancret n’ont-ils pas une personnalité, bien qu’ils ne soient sortis ni du genre ni de la technique de Watteau ? Fragonard aussi a emprunté à Watteau, comme Delacroix à Rubens et Prudhon à Corrège, et ils ont une grande personnalité[33]. »
[33] J.-G. Goulinat, La Technique des peintres, p. 158.
Rien de plus vrai.
Il n’en reste pas moins certain qu’un artiste doit toujours avoir le souci de dégager sa personnalité et de ne pas ressembler aux autres. C’est par la nouveauté des procédés que l’art évolue et qu’on arrive à Cézanne. Il y a en art et en littérature une part d’inspiration et une part de volonté.
« La principale cause des changements esthétiques est un simple jeu d’action et de réaction. Il s’agit de faire autre chose que ses prédécesseurs immédiats, et une école artistique et littéraire se définit surtout par opposition à une autre école, celle qui régnait jusqu’alors, celle qui triomphait et dont on juge qu’elle a trop duré[34]. »
[34] Maurice Brillant, Le Procès de l’intelligence, p. 51.
« Edgard Poë, dit Baudelaire, répétait volontiers, lui, un original achevé, que l’originalité était chose d’apprentissage[35]. » Dans sa Philosophie de la composition, Poë ajoute textuellement ces paroles : « Le fait est que l’originalité… n’est nullement, comme quelques-uns le supposent, une affaire d’instinct ou d’intuition. Généralement, pour la trouver, il faut la chercher laborieusement, et, bien qu’elle soit un mérite positif du rang le plus élevé, c’est moins l’esprit d’invention que l’esprit de négation qui nous fournit les moyens de l’atteindre. »
[35] Baudelaire. Traduction des Histoires grotesques et sérieuses.
Nous avions, dans nos premiers livres, essayé de démontrer qu’à force d’assimilation et de volonté, Taine était parvenu à modifier son style. Remy de Gourmont contesta le fait, en disant qu’on ne change pas son style, et que si Taine était devenu un descriptif, c’est qu’il avait sans le savoir la vocation descriptive. A l’époque où Gourmont écrivait ceci, le tome II de la Correspondance de Taine n’avait pas encore paru. Or, c’est Taine lui-même, cette fois, qui s’est chargé de nous donner raison, en racontant dans ce volume par quel travail il a réussi à changer toutes les allures de sa pensée et à apprendre le style descriptif. Taine était persuadé qu’on peut apprendre à écrire[36].
[36] Correspondance, t. II, p. 261, 81, 76, 77, 240 et 250.
Répétons-le donc en finissant : Rien n’est plus nécessaire que l’originalité, et rien n’est plus périlleux que la recherche de l’originalité. On dépasse le but, le bizarre vous séduit, et l’on tombe dans le Cubisme, l’Orphéisme, Naturisme, Simultanéisme, Futurisme et jusqu’au récent Dadaïsme, c’est-à-dire, d’après Nicolas Bauduin, à « une phonétique personnelle proche des tressaillements de la subconscience ». Les symbolistes s’efforçaient de traduire les infinies nuances de l’émotion ou de la sensation. Les dadaïstes veulent exprimer l’inexprimable, traduire jusqu’au bégaiement et au silence. On prend le cerveau pour une lanterne magique ; on y rassemble des sensations et des images. On obtient ainsi de singulières descriptions. Un homme se promène sur le boulevard, on note le bruit des pieds que font les passants, les affiches qu’il voit, les bouts de conversations entendues, le ronflement des voitures, les feuilles qui tombent, les cris des camelots, les mots échangés devant les kiosques, la poussière sur les cils, le claquement d’un fouet, une mouche qui passe… On peut évidemment avec cela faire quelque chose de très neuf ; mais est-on bien sûr que ce sera encore de la littérature ? Outrer l’originalité n’est pas une esthétique. Il faut sentir les choses, les attirer à soi, et non pas aller artificiellement à elles.
« Ce n’est point nécessairement, dit Jules Lemaître, une marque de génie ni même de grand talent que d’inventer une forme d’art. Je dirai presque que c’est à la portée de tout le monde, et que les inventions de cette sorte ont été souvent le fait d’esprits médiocres, car les formes anciennes suffisent presque toujours aux grands écrivains, ou, s’ils les modifient, c’est sans trop s’en apercevoir. Boursault a inventé un genre ; Beauchamps dans les Amants réunis a inventé un genre. Inventer une forme, ce n’est donc rien. Il faut voir ce que vaut l’invention[37]. »
[37] Impressions de théâtre, 11e série, p. 116.
C’est souvent pour forcer l’attention et faire du nouveau que l’on fonde une école. L’éclosion du roman réaliste au commencement du dix-septième siècle en France est certainement due à un mouvement de réaction contre le roman chevaleresque. « Il faut compter avec cette perpétuelle démangeaison du changement qui agite les hommes en des âges trop civilisés, avec le besoin enfin de frapper violemment l’attention. Il n’y a d’abord que l’ordinaire bouleversement d’une technique. Puis le rationalisme doctrinal et le culte de l’intelligence sont venus à point pour donner de la cohésion au mouvement et lui fournir une belle théorie, chose essentielle, comme on sait[38]. »
[38] Maurice Brillant, le Procès de l’intelligence, p. 56.
On croit quelquefois qu’il suffit d’être sincère pour atteindre l’originalité ; on peut être pourtant parfaitement sincère et écrire quelque chose de très banal. C’est très sincèrement qu’on croit avoir du talent, même quand on n’en a pas. La sincérité d’auteur n’a rien à voir avec la sincérité d’homme. L’athéisme du Pérugin ne l’empêchait pas de peindre de beaux sujets religieux. Léonard de Vinci, qui a donné le même sourire équivoque à saint Jean-Baptiste, à Bacchus, à Léda et à la Joconde, n’en a pas moins réalisé dans la Cène la plus idéale figure de Christ qui existe peut-être en peinture. En littérature et en art, être sincère, c’est arriver à sentir ce qu’on veut se faire sentir. Une page est sincère, quand elle est sentie, et c’est la qualité de l’expression qui révèle si elle est sentie.
Ne confondons pas surtout la sincérité avec la naïveté. « Ce qui est insupportable, dit Sayous, c’est la naïveté contrefaite, la naïveté singée, celle par exemple qu’à une certaine époque on s’évertuait à produire en imitant les vieux auteurs français, en supprimant les articles et en usant puérilement d’inversions réputées naïves. Il semblait à Rivarol voir un poltron dans la cuirasse de Bayard. »
Cette naïveté singée exerce encore aujourd’hui ses ravages sous le masque du style archaïque, que nous avons dénoncé dans notre dernier livre : Comment il ne faut pas écrire.
On arrive quelquefois par l’imitation à se faire une fausse réputation d’originalité ; c’est le cas de Lamennais. Le style de l’Essai sur l’indifférence, qui fit tant de bruit, n’est qu’un naïf pastiche de l’Émile. Lamennais venait de lire l’Émile et les Lettres de la montagne, quand il écrivit son fameux ouvrage. « On voit, dit Villemain, que Lamennais s’est formé d’abord à cette école bien plus qu’à celle des Pères. L’imitation du style est parfois si marquée, qu’elle rappelle ces ouvrages de la Renaissance où un moderne s’appropriait sous un cadre chrétien soit Florus, soit Térence[39]. »
[39] Tableau de la Littérature du dix-huitième siècle, t. II, p. 308.
On n’imagine pas à quel point Lamennais a poussé le pastiche de Rousseau. On retrouve dans l’Essai sur l’indifférence les tours de phrases de Rousseau, ses antithèses, sa dialectique, ses interjections, son éloquence insolente, la même emphase et jusqu’à ce ton romanesque que le philosophe de Genève conservait dans ses discussions les plus abstraites. C’est du Rousseau, moins le charme et l’harmonie. Lamennais ne fut jamais qu’un imitateur. Après Rousseau, c’est la Bible qu’il a imitée dans les Paroles d’un croyant.
On a raison, certes, de chercher l’originalité ; mais l’originalité qu’il faut éviter à tout prix, c’est celle qui résulte de l’imitation étroite et servile[40].
[40] Sur les Paroles d’un croyant, pastiche du style biblique, voir le Bossuet et la Bible, du père de la Broise, p. 73.
Malgré leur soif du nouveau et leurs efforts d’originalité, nos romanciers contemporains ne sont pas parvenus à renouveler le roman. Les surenchérisseurs ont beau se démener, tous nos romans se ressemblent ; quand on en a lu un, on les a tous lus ; ils n’ont qu’un thème : l’amour ; qu’un héros : l’amant ; qu’un type de femme : la maîtresse. On n’écrit des romans que pour exalter l’amour, pour déshonorer l’amour, pour peindre l’amour dans tous ses gestes, sous toutes ses formes. Quelques auteurs gardent bien encore le culte du mariage et des bonnes mœurs (Maria Chapdelaine, etc) ; la majorité ne voit dans un roman qu’une histoire sexuelle. On dédaigne les sentiments et les caractères ; le but, l’idéal, c’est l’alcôve.
« Voilà pourquoi, dit Claveau, le roman paraît souvent faux et fade aux hommes mûrs, qui ont généralement sous les yeux des réalités toutes différentes de ces chimères. Voilà pourquoi le rôle que l’amour y joue, et, je le répète, la place qu’il y tient se présentent à leurs yeux désabusés comme un rôle et une place de convention, une sorte d’usurpation sentimentale et littéraire où la vérité n’a rien à voir, un mensonge pour les dames. Entre nous, est-ce que l’amour, tel qu’on le rencontre dans les romans, gouverne notre existence aussi complètement que les romanciers veulent bien le dire ? Est-ce que vraiment il l’accapare et l’absorbe, d’un bout à l’autre, au point où ils le prétendent ? Et surtout est-ce qu’il y fait autant de bruit qu’il en fait chez eux ? Les vrais héros de roman, les agités, les emballés, les romantiques d’autrefois, les Antonys qui poussent des cris et commettent des crimes, sont des exceptions. Nous ne voyons rien de pareil autour de nous. »
On s’explique très bien, au fond, que les trois quarts des écrivains écrivent des romans d’amour. Tout le monde n’est pas capable de créer des personnages vrais, mais chacun se croit compétent en amour, parce que l’amour est la passion la plus générale, la plus littéraire, bien qu’elle soit absente de pièces de théâtre comme Athalie et Mérope. Un auteur de talent, Gaston Chérau, consacre deux volumes à décrire les vertiges de la corruption la plus basse chez une malheureuse créature, qui parcourt toute la carrière du vice, jusqu’au couronnement conjugal, offert par un idéaliste et peu scrupuleux militaire. On n’a pas besoin d’expérience pour écrire des romans d’amour ; l’imagination suffit. Voilà pourquoi les jeunes gens font des œuvres fausses. Ces brûlants Eliacins sont peut-être de parfaits amants ; en littérature ce sont presque toujours de mauvais auteurs.
Les femmes et les jeunes filles, quand elles se mêlent d’écrire, tombent dans le même travers. On n’imagine pas la quantité de romans ultra-passionnés que ces sentimentales bas-bleus viennent proposer aux grands journaux.
J’en connais une, la plus honnête créature du monde, qui, non seulement n’écrit que du roman passionnel, mais à qui l’amour ordinaire ne suffit pas ; elle complique les crises les plus raffinées par des efforts d’analyse qui n’arrivent pas à leur donner la vie, parce qu’il n’y a rien de plus difficile que de donner la vie à ce qui est faux ou exceptionnel. Son talent (car elle en a) cherche de préférence les terrains stériles où ne pousse aucune fleur respirable ; si bien qu’après avoir fermé ses livres, on ne sait plus trop ce qu’on a lu et qu’il n’en reste absolument rien. Et cette aimable personne s’étonne de n’avoir pas de succès !
Et non seulement tous les romans se ressemblent, mais chaque auteur recommence le même livre. Très peu éprouvent le besoin de se renouveler comme Flaubert. L’auteur de Madame Bovary, qui semblait destiné à publier toute une suite de romans modernes, donne un roman antique, Salammbô ; puis, revenant au genre contemporain, il écrit l’Education sentimentale, récit haché menu, train-train du détail quotidien, qui devait servir de modèle à toute l’école réaliste. Continuant son évolution, Flaubert produit la Tentation de saint Antoine, un dialogue d’érudition historique, Trois contes, dont un antique, et Bouvard et Pécuchet, œuvre d’une originalité déconcertante. Ce besoin de renouvellement ne tourmente pas nos romanciers contemporains.
Mais la vraie et la grande cause de la décadence du roman français, ce qui l’empêche de se renouveler, on ne le redira jamais assez, c’est son rabâchage autour du même et éternel sujet : l’amour.
Les écrivains anglais ont, sous ce rapport, une compréhension bien plus large des réalités qui peuvent entrer dans le roman.
La supériorité du roman anglais, c’est que l’adultère, la passion, l’amour, y sont choses secondaires, qui n’accaparent ni toutes les situations du récit, ni toutes les préoccupations de l’auteur. En France, un roman a toujours pour sujet l’idée d’une faute. Le roman anglais, au contraire, vit d’honnêteté et tire des gens honnêtes l’intérêt que les auteurs français tirent d’un coquin ou d’une femme équivoque.
En dehors des sujets à thèse, nos romanciers ne prennent au sérieux ni le mariage, ni la famille, ni les enfants, ni la vie domestique, ni les caractères, ni les manies, ni les types. C’est avec cela, au contraire, que les Anglais composent leurs livres. Ils savent regarder autour d’eux, sans quitter leur salle à manger, sans sortir de leur maison. La valeur qu’ils accordent à l’honnêteté et à la famille non seulement leur crée une originalité, mais leur donne un ton que nous ne connaissons pas, un ton de naïveté et de profondeur qui rend parfois leur dialogue d’une drôlerie inimitable. En France, nous nous imaginons être profonds quand nous sommes ennuyeux, et nous jugeons toujours le vice plus intéressant que l’honnêteté. Sauf de rares publications, dont l’audace dépasse alors notre réalisme, la passion est presque toujours au second plan dans la production anglaise, et elle est rarement cynique.
Sous peine de stérilité ou de rabâchage, il faut donc absolument réagir contre cette tournure d’esprit qui consiste à ne concevoir le roman français que sous sa forme passionnelle, et à croire que le roman honnête ne relève pas des procédés d’observation. On a le plus grand tort de considérer comme des données invraisemblables les sentiments nobles et supérieurs qui sont l’honneur de la nature humaine. Le sacrifice, l’héroïsme, le devoir, le désintéressement, l’idéal sont des choses qui existent et qui peuvent devenir des réalités vivantes, comme le prouve le succès du Rosaire de Mme Barclay, de Maria Chapdelaine et des œuvres d’Henry Bordeaux.
Au surplus, quel qu’il soit, il faudra vous décider et savoir bien choisir, le genre de romans que vous voulez écrire. Tout dépendra de votre tournure d’esprit. Si vous êtes un homme sérieux, vous ferez du roman sérieux ; si vous avez de la verve et de l’esprit, vous ferez du roman gai. Le roman gai est un genre spécial. Il n’est pas facile d’émouvoir le lecteur ; il est encore plus difficile de le faire rire, bien que le rire « soit le propre de l’homme ». Le roman d’observation est généralement peu compatible avec le rire, « La plaisanterie, dit Pierre Lasserre, ne va pas sans une certaine charge, qui est très vite de la fiction et du mensonge. L’observation vraie n’est, au fond, ni spirituelle ni bouffonne : elle est volontairement sérieuse[41]. »
[41] Cinquante ans de pensée française, p. 41.
Pour un Courteline, qui s’est fait un nom dans le genre comique, cent auteurs grimacent et végètent. Rien ne vieillit comme l’esprit. Le persiflage ne survit pas à l’actualité. On me dispensera de citer les noms des malheureux auteurs qui s’évertuent à être amusants sans parvenir à dérider le public. L’inconvénient du comique est de forcer la note. La plaisanterie est toujours déformatrice de vérité, et, quand elle n’est pas ennuyeuse, elle est menteuse. Même à dose discrète, l’esprit fatigue. Voyez comme Sterne et Xavier de Maistre paraissent aujourd’hui insignifiants. On se demande comment on a pu admirer des livres comme le Voyage autour de ma chambre.
Évitez avant tout ce genre d’esprit facile, qui fait dire à un jeune auteur, à propos de son chien et à la manière de Sterne : « Je résolus de lui faire observer que la vie qu’il menait autour de nous ne convenait guère à un chien de bonne maison. Asseyez-vous, lui dis-je. Il s’assit. Écoutez-moi bien. Il retourna la tête et affecta de ne pas m’entendre. Je lui expliquai les raisons qui devaient le forcer à réfléchir et à se mieux conduire. Il n’eut pas l’air de me comprendre et je commençai à suspecter sa bonne foi… etc. »
Ce ton est démodé.
Mais prenons garde de ne pas tomber dans l’outrance pour vouloir éviter la fadeur. La drôlerie est à la mode ; on cultive le baroque et le pince-sans-rire. Laissons ces clowneries à l’esprit anglais. Une caricature géniale comme Ubu roi finit par n’être plus qu’une farce de collégien. On ne se maintient pas longtemps dans la drôlerie. Le roman vit de vérité, non de déformation.
Signalons également le goût de la complication psychologique, qui séduit si souvent les jeunes gens et les femmes. Nous avons dit dans notre dernier volume ce qu’il fallait penser de la psychologie ; nous avons essayé de montrer par quelques exemples en quoi consiste la mauvaise psychologie. Nous ne reviendrons pas là-dessus.
La vraie psychologie est une décomposition des mouvements de l’âme par petits faits réels et précis. Elle consiste à montrer les sentiments en marche et en action. C’est la psychologie de Marivaux dans Marianne, de Stendhal et de Tolstoï. Elle ne vieillira pas.
La mauvaise psychologie n’est qu’un énoncé de motifs, le commentaire des dispositions intérieures d’un personnage, un train-train narratif, un examen sur place d’hypothèses monotones. Un personnage est-il en face d’une situation donnée, aussitôt le bavardage commence ; on rôde autour, on pèse le pour et le contre, on déduit les possibilités et les conséquences. Qu’allait-il faire ? Où irait-il ? Qu’adviendrait-il ? Et ainsi pendant trois cents pages. N’en eût-il que cent, un tel roman serait encore trop long. Avec Fumées de Tourguénieff et Notre cœur de Maupassant, qui n’en font qu’un, le mauvais psychologue trouvera le moyen de faire un livre de radotages qui n’aura plus l’apparence de la vie.
Il faut donc très sérieusement se méfier de ce qu’on appelle pompeusement la psychologie, lepoint de vue psychologique. L’abbé Prévost se préoccupait très peu du point de vue psychologique quand il écrivait Manon Lescaut, ni Richardson non plus, ni Cervantès, ni même Balzac dansEugénie Grandet et les Parents pauvres. Ils ont simplement créé des personnages vivants.
Il est des auteurs qui surenchérissent, à qui la psychologie ne suffit pas et qui ont la prétention de mettre dans le roman de la philosophie et même de la sociologie. C’est le comble. Un roman évidemment a toujours une portée philosophique ou sociale. Quelle œuvre eut plus d’influence sociale que Werther et René ? Ni Gœthe ni Chateaubriand n’ont pourtant voulu faire de la philosophie. Quant à écrire des romans pour moraliser le peuple, c’est une chimère qui ne pouvait tenter que des esprits généreux, comme Lamartine et George Sand[42].
[42] Voir la préface de Geneviève.
La philosophie n’est ni un but ni un programme. Balzac appelait Études philosophiques des romans d’observation comme les autres. Celui qui porte le titre le plus abstrait, la Recherche de l’absolu, est justement un de ses récits les plus profondément humains, celui où il a dessiné quelques-unes de ses créations les plus humaines, Balthazar Claës, Mlle et Mme Claës. Les romans proprement philosophiques, comme Louis Lambert et Séraphita, condamnent le genre par l’ennui qu’ils dégagent. Presque tous les romans philosophiques de George Sand ont vieilli, tandis que Valentine, le Marquis de Villemer, François le Champi, la Petite Fadette, la Mare au diable, conservent toute leur fraîcheur.
« George Sand, dit très justement Mazade, fait des ouvriers déclamateurs, des paysans presque philosophes. Dans ses personnages on cherche des hommes ; on trouve des sophismes qui marchent[43]. »
[43] Cité par Mme Pailleron, Les Derniers Romantiques, p. 19.
Laissons donc de côté la philosophie. Elle n’a rien de commun avec la littérature et ne peut que lui nuire. Mieux vaudrait plutôt transporter dans le roman les mœurs électorales de notre temps. Nous avons sur ce sujet quelques livres excellents, et le champ est loin d’être épuisé. Le monde de la politique est un bon terrain pour la peinture des ambitions et des caractères.