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"Comment on devient écrivain" d'Antoine Albalat - 1925
Chapitre 2 : Le style et le roman

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L’envahissement du roman. — L’argent et le roman. — La loi du travail : George Sand, Villiers de l’Isle-Adam, Paul Arène, Baudelaire. — Le mauvais style.

 

M. Gaston Rageot se demandait, il y a une vingtaine d’années, « si le public français avait jamais eu le goût du roman. Le bourgeois français, dit-il, l’ancien voltairien, a l’esprit plus positif que romanesque[9] ».

[9] Le Succès, p. 16.

Voltairien ou non, je crois, au contraire, que le public français a toujours lu beaucoup de romans.

Claveau raconte à ce sujet une anecdote caractéristique. « Lorsque Bonaparte s’embarqua sur l’Orient pour son expédition d’Égypte, il eut soin d’emporter à bord toute une bibliothèque, d’ailleurs composée à l’impromptu et au hasard, et il comptait sérieusement sur cette littérature pour tromper les ennuis de la traversée. Il s’aperçut bientôt qu’il n’y avait pas compté en vain, car il trouva un jour tous les personnages, déjà illustres, qu’il emmenait avec lui, plongés dans leurs lectures au point de ne pas même remarquer sa présence. Et alors, avec ce curieux besoin d’inquisition qui était en lui : « Que lisez-vous là, Muiron ? — Un roman, général ! — Et vous, Berthollet ? — Un roman ! — Et vous, Desaix ? — Un roman ! — Et vous, Monge ? — Un roman ! Tous, et même Monge, des romans ! » Bonaparte les plaisanta un peu sur ce goût ; mais que lisait-il donc lui-même ? Homère et Ossian, c’est-à-dire les deux plus grands romanciers connus, qui ont sur tous les rivaux cet avantage inappréciable, cette supériorité extraordinaire et essentiellement romanesque de n’avoir peut-être jamais existé ni l’un ni l’autre ![10]. »

[10] A. Claveau, Contre le flot, p. 159.

La vérité, c’est qu’à toutes les époques on a dû lire des romans en France ; je crois cependant qu’on n’en a jamais autant lu ni autant publié qu’aujourd’hui.

Cette surproduction a fini par tromper quelques esprits optimistes, qui entrevoient déjà l’éclosion d’une prochaine renaissance littéraire. Examinant notre école de romans contemporains, Rosny, Benoit, Hamp, Colette, Bourget, Hermant, Duvernois, etc., M. Strowski est d’avis que « la littérature contemporaine s’est épanouie comme un jardin au soleil de mai ; que des talents nouveaux se sont révélés, et que nous allons voir des Chateaubriand, des Hugo et des Lamartine, ou plutôt que nous les avons déjà sans savoir encore les reconnaître[11] ».

[11] La Renaissance littéraire, préface.

Je n’aperçois pas encore très bien, pour ma part, ces nouveaux Chateaubriand et ces futurs Lamartine qui vont régénérer les lettres françaises. Je suis seulement frappé par le monstrueux débordement de tant d’œuvres d’imagination insignifiantes et médiocres.

« Il est actuellement impossible, dit un programme de la Chronique des lettres, de suivre le mouvement littéraire. Le nombre des livres nouveaux augmente sans cesse. C’est ainsi que le bulletin d’un éditeur annonçait dernièrement la publication imminente de plusieurs milliers de volumes, à raison de dix à vingt par jour ! Même en tenant compte d’une exagération évidente, il n’est pas moins certain que ceux des lecteurs qui cherchent dans les livres autre chose que la distraction d’une heure, ne peuvent plus s’y reconnaître. »

Le roman, il faut bien le dire, forme le fond de cette effroyable production, que la bourgeoisie française ne suffit pas à dévorer et qui va alimenter le public européen. Pannes de librairies, psychologies pédantes, livres licencieux ou ennuyeux, c’est sur ces milliers de spécimens au rebut que l’étranger nous connaît, nous juge, — et nous méprise.

Le roman a tout envahi. On fait des romans avec n’importe quoi, sur n’importe quoi. « Le roman, dit Lucien Delpech (Revue de Paris, 15 juillet 1923), n’est plus un genre, c’est un dépotoir. Il n’a pas plus d’existence littéraire que le journal, puisqu’on y trouve tout… Non seulement on est en train de tuer le roman, mais on le déshonore. »

Sur dix volumes qui paraissent, on compte bien neuf romans, de tout format et de tout prix, populaires ou illustrés, célèbres ou inconnus, fignolés ou bâclés, passionnés ou douceâtres. Le roman pullule, comme l’herbe pousse, comme le blé mûrit. On réédite les ancêtres, les Gaboriau, Frédéric Soulié, Paul Féval, Eugène Sue, Ponson du Terrail, Richebourg, Paul de Kock, Alexis Bouvier, Ulbach, Champfleury… Les auteurs tombés dans le domaine public sont ramassés et remis à neuf. Et on ne s’arrêtera pas là : on rééditera la comtesse Dash, Émile Souvestre, Clémence Robert, Louis Énault, Alexandre Lavergne, Charles Deslys, Alfred de Bréhat, Roger de Beauvoir, Octave Féré, Amédée Achard…

Devant ces torrentielles résurrections, le public s’affole et finit par tout accepter. « J’ai entendu un petit bourgeois me dire ; Monsieur, nous prenons ce qu’on nous donne ; nous aimerions mieux des choses plus belles. Mais, quand on a l’habitude d’aller au théâtre, il faut bien écouter ce qu’on a mis sur l’affiche[12]. »

[12] Alfred Mortier, Dramaturgie de Paris, p. 240.

D’après la Bibliographie de la France, notre confrère M. André Billy a établi la statistique comparative des ouvrages littéraires publiés au cours des deux dernières années :

En 1923 ont paru 1 579 volumes ressortissant à la littérature d’imagination ; 1009 romans, 284 pièces de théâtre, 286 volumes de vers.

En 1922, on avait publié 976 volumes, 366 pièces de théâtre, 395 volumes de vers.

« Il est curieux de noter qu’en 1913 il avait paru 860 romans et 457 volumes de vers, et qu’en 1875 on éditait 707 romans et 680 volumes de vers. En somme, on éditerait de moins en moins de vers et de plus en plus de romans. »

Le roman est devenu un commerce comme celui de la betterave ou de la pomme de terre. Les Revues payent le manuscrit, l’éditeur lance le volume, il se vend, et on recommence. L’écrivain ne travaille que pour gagner de l’argent.

Le mal n’est pas nouveau, dira-t-on. De tous temps, les romanciers ont recherché l’argent. Qui fut plus intéressé que Balzac ? A en croire Veuillot, qui raconte le trait dans Çà et là, quelqu’un ayant demandé à l’auteur du Père Goriot quel but il se proposait en écrivant tant de volumes, le grand romancier répondit : « Mon but est tout simplement de me faire 50 000 francs de rente. » Le mot est-il exact ? Balzac n’a-t-il pas voulu mystifier son auditeur ? Traqué par ses créanciers, renonçant au luxe de ses débuts, qui blâmerait Balzac d’avoir voulu gagner de l’argent pour payer ses dettes ? L’auteur d’Eugénie Grandet rêva toute sa vie la fortune ; mais ses besoins d’argent n’influencèrent jamais sa conscience d’artiste. Fidèle historien des mœurs de son temps, il poursuivit son œuvre sans sacrifier son idéal, et il n’eût pas retranché une description de ses livres pour plaire à des lecteurs qu’il se proposait non pas d’exploiter, mais de conquérir. Il fut harcelé, non dominé par ses dettes, et il sauva du naufrage l’honneur du talent. Balzac écrivait vite et expiait sa hâte sur les épreuves ; mais il ne bâclait ni son sujet, ni ses personnages, ni l’observation, ni la vérité humaine. Stendhal aussi produisait fiévreusement, et celui-là non plus n’a pas travaillé pour le succès. Il acheva sans faiblesse une œuvre qu’on ne devait lire qu’après sa mort, à une date qu’il fixait lui-même.

Ce type d’écrivain est aujourd’hui introuvable. Seul Marcel Proust a donné cet exemple de désintéressement et de patience. On n’écrit plus des livres ; on en fabrique. Je connais des auteurs qui refont chaque année l’ouvrage à la mode. Ils écriraient un poème épique, si on en publiait encore.

La question d’argent ravage la littérature. On ne parle plus que traités, droits d’auteurs, tirages. Les commerçants ne sont pas plus âprement hypnotisés par le problème des débouchés et des ventes. Les prix littéraires n’ont fait qu’exaspérer cette soif de rémunération immédiate. C’est ce qui explique la mauvaise qualité du roman à notre époque. Sauf quelques exceptions, trois ou quatre noms peut-être, il n’y a plus ni écrivains, ni créateurs, ni artistes. Il n’y a que des improvisateurs. On n’est écrivain, artiste et créateur que par la persévérance et le travail. Victor Hugo travaillait avec la régularité d’un fonctionnaire, utilisant tout ce qui lui tombait sous la main, dictionnaires, vieilles rimes de Delille, anciennes épopées, articles de magazines. Musset aimait mieux attendre la seconde inspiration, et refaire, au lieu de corriger ; et on voit bien, en effet, tout ce qui traîne de négligences et de lambeaux de prose dans ses meilleurs poèmes. Les romantiques se donnèrent d’abord comme des inspirés et commencèrent par monter sur un trépied. Lamartine croyait à l’inspiration spontanée. « Créer est beau, disait-il, mais corriger, changer, gâter est pauvre et plat. C’est l’œuvre des maçons et non pas des artistes. » Les manuscrits de Lamartine portent pourtant de nombreuses traces de tâtonnements, variantes, essais plus ou moins heureux, et même pas mal de surcharges. « Tout doit se faire à froid », disait Flaubert, qui ne cachait pas son admiration pour Buffon et le Discours sur le style. On connaît la facilité de Théophile Gautier. L’auteur du Roman de la momie soutenait les deux théories, celle de l’inspiration et celle du labeur[13]. S’il faut en croire Goncourt, Gautier était de ceux qui prenaient la plume sans songer à ce qu’il allait écrire. En réalité Gautier a toujours été partisan du travail. Les romantiques avaient, au fond, les mêmes doctrines que les classiques, parce qu’il n’y en a pas d’autres. Champfleury lui-même mettait deux ou trois ans à faire un livre, à lire, étudier, compulser. « J’ai écrit longuement, goutte à goutte, le livre qui paraîtra en deux mois à la Presse et qui, en volume, demandera à peine huit heures de lecture[14]. »

[13] Théorie de l’art pour l’art, par A. Cassagne, p. 413.

[14] Firmin Maillard, Cité des intellectuels, p. 148.

Parlant « du labeur qu’exige la poésie », Baudelaire, qui fut un admirateur de Buffon, ne se gênait pas pour déclarer que « l’inspiration consistait à travailler tous les jours ». « L’orgie, disait-il, n’est plus la sœur de l’inspiration… Une nourriture substantielle, mais régulière, est la seule chose nécessaire aux écrivains féconds. L’inspiration est décidément la sœur du travail journalier. Ces deux contraires ne s’excluent pas plus que tous les contraires qui constituent la nature. L’inspiration obéit, comme la faim, comme la digestion, comme le sommeil[15]. »

[15] Baudelaire, Pages de critique.

Certains écrivains comme Stendhal et George Sand, furent radicalement incapables de refaire et de corriger. Le cas de George Sand est déconcertant. Elle était de la grande race des prosateurs classiques. Très liée avec Flaubert, George Sand s’ébahissait de voir le malheureux auteur deMadame Bovary suer sang et eau, crier jour et nuit son martyre, « tourner et retourner deux jours entiers un paragraphe sans en venir à bout », et presser sa malheureuse cervelle pour trouver un mot. Devant de pareilles souffrances, George Sand en arrivait à douter d’elle-même et à se demander si sa propre facilité n’était pas un signe d’infériorité. « Quand je vois, disait-elle, le mal qu’il se donne pour faire un roman, ça me décourage de ma facilité, et je me dis que je fais de la littérature de savetier[16]. »

[16] Cité par Firmin Maillard, Cité des intellectuels, p. 150.

Il est intéressant de constater cette inquiétude chez un auteur qui a publié près de cent volumes et dont la fécondité troublait même Buloz. L’incomparable diction de George Sand ne compense pas toujours, en effet, son absence de relief et sa timidité descriptive, bien que son sens de la nature lui ait souvent inspiré des descriptions très vivantes, notamment dans ses Lettres d’un voyageur. On peut dire de ses meilleurs romans champêtres ce que Gœthe disait de Claude Lorrain : « Il a atteint la vérité, mais non la réalité. » En tous cas, le style et le dialogue de George Sand ont quelque chose de divinement contagieux. Ouvrez ses livres : c’est la vie même. Fermez le volume, réfléchissez, vous avez l’impression qu’il manque à cette prose je ne sais quelle résistance, l’épaisseur, la solidité de couches seules capables de braver le temps. George Sand n’avait pas besoin de cultiver son champ, tandis que d’autres terrains demandent à être travaillés pour donner toute leur récolte.

On est surpris quand on lit sa correspondance avec Flaubert. On aperçoit bien ce qui devait les séparer ; on ne voit pas très bien ce qui pouvait les rapprocher. Ils représentent deux méthodes inconciliables. L’un incarnait la rature laborieuse ; l’autre la facilité intarissable. Tous deux, par des procédés différents, font figure de grands écrivains. Avec trois ou quatre volumes, Flaubert a atteint la réputation des cent volumes de George Sand.

Villiers de l’Isle-Adam est un autre exemple des inconvénients qui résultent du manque de travail. Avec du travail il eût fait une œuvre de premier ordre ; faute d’effort et de labeur, son Axel, par exemple, quoique plus dramatique, n’a pas dépassé l’Ahasvérus de Quinet. Le dialogue entre Axel et maître Janua, qui ouvre la troisième partie, le début de la scène I de la première partie, les deux longues tirades de l’archidiacre, à la prise de voile (scène VI, 1re partie), les adjurations amoureuses et tentatrices de Sara dans la salle des tombeaux, sa logique invitation aux voyages exotiques, tout cela est du pur Ahasvérus… Même prose sans plasticité, même déclamation sans relief, même rhétorique inexpressive. Ahasvérus, c’est Axel, avec beaucoup de la première Tentation de saint Antoine de Flaubert. Quinet fait parler le Sphinx, la reine de Saba, les mages, les fées, Attila, les cathédrales, Charlemagne, Babylone, Béatrix, Héloïse, Rome, l’Océan, Athènes, le Vatican, le Christ[17].

[17] On peut comparer ce style poétique avec celui du vrai Flaubert (dernier texte) en relisant ce que dit Quinet de la Pythie (p. 359 et 303) et la tirade du désert (p. 129).

On ne peut pas dire pourtant que Villiers ne travaillait pas. « Il éprouvait, dit M. Bersaucourt, une peur presque maladive du mot impropre ou de la locution vicieuse. » « Il n’y a pas en cette matière de petites choses, confiait-il à Adrien Remacle, le directeur de la Revue contemporaine. On écrit : l’Heure s’avance. Soit. L’heure féminine, personnification du temps, peut s’avancer ; mais croyez-vous qu’il m’était arrivé dans un conte, de laisser écrit : l’Heure était avancée, comme le coupé de la marquise ou un fromage[18] ? »

[18] Au temps des Parnassiens, p. 47.

Delacroix s’était très bien rendu compte des difficultés que présente l’art d’écrire, supérieures, selon lui, aux difficultés de l’art de peindre. Il semble parfois avoir pressenti le terrible labeur de Flaubert :

« Pour le peu que j’aie fait de littérature, dit-il, j’ai toujours éprouvé que, contrairement à l’opinion reçue et accréditée, il entrait véritablement plus de mécanique dans la composition et l’exécution littéraire que dans la composition et l’exécution en peinture. Il est bien entendu qu’ici mécanisme ne veut pas dire ouvrage de la main, mais affaire de métier, dans laquelle n’entre pour rien l’inspiration. J’ajouterai même, mais pour ce qui me concerne et eu égard au peu d’essais que j’ai faits en littérature, que, dans les difficultés matérielles que présente la peinture, je ne connais rien qui réponde au labeur ingrat de tourner et retourner des phrases et des mots, pour éviter soit une consonance, soit une répétition. J’ai entendu dire à tous les gens de lettres que leur métier était diabolique, et qu’il y avait une partie ingrate dont aucune facilité ne pouvait dispenser[19]. »

[19] Delacroix, Œuvres littéraires, t. I, p. 92.

Tous les écrivains n’ont pas également compris la nécessité du labeur littéraire. Sainte-Beuve avait de la peine à se persuader que La Fontaine « fabriquait du naturel avec du travail ». L’effort est pourtant sensible chez le fabuliste. Sa naïveté est réelle ; on sent seulement qu’elle vient de loin, qu’elle est d’une qualité réfléchie. Même trompe-l’œil pour les contes de Paul Arène, merveilles de simplicité familière. On jurerait que celui-là non plus ne travaillait pas. On se tromperait :

« A cette écriture qui nous semble si facile, nous dit son ami Léopold Dauphin, Arène ne parvenait qu’à force de soins, récrivant des feuillets entiers, raturant sans cesse des mots, des passages, jusqu’à ce qu’il fût complètement satisfait. Personne ne soupçonnait la peine infinie dont il souffrait. Ainsi un jour nous nous trouvions ensemble chez Ferdinand Fabre. L’auteur des Courbezon avait une crise de goutte qui le clouait dans son fauteuil, la jambe allongée sur une chaise basse. Fabre se plaignait des difficultés qu’il éprouvait à mettre d’aplomb une bonne page et enviait Paul Arène d’arriver si aisément à la perfection du style : « Vous êtes bien heureux, dit-il, d’écrire sans effort. Arène ne répondit que par un haussement d’épaules, que Fabre n’aperçut pas[20]. »

[20] Georges Baume, Parmi les vivants et les morts, p. 40.

Il y a dans le travail, refontes et ratures, une vertu intérieure, une ressource de résistance qui n’ont pas échappé à des écrivains comme Malherbe, Boileau, Buffon et Flaubert. L’auteur de Salammbô se méfiait de tout ce qui était trop facilement écrit.

Une femme d’esprit, Mme de Charrière, disait avec beaucoup d’à-propos : « Quand la plume ne va pas comme d’elle-même, il n’en faut pas moins qu’elle aille. On s’imagine qu’elle ira mal, mais point du tout : les plumes qu’on gouverne sont à la longue les seules qui aillent bien. On attend qu’on soit en train, tandis qu’il ne tient qu’à nous de nous y mettre… Je ne recommence que pour faire plus mal, disent beaucoup de gens. Qu’en savent-ils ? Ont-ils jamais bien obstinément recommencé ? L’esprit est comme la main, comme le pied, la jambe, et l’on devient capable de penser, de parler, d’écrire, comme de danser et de jouer du clavecin, à force d’exercice… Vouloir fortement, décidément et obstinément vouloir, fait venir à bout de tout ; mais vouloir ainsi est déjà un don du ciel, un talent très rare. »

Ces questions de travail et de métier sont très importantes. Quand Alphonse Daudet publia l’Histoire de mes livres et raconta comment il composait ses romans, Jules Lemaître signala l’intérêt que présentait ce genre de confidences ; et, à ce propos, dans la Revue bleue du 25 février 1888, M. Henri Berr recommandait aux auteurs « de nous faire connaître par le menu le tempérament, l’origine de leur vocation, la formation intérieure de leurs œuvres, les influences qu’ils ont subies », et il ajoutait judicieusement que cela pouvait rendre possible « la création d’une esthétique expérimentale et historique[21] ».

[21] L’Algérie d’Alphonse Daudet d’après « Tartarin de Tarascon », par Léon Degoumois, p. 158.

Baudelaire a insisté sur l’utilité pratique de ces confidences de travail et de métier :

« Bien souvent, dit-il, j’ai pensé combien serait intéressant un article écrit par un auteur qui voudrait, c’est-à-dire qui pourrait raconter pas à pas la marche progressive qu’a suivie une quelconque de ses compositions, pour arriver au terme définitif de son accomplissement. Pourquoi un pareil travail n’a-t-il jamais été livré au public, il me serait difficile de l’expliquer ; mais peut-être la vanité des auteurs a-t-elle été, pour cette lacune littéraire, plus puissante qu’aucune autre cause. Beaucoup d’écrivains, particulièrement les poètes, aiment mieux laisser entendre qu’ils composent grâce à une espèce de frénésie subtile ou d’intuition extatique, et ils auraient positivement le frisson, s’il leur fallait autoriser le public à jeter un coup d’œil derrière la scène et à contempler les laborieux et indécis embryons de pensées, la vraie décision prise au dernier moment, l’idée si souvent entrevue comme dans un éclair et refusant si longtemps de se laisser voir en pleine lumière, la pensée pleinement mûrie et rejetée de désespoir comme étant d’une nature intraitable, le choix prudent et les rebuts, les douloureuses ratures et les interpolations, — en un mot, les rouages et les chaînes, les trucs pour les changements de décor, les échelles et les trappes, — les plumes de coq, le rouge, les mouches et tout le maquillage qui, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, constituent l’apanage et le naturel de l’histrion littéraire[22]. »

[22] Œuvres critiques. La Genèse d’un poème.

Les débutants s’imaginent qu’il suffit, pour être écrivain, d’avoir de la facilité et du naturel. Ils ne se doutent pas qu’il y a une fausse facilité et un faux naturel, et ils croient avoir un style à eux, quand leur style est tout simplement celui de tout le monde. On est dupe de sa verve, la phrase coule, le dialogue pétille ; on ne prend pas garde que le fond et la forme sont du déjà lu, et que tout cela ne peut faire qu’une œuvre insignifiante.

Balzac signalait ce genre de style, dans sa Revue parisienne, à propos d’Eugène Sue :

« M. Sue écrit comme il mange et boit, par l’effet d’un mécanisme naturel ; il n’y a là ni travail ni effort. La phrase est d’une désespérante uniformité. Pas une idée, pas une réflexion, pas un seul de ces traits incisifs, concis, qui doivent distinguer l’écrivain français entre les écrivains, ne relève cette prose molle et lâche. La forme que M. Sue a trouvée une fois est comme le moule qui sert à une cuisinière pour toutes ses crèmes[23]. »

[23] Cité par M. Bersaucourt, Études et Recherches, p. 40.

Encore s’agit-il ici d’une prose banale, très reconnaissable, dont on peut se méfier. Il est une autre prose plus dangereuse, que j’appellerais l’émail du bon style, les jolis clichés de ceux qui écrivent bien. Je connais des jeunes gens qui ont attrapé ce ton et s’imaginent avoir un style, alors qu’ils écrivent, non pas cette fois avec le style de tout le monde, mais avec le style d’un autre. Ils diront par exemple : « Exquises, ces figues cueillies dans la rosée matinale, aux premiers feux du soleil montant », sans voir qu’ils refont la phrase d’Alphonse Daudet : « Délicieuse, cette soirée passée dans le jardin du presbytère, au parfum des roses finissantes, etc. » Les naïfs adoptent un gaufrier qui leur permet d’avoir du talent ; seulement ce talent n’est pas à eux, et ceux qui savent ne sont pas dupes.

Parmi les défauts à éviter, en voici un très répandu, que je trouve indiqué dans le précieuxJacques Amyot de M. Sturel (p. 235). Il s’agit du redoublement inutile de la même idée ou des mêmes expressions synonymes, comme dans ce passage d’un traducteur de Plutarque, Jehan Lodé : « Après la couple et lien nuptial par lequel le prestre et le ministre de la noble déesse Cérès vous a accouplés et conjoincts par mariage, selon la teneur et autorité de la loi du païs, mon jugement et réputation est que le doux parler et amoureux langage, entre vous deux commun et mutuel, vous est moult profitable et nécessaire aussi, pareillement à vostre loy très convenable et correspondant. »

Remarquons qu’aucun de ces termes n’est répété dans le texte grec. Ce redoublement symétrique a été exploité en grand par Massillon[24].

[24] Il ne faut pas confondre ce genre de répétition avec le parallélisme biblique (le deuxième verset paraphrasant le premier) qui est un rythme poétique tout différent.

Du temps d’Arlincourt, on s’imaginait bien écrire en écrivant « comme M. de Chateaubriand », c’est-à-dire en imitant ses défauts, comme dans cette phrase, où M. de Marcellus multipliait les épithètes banales :

« Lorsqu’on admire à loisir la fierté de ces roches sauvages et la grâce de ces vallons ombragés ; qu’on a tour à tour promené ses regards sur le mont escarpé et sur la prairie émaillée, sur l’humble violette et sur l’orgueilleux sapin, il reste dans l’âme, etc. Nous contemplâmes avec effroi unprofond et vaste gouffre, dont les bords revêtus d’un gazon glissant étaient parsemés d’œillets embaumés et de fraises vermeilles ; mais nous résistâmes avec courage à ces appas trompeursemblème funeste des plaisirs perfides d’un monde trop séduisant[25] »

[25] Cité par Raynaud dans son Manuel de style, p. 358.

Alexis de Tocqueville, qui fut un grand travailleur, avait signalé cette manie d’amplification, « cette tendance à renfermer toutes sortes de nuances d’idées dans la même phrase, de façon que, tout en complétant et en étendant la pensée, on énerve et on affaiblit l’expression ».

Il avait raison. Il ne faut mettre dans une phrase ni trop de choses semblables ni trop de choses différentes. Les phrases de Pascal, Rousseau, Montesquieu, Buffon, Voltaire ne contiennent pas énormément de choses à la fois. Bossuet lui-même, dans ses belles périodes, ne verse ses idées ni à droite ni à gauche : il va droit son chemin.

Tocqueville savait mieux que personne ce que le labeur peut ajouter à une première rédaction : « Le premier jet, dit-il, est souvent, comme forme, très préférable à tout ce que la réflexion ajoute après. Mais la pensée elle-même gagne à être longuement creusée, remaniée et reprise, tournée et retournée par mon esprit dans tous les sens. L’expérience m’a appris qu’elle obtenait souvent ainsi sa valeur véritable. Le difficile est de combler une rédaction primesautière avec une pensée très mûrie. Je ne sais si j’y parviendrai jamais. Ce serait déjà beaucoup que de voir clairement ce qu’il faut faire pour cela[26]. »

[26] Cité par Firmin Maillard.

Certains écrivains voient très bien ce qui leur manque et éprouvent cependant une difficulté invincible à se corriger.

« Je suis le premier, dit Ovide, à voir le côté faible de mes ouvrages, quoique un poète s’aveugle souvent sur le mérite de ses vers. Pourquoi donc faire des fautes, puisque aucune ne m’échappe, pourquoi en souffrir dans mes écrits ? C’est que sentir sa maladie et la guérir sont deux choses bien différentes. Souvent je voudrais changer un mot, et pourtant je le laisse, la puissance d’exécution ne répondant pas à mon goût. Souvent (car pourquoi n’avouerai-je pas la vérité ?) j’ai peine à corriger et à supporter le poids d’un long travail : l’enthousiasme soutient, le poète qui écrit y prend goût, l’écrivain oublie la fatigue, et son cœur s’échauffe à mesure que son poème grandit. Mais la difficulté de corriger est à l’invention ce qu’était l’esprit d’Aristarque au génie d’Homère. Par les soins pénibles qu’elle exige, la correction déprime les facultés de l’esprit. C’est comme le cavalier qui serre la bride à son ardent coursier[27]. »

[27] Ovide, Pontiques, III, 9.

 

Publié le 13/09/2024 / 17 lectures
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