L’ambition d’écrire. — La carrière littéraire. — Les dispositions littéraires. — La question du talent. — La vraie vocation. — Le public et le succès. — Comment se fait le succès. — Le rôle de la critique. — Le lancement d’un livre. — Les prix littéraires. — La réclame et la vente.
Écrire est une noble ambition, mais pour écrire il faut avoir du talent. Êtes-vous sûr d’avoir du talent ? La nature donne souvent la vocation sans donner le talent. Un poète médiocre a autant de prétention qu’un grand poète. Les fausses vocations ressemblent aux vocations véritables : elles ont les mêmes exigences, elles procurent les mêmes joies, elles inspirent le même orgueil. Je connais un auteur qui n’a aucune espèce de talent, qui a déjà publié bien des volumes et qui s’indigne à l’idée qu’on veuille enseigner à écrire. « Non, dit-il, mille fois non, ça ne s’enseigne pas. On est écrivain ou on ne l’est pas. » Le malheureux est lui-même, sans le savoir, le pire des écrivains. On refait ses phrases à mesure qu’on les lit. Il écrit naturellement mal, comme d’autres écrivent naturellement bien. Sa vanité et son mauvais goût lui ont fait une sorte de réputation à rebours. Il a le verbe haut, il dit : « Mes livres, mes œuvres, mon métier… » Il est fier d’être homme de lettres.
La nature n’accorde pas à tout le monde les mêmes dons. Vous êtes peut-être né pour être un écrivain de troisième ordre, comme tel autre est peut-être né pour être un écrivain de premier ordre. Il existe un exemple célèbre de la fausse vocation : c’est Chapelain. Sa famille, chose rare, le destinait à la poésie ; il passa pour un grand poète pendant les vingt années qu’il mit à composer la Pucelle. Dès que l’ouvrage parut, Chapelain eut la réputation du plus mauvais poète de son temps.
La poésie est la première des tentations ; très peu y échappent. Quel littérateur ne s’est pas cru poète ? Sainte-Beuve même, esprit critique s’il en fut, débuta par la poésie. Chateaubriand ne consentit jamais à avouer qu’il faisait de mauvais vers ; il en appelait timidement à M. de Fontanes : « M. de Fontanes, disait-il, prétendait que j’avais les deux instruments. » Méry, débutant en littérature, fit ses offres de services à un directeur de journal, qui lui demanda : « Que savez-vous faire ? — Tout ! dit Méry, jusqu’à un poème épique » et c’était vrai. Les hommes les plus prosaïques ont d’abord commencé par faire des vers, s’il faut en croire le vieux dicton : « Grattez le financier, vous trouvez le poète. » « Il n’y a rien de plus intéressant, disait Chateaubriand, dans son style sérieux, qu’un jeune homme qui cultive les Muses. » Nous avons tous connu des camarades de collège qui écrivaient leurs dissertations philosophiques aussi facilement en vers qu’en prose ; et des esprits distingués ont mis en alexandrins le Code et la géométrie, tout comme Benserade mettait l’histoire romaine en rondeaux.
L’ambition d’écrire fait partie de ce fond de vanité qui est le propre de tous les mortels. On veut écrire, non pas parce qu’on croit avoir quelque chose à dire, mais pour le plaisir de faire parler de soi. Rien n’est plus commun que la vocation littéraire ; rien n’est plus rare que le talent. Parmi nos centaines d’auteurs contemporains, à peine quelques noms originaux méritent-ils de survivre. Le reste constitue l’innombrable armée des assimilateurs qui vivent du talent d’autrui.
Le choix d’une carrière a dans la vie une importance que les natures positives comprennent de bonne heure et que les rêveurs de la plume entrevoient toujours trop tard. L’effort très moyen de discipline et de recherche qu’exigent la plupart des positions libérales est presque toujours assez rapidement récompensé par le gain d’une situation pratique. On peut devenir un bon avocat ou un bon médecin sans avoir une très forte vocation. La vocation littéraire est bien différente. Elle est irrésistible, rien n’en garantit le succès. Un bon avocat eût pu être un bon médecin ; un mauvais littérateur ne fera jamais un bon avoué.
Si la littérature est difficilement une carrière pour un homme, c’est encore pire pour une femme. Les femmes s’imaginent avoir la vocation parce qu’elles écrivent plus naturellement que les hommes, quand elles écrivent pour elles. Mais autre chose est de rédiger son journal ou des lettres d’amies, autre chose est d’écrire pour le public. Même si l’on s’obstine, même si la vocation est véritable, à quoi arrive-t-on ? « Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, dit Néera, on perd un peu plus de temps, un peu plus de force, un peu plus d’argent, un peu plus d’illusions. La proportion de la réussite étant de un sur cent (je la mets à ce taux pour ne pas décourager les néophytes, mais en réalité elle est bien moindre), il est fatal que les quatre-vingt-dix-neuf autres ont espéré, lutté, travaillé en vain. »
Ce sera toujours une grosse question que de savoir si l’on a vraiment les qualités nécessaires pour être un bon écrivain. Lorsqu’on voit Flaubert, à la lecture des essais de Maupassant, se contenter de dire : « Je ne sais pas si vous aurez du talent ; pour le moment, vous avez des dispositions », il est permis d’excuser les parents qui ne croient pas aveuglément à l’avenir littéraire de leur fils. D’incontestables écrivains n’ont pas montré dans leur jeunesse des aptitudes bien décisives. On sait après quels tâtonnements Balzac a fini par trouver sa voie. Pierre Loti ne fit pas preuve dans ses classes d’un bien précoce talent[1]…
[1] Le succès dépend souvent de très peu de chose. Sait-on comment débuta Charles Monselet ? La Renaissance nous l’apprend : par une lettre d’Émile de Girardin adressée à M. Rouy, gérant de la Presse :
« Monsieur Rouy,
« Je donne cette lettre à M. Charles Monselet qui est un jeune homme plein de mérite, qui a une charmante écriture, et que je vous engage à prendre avec vous pour mettre vos livres à jour, faire la correspondance et vous servir d’intermédiaire. Il se contente de 1 200 francs par an. Je pourrai lui faire gagner un supplément dans le feuilleton. Il a vraiment du talent (il est tout à fait hors ligne). Il a été dans le commerce à Bordeaux.
« E. de Girardin. »
Le spirituel Monselet recommandé par Girardin, pour mettre « les livres à jour » !…
On ne réfléchit pas ; on se dit : « Pourquoi ne tenterais-je pas la fortune littéraire ? Ce n’est pas par le talent qu’on arrive, mais par la camaraderie et les relations. L’homme de génie reste à la porte d’un journal où trône une rédaction médiocre. Un quart d’heure de recommandation vaut dix années de travail. Librairies, théâtre ou journaux, la littérature est une organisation commerciale dont les débouchés industriels se multiplient tous les jours. Pourquoi n’y aurait-il pas une place pour moi, quand il y en a pour tant d’autres ? »
Et on se lance.
L’avenir seul dira si l’on a eu tort ou raison…
En attendant, puisque le choix est fait et que le sort en est jeté, prenez la plume et écrivez, à condition toutefois d’assurer d’abord votre vie matérielle. Soyez fonctionnaire, ayez une situation ou des rentes, et vous pourrez vous permettre de « faire de la littérature ». Flaubert prétendait que les Lettres sont un luxe et Buffon déclarait qu’il faut mettre des manchettes pour écrire. On dit que la misère est un stimulant. Je n’en crois rien. La misère tue l’inspiration ; elle a fait un révolté de Vallès.
Béranger disait aux jeunes gens : « Ne comptez pas sur les Lettres pour vivre. La littérature doit être une canne à la main, jamais une béquille. Si vous n’avez aucune autre ressource pour vivre, la profession des lettres vous tiendra incessamment dans de telles incertitudes sur les moyens d’exister, que vous ne pourrez sans imprudence ni fonder une famille, ni être assuré d’échapper à la pauvreté dans votre vieillesse. »
Qu’on ait du talent ou non, l’enjeu est terrible : on est un raté, si on échoue. Daudet a été dur pour les ratés. La vie est si injuste ; le succès si incertain ; tant de méchants auteurs réussissent, que le mot raté ne devrait plus être un terme de mépris. Où commence le raté et où finit-il ? Un écrivain connu, et qui meurt pauvre, est-il plus raté qu’un écrivain riche mais ignoré ? On peut avoir de la réputation et ne pas avoir de succès. Barbey d’Aurevilly, Gilbert, Hégésippe Moreau, Verlaine, Glatigny, Villiers de l’Isle-Adam, Gérard de Nerval furent des bohèmes ; peut-on dire qu’ils ont été des ratés ?
En somme, on joue sa vie pour savoir si on aura du talent. Évidemment la confiance en soi est nécessaire ; mais qui peut se croire capable d’écrire pendant des années des ouvrages intéressants ? Je connais des malheureux qui ont eu ce courage et auxquels un beau jour le souffle a manqué. Libraires et revues ont fini par refuser leurs œuvres, et ils se sont trouvés au seuil de la vieillesse à peu près sans notoriété et sans fortune. Ils ont eu du talent ; ils n’avaient pas prévu qu’ils n’en auraient plus.
Il y a deux sortes de vocations : les vocations précoces et les vocations tardives. La plupart des débutants ont le tort de débuter trop tôt. La démangeaison d’écrire les pousse à barbouiller du papier à un âge où l’on ne peut faire que de l’imitation et du pastiche. Les enfants sublimes sont rares, Victor Hugo célèbre à dix-huit ans, Flaubert bon prosateur au sortir du collège, Bossuet prêchant à quinze ans à l’hôtel de Rambouillet…
Il y a aussi les vocations tardives, celles qui hésitent, qui se cherchent, les tâtonnements de Balzac, Rousseau écrivain à quarante ans, Lamartine imitant Parny. Par contre, des jeunes gens qui n’annonçaient que de faibles dispositions se mettent tout à coup à avoir du talent.
D’autres ont non seulement la production facile, mais possèdent surtout l’art de la faire valoir. Perpétuels geignards, quémandeurs infatigables, on les rencontre dans tous les cabinets de rédaction. Aucune humiliation ne les rebute. A force de démarches et d’intrigues, ils réussissent à placer dans les journaux leur inlassable manuscrit, article, nouvelle ou roman, en attendant l’occasion de se présenter à l’Académie. Leur méthode n’est pas à la portée de tout le monde.
La lecture est la grande créatrice des vocations littéraires. On lit et, à force de lire, l’envie vous prend aussi d’écrire.
« La plupart des enfances littéraires, dit Marcel Prévost, sont caractérisées par cette boulimie qui fait absorber pêle-mêle les classiques, les vieux feuilletons, les bouquins religieux, les préfaces des dictionnaires, la collection du Conservateur et Jean-Nicolas Bouilly… L’enfant qui a envie de lire n’importe quoi a l’étoffe d’un intellectuel, voire d’un écrivain et d’un savant[2]. »
[2] Revue de France, 15 novembre 1922.
La vocation littéraire consiste essentiellement dans ce don d’imitation et d’assimilation qui vous pousse à écrire à votre tour un livre, un roman, des pensées ou des impressions personnelles.
Il ne faudrait pas s’imaginer que les écrivains les plus précoces sont ceux qui se débrouillent le mieux et arrivent le plus vite. Ce sont quelquefois les moins doués qui montrent le plus d’ambition.
Il y a une autre catégorie d’auteurs, mais beaucoup plus rares. Ce sont les « modestes ». Ceux-là ne demandent rien à personne, passent leur vie à l’écart et, n’ayant, comme dit George Sand, « d’autres richesses que leur encrier », se considèrent comme arrivés, dès qu’ils ont conquis un peu d’indépendance et trouvé quelque débouché.
On trouve cependant des gens qui sont rebelles à leur propre vocation. Nous avons tous connu l’amateur qui n’écrit pas et qui pourrait écrire. On a beau le solliciter : « Pourquoi ne publiez-vous rien ? » Il sourit : « A quoi bon augmenter la quantité des mauvais ouvrages ? » Ce dilettante, bon juge des autres et de lui-même, est extrêmement rare.
Mais à quoi bon les exemples ? Il faut se décider. Si la vocation est indomptable, si l’inspiration est irrésistible, alors, encore une fois, n’hésitez pas, entrez dans la mêlée, acharnez-vous à vaincre l’indifférence du public et combattez sans illusion. La lutte sera dure, l’encombrement est inouï.
On est épouvanté, quand on suit d’un peu près le mouvement littéraire de notre époque. Jamais on n’a vu se déchaîner une telle frénésie de production, de publicité, d’argent, de réclame. Certes, de tout temps les écrivains ont cherché le succès, mais jamais avec cette soif de réalisation cynique et immédiate.
Qu’est-ce donc que le succès ?
Dans un livre très intéressant, M. Gaston Rageot définit le succès : « Le fait que l’œuvre d’une personnalité a été adoptée par une collectivité. » La définition est un peu vague. Tout dépend du sens qu’on donne au mot adopté. En disant « adopté par le public », M. Rageot a certainement voulu dire : qui plaît au public. Même avec ce sens-là, l’affirmation garde encore quelque chose de trop absolu. Un livre comme Nana ou la Terre de Zola peut avoir un succès de scandale, sans qu’on puisse dire qu’il ait plu ou qu’il ait été adopté par le public. On dit quelquefois d’une pièce de théâtre : « C’est un succès » et la pièce ne va pas loin. Il y a des succès passagers et il y a des succès durables. Au fond qu’est-ce qui prouve le succès ? Le tirage même d’un volume n’est pas une présomption. Il y a de faux tirages, des affiches menteuses, des ouvrages dont on parle peu et qui se vendent, et des ouvrages dont on parle beaucoup et qui ne se vendent pas.
« La richesse et la réussite, dit M. Alfred Mortier, ont un pouvoir si enivrant que j’ai vu de grands écrivains ne faire état que de cela, et raisonner sur ce point comme le dernier des librettistes de music-hall. Je me rappelle à ces propos une phrase d’Émile Zola. Un jour qu’on vantait devant lui le talent d’un de ses rivaux : « Peuh ! fit-il dédaigneusement, il ne tire qu’à 50 000 ! » Ne croirait-on pas entendre quelque Félix Potin raillant le petit chiffre d’affaires d’un épicier concurrent ?
« Mais que prouve le succès ?
« Raisonnons. Est-ce le suffrage de mille, de dix mille, de cent mille, de cinq cent mille personnes ? Est-il fonction du nombre, les romans-cinéma ont bien plus de lecteurs qu’Anatole France ; s’il est fonction de la partie cultivée de la nation, il y a encore une élite dans cette élite ; les avocats, professeurs, médecins, bref « les humanistes » ne sont-ils pas mieux qualifiés pour juger que les négociants, les financiers, les gens de cercle, les sportsmen ?
Il y aurait donc plusieurs espèces de publics ! Il semblerait. Un auteur applaudi cinquante fois à la Comédie-Française estimera bien plus son succès que celui d’un de ses confrères joué trois cents fois à l’ancien Ambigu.
En vérité, je vous le dis, le succès est une énigme singulière. Peut-être, pour la résoudre, faudrait-il tenir compte de l’épreuve du temps[3]. »
[3] Comedia, 31 mars 1922.
Voyez, en effet, la destinée des œuvres célèbres. La publication des Odes et ballades de Victor Hugo n’eut pas grand retentissement. Vigny vendit peu ses premiers poèmes. On préférait Frédéric Soulié à Balzac. D’Arlincourt fut aussi illustre que Chateaubriand. Stendhal n’a été compris que quarante ans après sa mort[4]…
[4] Cf. H. d’Alméras, Ce qu’on lisait il y a un siècle. Grande Revue, décembre 1923.
« Il suffit, dit Rosny aîné, de fréquenter divers milieux littéraires pour se rendre compte de l’instabilité et de la cocasserie de la gloire. Il fut un temps où Alfred de Musset était tombé dans le troisième dessous parmi la génération alors nouvelle (hélas !). On entend de nos jours couramment dire dans les milieux jeunes : « Hugo ? Ça n’existe pas. Loti n’offre aucun intérêt. Flaubert, il faut le déboulonner. » Mais c’est dans le grand public, loin de Paris et des villes importantes, que la gloire révèle toute sa misère. On peut à peine se figurer le nombre de gens qui ignorent totalement Rabelais, Molière, Racine, Lamartine, Baudelaire — ou Ampère, Berthelot, Lavoisier, Lamarck…
« Depuis plus de vingt ans, je m’amuse à interroger, sur ce sujet, au cours de mes voyages ou de mes villégiatures, des gens très simples. J’obtiens les réponses les plus ahurissantes.
« Dans les milieux simples, la gloire apparaît comme une balançoire. Les plus grands des humains n’y laissent qu’un sillage très indistinct, et le plus souvent rien du tout…
« Même dans les milieux moins simples, la renommée est fréquemment une chose ridicule et désordonnée. Personne à peu près ne connaît les plus grands savants, ceux qui ont contribué à nous faire pénétrer dans le mystère du monde. La gloire des écrivains et des artistes va au petit bonheur.
« Une jeune dame, grande lectrice, me disait, il y a trois ans, sur une plage :
« — Le livre de vous que j’aime le plus, c’est Fromont jeune et Risler aîné.
« Pauvre Daudet ! »
Comment expliquer le succès ? Le fabrique-t-on ? Peut-on lancer un livre comme on lance un produit commercial ? On a prétendu que le succès dépendait d’un bon éditeur. « L’argent est là pour activer les choses, dit Albert Cim… Et soyez tranquille, si inepte, si piètre et pitoyable que soit ce fruit de votre veine, il se vendra, atteindra même un mirobolant chiffre de tirage, pourvu seulement que vous ne lésiniez pas, que la réclame soit copieuse et variée, incessante, étourdissante et infatigable[5]. »
[5] le Dîner des gens de Lettres, p. 46.
La prédiction est exagérée. La réclame seule n’a jamais fait réussir un livre ; on n’impose pas au public un ouvrage insignifiant… Qu’un bon lancement pousse les lecteurs, c’est possible, mais ce n’est pas tout. Quand le succès de Kœnisgmark, le premier livre de Pierre Benoit, s’est déclaré en librairie, on avait déjà lu le roman en revue, on en parlait, la rumeur montait. L’éditeur n’eut qu’à activer le mouvement. De même pour Maria Chapdelaine d’Hémon. Le public donna le signal ; la réclame ne vint qu’après. On a vu des éditeurs dépenser beaucoup d’argent sans pouvoir lancer un livre. Si l’ouvrage ne plaît pas, les plus belles annonces du monde, « chef-d’œuvre du jour… cent mille exemplaires vendus »… rien ne soulève l’indifférence du public. Qui pouvait prévoir la vogue de Georges Ohnet ? Son premier volume, Serge Panine, ne se vendait pas ; tout à coup sans bruit, sans réclame, le roman s’enlève, on en charge des wagons…
Les trois quarts du temps, le succès se fait de vive voix, de bouche à bouche, par les femmes, les conversations et les salons. Comme pour la calomnie, la rumeur se propage, désigne l’œuvre. On redoutait, au dix-huitième siècle, les arrêts de Mme Geoffrin. C’est Mme de Tencin qui fit lirel’Esprit des lois. Toutes les dames voulurent avoir cet ouvrage, qui n’est pourtant pas folâtre. L’influence même des salons n’est pas toujours infaillible. On sait comment Paul et Virginie fut accueilli chez Mme Necker. M. de Buffon regarda sa montre et demanda ses chevaux.
En réalité, le succès ne vient pas du dehors, mais du dedans d’un livre. Pour que le bruit éclate, il faut que le livre plaise, qu’il réponde à ce qu’attend le public.
Tout livre est susceptible de donner une sensation ; cette sensation diffère suivant les lecteurs. C’est nous qui faisons la signification d’un ouvrage. Un volume ne contient jamais que ce que nous y mettons, et ne nous plaît que si nous y trouvons l’écho de nos sentiments et de nos idées. C’est en partant de ce principe que le docteur Roubakine a écrit son Introduction à la psychologie bibliographique[6], où il examine la possibilité d’une enquête à faire sur l’influence intellectuelle et morale des livres. Le docteur Roubakine voudrait établir cette enquête en demandant directement aux lecteurs comment ils lisent, ce qui les frappe, ce qu’ils cherchent, ce qu’ils aiment, ce qui les froisse… Le résultat de ce referendum pourrait être curieux.
[6] Deux vol. Povolovsky.
Le succès d’un volume se fait surtout sous forme de conversations, de relations sociales. L’admiration est contagieuse. « La gloire d’un écrivain, dit Flaubert, ne relève pas du suffrage universel, mais d’un petit nombre d’intelligences qui, à la longue, impose son jugement. » Il suffit même parfois d’une seule personne pieusement obstinée. Mlle Read a plus fait pour Barbey d’Aurevilly que cent réclames d’éditeurs. En continuant à publier ses œuvres posthumes, elle a donné à la mémoire de Barbey une survivance de gloire que le grandiloquent romantique n’eût peut-être pas obtenue après sa mort.
La critique littéraire crée quelquefois la renommée et le succès. Gœthe fit connaître Manzoni ; Balzac signala Stendhal ; La Boétie fut mis en lumière par Montaigne ; Lamartine lança Mistral ; Mirbeau découvrit Maeterlinck ; Scherer inventa Amiel. Dominique de Fromentin n’a commencé à être lu que depuis l’article de Paul Bourget en 1882, et c’est l’étude de Taine qui a définitivement établi la réputation de Stendhal. Le nom est lancé, l’œuvre s’impose, le public suit. C’est en ce sens qu’on peut dire très justement que les critiques sont des créateurs de valeur.
Les auteurs les plus célèbres n’ont pas toujours conquis la gloire du premier coup. Balzac avait contre lui la critique et le journalisme. « Personne ne prononçait le nom de la Chartreuse de Parmedans le Paris lettré de 1838. » Le livre de l’Amour eut une vente dérisoire. Les Goncourt ne connurent jamais les grands tirages. Les livres de Jules Vallès, ces monographies si vivantes d’un homme « qui avait de l’inouï plein ses poches », n’ont eu que très peu d’éditions. M. d’Alméras a publié deux volumes d’interviews où nos contemporains les plus notoires ont raconté les difficultés de leurs débuts. Un premier ouvrage n’est pas toujours une réussite, mais une amorce, un commencement de capital, les premiers cent sous d’un livret de caisse d’épargne.
Aujourd’hui, pour lancer un ouvrage, ce n’est plus à la critique qu’on s’adresse. On exploite des moyens plus violents, exorbitantes réclames, fausses éditions, surenchères de publicité, insertions à prix d’or. Le moindre volume est présenté comme un événement : « Œuvre magistrale… Chef-d’œuvre attendu… Immense retentissement… » Cette débauche de réclame a pris des proportions qui dépassent tout ce qu’ont pu faire nos aïeux dans l’art d’exploiter la vente et d’attirer les lecteurs. « En Afrique, disait Henri Heine, cité par Stapfer, quand le roi du Darfour sort en public, un panégyriste va criant devant lui de sa voix la plus éclatante : « Voici le buffle, le vrai buffle, le seul buffle ! » Ainsi Sainte-Beuve, chaque fois que Victor Hugo se présentait au public avec un nouvel ouvrage, courait jadis devant lui, embouchait la trompette et célébrait le buffle de la poésie. Le doux Lamartine lui-même répondait aux amis qui lui reprochaient d’utiliser la réclame : « Dieu lui-même a besoin qu’on le sonne. » Quant à Victor Hugo, il s’entendait comme pas un à se mettre en valeur. La veille de la publication du Roi s’amuse, il fit annoncer que mille exemplaires étaient retenus d’avance. La huitième édition de Notre-Dame de Paris n’était, en réalité, que la seconde, et Victor Hugo accuse quinze éditions des Orientales en trois mois, ce qui est un colossal mensonge. »
Très souvent, c’est le scandale qui pousse un livre. 55 000 exemplaires de Nana se vendirent en un jour, après l’Assommoir, il est vrai. Sans le procès intenté à l’auteur, Madame Bovary eût-elle si bien réussi ? Le manuscrit avait été vendu 400 francs à l’éditeur.
Il y a des succès spontanés, que rien ne fait prévoir. Personne n’a lancé Pierre Loti. Célèbre le lendemain de la publication de Rarahu, Loti ne fréquentait ni les journaux ni les salons et n’habitait même pas Paris. Il a conservé sa réputation jusqu’au bout ; on n’a jamais cessé de la lire.
Par contre, certains auteurs n’arrivent pas à prolonger leur vogue. Georges Ohnet a toujours gardé son dialogue dramatique, sa séduction romanesque, le même art de camper ses personnages, la même artificielle supériorité d’exécution ; et pourtant le succès est toujours allé décroissant. Essayez de relire le Maître de forges ou la Comtesse Sarah, vous vous demanderez ce qui a bien pu causer un tel engouement.
Les auteurs peu lus s’indignent de voir le succès de certains confrères qui ne leur sont pas sensiblement supérieurs. Ils ont raison de s’étonner. On n’arrivera jamais à comprendre pourquoi tel auteur se vend et pourquoi tel autre auteur ne se vend pas. Je m’explique très bien la réputation des romans d’Henry Bordeaux ; je m’explique beaucoup moins que les romans de Barracand soient si peu connus. Parmi les auteurs qui ne se vendent pas, beaucoup méritent leur sort ; parmi ceux qui se vendent, en trouverez-vous beaucoup qui méritent leur vogue ?
On croit quelquefois tenir le succès, et c’est la déroute qui arrive, comme pour la publication duDéputé d’Arcis de Balzac. Imitant l’exemple du Journal des Débats et du Constitutionnel, qui s’étaient très bien trouvés d’avoir publié l’un les Mystères de Paris, l’autre le Juif errant, un grand journal royaliste de l’époque voulut, pour refaire sa prospérité, donner en feuilleton la nouvelle œuvre de Balzac, le Député d’Arcis. La chose fut annoncée bruyamment et on comptait sur un triomphe. Le roman souleva de telles protestations chez les abonnés, qu’on dut en suspendre la publication. Balzac consentit à ne recevoir que 5 000 francs, au lieu des 15 000 qu’on lui devait, ce qui prouve qu’il n’était pas toujours un homme d’argent[7].
[7] Anecdotes et souvenirs, par Th. Muret, p. 64.
Si la Critique n’est plus capable aujourd’hui de créer le succès, elle peut encore l’arrêter, comme on l’a vu pour Georges Ohnet, après l’article de Jules Lemaître.
Les romanciers tiennent à l’estime de la Critique, mais ils tiennent encore plus à vendre leurs livres. Ceux qui écrivent bien et ne se vendent pas, méprisent ceux qui se vendent bien et écrivent mal. Le succès et le talent seront toujours deux choses distinctes et qui quelquefois se nuisent. Certains romans ne réussissent pas, uniquement parce qu’ils sont trop bien écrits. « Le style gêne le public », disait Girardin à Théophile Gautier, chargé de continuer dans la Presse un roman d’Alexandre Dumas.
Un bon procès est souvent le meilleur des lancements. Il éclate parfois sans qu’on le cherche, comme pour les Fleurs du mal et Madame Bovary, et c’est alors une chance que de mériter par son talent la notoriété que donne le scandale.
« Cependant aucun de nos écrivains, dit Paul Acker[8], n’a encore tenté ce que tenta dernièrement un journaliste américain. Il avait publié un roman dont personne ne parlait. Afin d’attirer l’attention sur lui, il tua un Chinois. Le jour du jugement, il avoua avec une grande aisance qu’il avait tué ce Chinois afin qu’on connût le meurtrier et qu’on achetât son roman. Je ne sais si on acheta le livre, mais lui fut condamné à mort. Je voudrais qu’on l’eût condamné à mort, moins encore pour avoir voulu tuer un Chinois, que pour s’être formé de la réussite littéraire une idée si méprisable. »
[8] Correspondant, 10 juillet 1906.
De nos jours, les grands dispensateurs de gloire, ce sont les prix littéraires (prix Goncourt, prix Balzac, Vie heureuse). Le public n’a plus confiance dans la critique, mais il éprouve toujours le besoin d’être guidé dans ses lectures. Malheureusement il y a trop de prix. Un prix ne prouve qu’une chose : c’est qu’un livre, comme dit Musset, a plu à une dizaine de personnes, ce qui peut arriver à bien des livres. La conséquence des prix officiels, c’est de frapper d’une présomption d’infériorité tous les ouvrages qui ne portent pas l’estampille d’une récompense. Il ne serait pourtant pas difficile de trouver chaque année vingt volumes qui méritent le prix qu’on accorde à un seul.
« Il nous fallait, dit Maurice Prax, cinq ou six prix littéraires pour couronner les cinq ou six beaux livres qui peuvent paraître chaque année. Nous les avons. C’est très bien… Il faut couronner les beaux livres…
« Mais s’il y a cent, deux cents, trois cents prix littéraires, ces prix, fatalement, ne peuvent aller à de bons livres — car il n’y a pas trois cents bons livres dans une année… Ces prix vont forcément à des œuvres sans mérite, à des œuvres nulles… Or, dans un pays où il y a des malheureux, des familles nombreuses écrasées de charges, des malades, des infirmes, c’est un gros péché d’aller pécuniairement encourager la nullité, le non-talent, le temps perdu… »
Le public n’est qu’à moitié dupe de cette comédie : il achète le volume couronné, mais il ne se croit pas tenu de suivre l’auteur. L’année d’après, c’est le nouveau prix qu’il achètera. Encore ne lit-on pas ces ouvrages pour le plaisir de les lire, mais pour pouvoir dire qu’on les a lus. Un auteur couronné est oublié le lendemain ; les plus beaux débuts restent les trois quarts du temps stériles.
« Si je réprouve l’institution de ces innombrables jurys où mes maîtres et mes cadets s’unissent pour juger mes confrères, dit Binet-Valmer, c’est que le retentissement de leur verdict entraîne une confusion regrettable entre le talent d’un auteur et la valeur commerciale de son livre. Je sais des romans vendus à 300 000 exemplaires l’an dernier, qui ne se vendront plus l’an prochain. Je sais des romans vendus à 2 ou 3 000 exemplaires, il y a moins d’un siècle, et que des millions de Français ont lus aujourd’hui. Les prix littéraires procurent la vente immédiate, mais nuisent au développement du jeune homme qu’ils mettent en vedette. En effet, le public n’achète plus que les livres primés, et comme le lauréat ne peut espérer que chacun de ses volumes recevra chaque année une récompense quasi officielle, il se trouvera bientôt victime de ces mœurs qui lui parurent si belles. »
Les prix sont une obsession pour les débutants. On ne travaille plus pour faire une œuvre, mais pour toucher l’argent qui en assure la vente. Les éditeurs s’en mêlent ; des auteurs riches se les font attribuer ; et, comme il n’y a de prix que pour le roman, tout le monde fait du roman.
On cherche à atteindre le succès par tous les moyens possibles, et ce succès, on le veut complet, gloire et argent. « Nous ne nous vendrons jamais », disait Alphonse Daudet à Zola ; et cependant tous les deux connurent les grands tirages. Peu d’auteurs se résignent à n’être appréciés que d’une élite, quoi qu’en dise Flaubert : « Que ferai-je maintenant que mon pauvre Bouilhet est mort ? Je n’écrivais que pour lui. » On se vante de n’écrire que pour un seul, mais on ne se console pas de n’être pas lu des autres, et la chute de l’Education sentimentale fut pour Flaubert une grosse déception. « Expliquez-moi, répétait-il, pourquoi ce bouquin ne s’est pas vendu. » Flaubert lui-même, dit Stappfer, « entendait aussi l’art de soigner sa gloire, puisqu’il donnait à Louis Bouilhet des conseils très pratiques sur ce point capital. Il avait aisément consenti à servir Madame Bovarypar tranches, dans une feuille périodique, et c’est une voie de publicité autrement rapide et large que le livre ».
Qu’est-ce, en effet, qu’un chef-d’œuvre qui n’est pas lu, ou une pièce de théâtre qu’on ne joue pas ? et de quoi Flaubert se plaignait-il ? S’il est vrai, comme il le disait, que ce qu’il y a de meilleur dans l’art ne sera jamais compris du public, pourquoi s’étonnait-il que son livre n’eût pas réussi ? Mais Flaubert avait trop d’esprit pour ne pas se consoler. Il savait mieux que personne, par l’exemple de ses confrères, que le succès ne signifie rien et n’est que la constatation d’un fait. On peut être à la fois illustre et inconnu. Mistral se vantait de ne chanter que pour les bergers et les paysans, et on ne trouverait pas un cultivateur dans tout le département du Var qui ait lu Mireille ou sache à peu près ce que c’était que Mistral.
Devant les incertitudes et les mécomptes du succès, le mieux est de s’en tenir aux grands principes, et de mettre le plus de chances de son côté, en écrivant des œuvres de bonne exécution littéraire et où il y ait le plus de talent possible.