Paul et Virginie. — Don Quichotte. — La Nouvelle Héloïse. — Clarisse Harlowe. — Tourguénieff. — Balzac. — Manon Lescaut et Barbey d’Aurevilly. — Le roman d’aventures. — Le roman rustique. — Ferdinand Fabre. — Le roman mondain. — Le roman et la couleur historiques. — Le roman et la « nouvelle ».
Résumons-nous. Voulez-vous faire du roman ? Prenez des notes, copiez la vie et les personnages, choisissez bien votre sujet, soignez le plan, la composition, la couleur et le style.
C’est quelque chose ; mais ce n’est pas tout.
Pendant votre travail de rédaction, pendant l’élaboration de votre œuvre, il est profitable, il est nécessaire d’entretenir vos facultés d’écrivain, de tenir en éveil votre inspiration ; et, par conséquent, vous ferez bien de lire, de temps à autre, quelques romans, quelques bons romans.
Quels sont les meilleurs romans à lire ?
Pour la description vivante, je conseillerai d’abord Paul et Virginie.
Il y a quelques années, un grand journal parisien demandait à ses lecteurs de vouloir bien indiquer quel était, à leur avis, le faux chef-d’œuvre de la littérature française. La majorité dénonçaPaul et Virginie !
Je ne sais si ce petit livre est réellement un chef-d’œuvre ; mais c’est certainement une œuvre extraordinaire de réalité et de vérité. Vous ne retrouverez ce ton nulle part.
Paul et Virginie s’égarent dans la forêt. Paul, désespéré, monte au sommet d’un arbre et crie au milieu de la solitude : « Venez, venez au secours de Virginie ! » comme si tout le monde connaissait Virginie. « Mais les seuls échos de la forêt répondirent à sa voix et répétèrent à plusieurs reprises : « Virginie ! Virginie ! » La négresse marronne, le corps tout rouge des coups de fouet qu’elle a reçus, vient implorer Virginie, qui lui dit : « Pauvre misérable, j’ai envie d’aller demander votre grâce à votre maître. En vous voyant, il sera touché de pitié, » comme si ce n’était pas son maître qui l’avait mise dans cet état… Après les imprécations romanesques de Paul apprenant le prochain départ de Virginie, avec quel art l’auteur reprend le ton des détails domestiques : « Je n’y puis tenir, dit Mme de La Tour. Mon âme est déchirée. Ce malheureux voyage n’aura pas lieu. Mon voisin, tâchez d’amener mon fils. Il y a huit jours que personne ici n’a dormi. » Relisez la lettre de Virginie à ses parents. Il faut faire effort pour se persuader que c’est une lettre inventée. C’est l’illusion même, cette petite sauvage inconsolable, qui envoie des semences et des noyaux dans son pays natal, et à qui on apprend à monter à cheval à Paris : « J’ai de si faibles dispositions pour toutes ces sciences, et je crois que je ne profiterai pas beaucoup avec ces messieurs… » On comprend que le vieux Flaubert, qui s’y connaissait, n’ait jamais pu lire cette lettre sans « fondre en larmes ». Quant au célèbre naufrage, il est traité comme un fait-divers, avec les particularités d’un procès-verbal…
Parmi les anciens romans dont on peut encore recommander la lecture, le plus intéressant est peut-être celui qui n’a qu’un seul personnage : Robinson Crusoé. Voilà une histoire où il ne se passe rien, où on voit seulement un homme vivre dans une île déserte, avec sa chèvre, son chien et son perroquet ; et la force du détail est telle, la précision si vivante, que ce simple récit est aussi émouvant que n’importe quel roman d’aventures.
Les imitations de Robinson n’ont pas manqué. On a doublé les personnages, on a mis des enfants, une famille, le Robinson suisse, le Robinson de douze ans, etc. Rien ne vaut le monologue de Daniel de Foë.
Il y a un autre ouvrage qui devrait être le livre de chevet de tous les futurs écrivains : c’est Don Quichotte, l’histoire la plus impersonnelle et la plus illusionnante que nous ayons depuis l’Odyssée, Jamais auteur n’a si étonnamment disparu de son œuvre. Don Quichotte et Sancho ont une sorte « d’existence historique, comme César », dit Flaubert. « Quel gigantesque bouquin ! ajoute-t-il. Y en a-t-il un plus beau ? » Le peintre Delacroix l’appelle « le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre »[64]. Une pareille création dépasse les possibilités du talent humain. Nous ne connaîtrions pas mieux les deux héros de cette aventure, eussent-ils été nos contemporains et les eût-on fréquentés pendant des années. Scènes, dialogues, ton, milieu, tout est génial. Voilà le grand modèle qu’il faut étudier pour apprendre à créer de la vie.
[64] Œuvres littéraires, t. I, p. 97.
Un livre d’un autre genre et qui passe pour ennuyeux, la Nouvelle Héloïse, mérite pourtant d’être lu, pour la sincérité, la passion et le style. Émile Faguet a hautement rendu justice à cette œuvre trop oubliée et dont Nisard s’est complu à relever les défauts. J.-J. Weiss reproche à Nisard d’avoir le goût triste. « Avoir le goût triste, dit-il, c’est, quand on arrive à une œuvre aussi mêlée que la Nouvelle Héloïse, s’arrêter à ce qui n’est que sentiment faux, style impropre, expression déplacée, absence de tact et de délicatesse ; ne lire que les lettres, fort nombreuses, il est vrai, « où les mots sont brûlants et les choses sont froides » ; s’étendre à l’aise sur les déclamations consciencieuses et à la Prudhomme en l’honneur de la « vertu et du sexe » ; et c’est, alors qu’on a subi tout ce dégoût, ne pas se donner la peine de tourner le feuillet pour arriver enfin à ce qui est de l’inventeur de génie. Oh ! que j’aurais bien envie de venger Claire d’Orbe et Julie d’Étanges des mépris de M. Nisard ! Ce sont des chefs-d’œuvre que la plupart des lettres de Claire, et presque rien après cent ans n’en paraît fané. C’est tout un roman, d’une simplicité et d’une passion admirable que la première lettre écrite par Julie à Saint-Preux, après son mariage avec M. de Wolmar. Viendra-t-il jamais un temps où elle cessera d’être trempée des larmes de ceux qui aiment ! A peine Werther est-il au-dessus. Dans cette lettre, comme dans les riants tableaux de vie intime que retrace Claire, comme dans les pages les plus pénétrantes des Confessions, on sent naître et se développer un monde qui n’existait pas encore[65]. »
[65] Essais sur l’histoire de la littérature française, p. 57.
Le grand tort de la Nouvelle Héloïse, c’est d’être un interminable roman épistolaire. En dehors du roman-feuilleton, qui est un genre spécial, le public, en général, n’aime pas les romans trop longs. La plupart des grands romans qui ont enchanté nos pères, comme Clarisse Harlowe et Gil Blas, ont mis longtemps à paraître. Les quatre volumes de Gil Blas furent publiés de 1715 à 1735, et les dix volumes de Clarisse Harlowe de 1734 à 1741. On attendait la suite. Richardson recevait des lettres où on le suppliait de ne pas faire succomber son héroïne. Gil Blas et Clarisse n’eussent peut-être pas eu le même succès, si on avait dû les lire d’un trait, comme nous les lisons aujourd’hui. Les redites et les longueurs encombrent les dix volumes de Richardson. Jules Janin a eu l’heureuse idée de réduire l’ouvrage en deux volumes parfaitement lisibles.
Avec un peu de persévérance, on s’aperçoit vite que Clarisse Harlowe est une œuvre de premier ordre, et qu’il fallait avoir du génie pour faire vivre jusqu’à l’obsession un sujet aussi invraisemblablement romanesque et qui se résume à une situation unique, toujours la même, la poursuite, le péril de la chute, situation que Clarisse peut dénouer d’un moment à l’autre, en allant trouver un pasteur, un prêtre, ou tout simplement son amie miss Howe.
Il ne s’agit pas de lire beaucoup de romans, il s’agit d’en lire d’excellents et qui soient de bons excitateurs d’idées. Pour tout le monde, la lecture est une agréable distraction. Pour un écrivain, elle doit être un moyen de fécondation perpétuel. Ce que vous devez rechercher dans un livre, c’est le talent et l’exécution.
Il est bien entendu qu’un romancier doit avoir lu Tolstoï, Stendhal et leur source commune, la fameuse Marianne, de Marivaux. Nous n’en reparlerons pas. Mais il y a un auteur russe qu’il faut particulièrement recommander : c’est Tourguénieff.
Vous ne saurez vraiment ce que c’est que la vie et l’observation, que le jour où vous aurez lu lesEaux printanières, Fumées, une Nichée de gentilshommes, Mémoires d’un chasseur, etc… Si vous n’admirez pas ces récits, si vous ne trouvez pas avec Flaubert que l’Abandonnée est un chef-d’œuvre ; si vous ne vous écriez pas avec lui : « Ce Scythe est un immense bonhomme ! », la question est jugée : vous n’êtes pas né pour le roman. Faites de l’histoire ou de la critique, et laissez là le roman.
Mais le grand modèle, la lecture formatrice par excellence, c’est encore et toujours Balzac. Quand vous serez las des surenchérisseurs et des raffinés, des Mirbeau et des Goncourt, des pince-sans-rire et des fumistes, vous reviendrez à Balzac. Celui-là vous délivrera des formules et vous enseignera vraiment l’art de faire un livre. Il faut lire Eugénie Grandet, Pierrette, la Vieille Fille, les Parents pauvres, le Curé de Tours, etc… Une création comme le père Grandet suffit à immortaliser un homme.
On a critiqué le style de Balzac. Son intempérance descriptive, son mauvais goût même prouvent pourtant qu’il savait écrire. S’il ne travaillait pas sa prose sur le papier, il se rattrapait sur les épreuves et faisait toujours son profit des critiques qu’on lui adressait. Sainte-Beuve se donna le malin plaisir de citer la phrase suivante, extraite de la première page d’Eugénie Grandet : « S’il y a de la poésie dans l’atmosphère de Paris, où tourbillonne un simoun qui enlève les cœurs, n’y en a-t-il pas aussi dans la lente action du siroco de l’atmosphère provinciale, qui détend les plus fiers courages, relâche les fibres et désarme les passions de leur acutesse. »
Balzac supprima docilement cette phrase dans toutes les éditions postérieures[66].
[66] André Hallays, Eugénie Grandet. Préface.
Un roman qui n’a pas vieilli non plus et qu’il faut relire, c’est Manon Lescaut.
Excepté Lamartine, tout le monde est d’accord sur Manon Lescaut. Des Grieux et Manon sont deux petits escrocs si naïvement sincères, qu’on n’a pas la force de les mépriser et que leur inconscience fait oublier leur indélicatesse. Tout le livre n’est qu’un cri d’adoration éperdue. Des Grieux a des mots inoubliables. Il sait que sans argent on ne peut pas compter sur Manon. Quand on lui vole sa fortune, il n’a qu’une pensée : « Je vais perdre Manon. » Il parle d’elle comme d’une divinité. Manon lui est si nécessaire, qu’il trouve lui-même naturel de vivre avec l’argent de ses adorateurs. Le livre est écrit sur un ton d’exaltation qui oscille entre ces deux cris : « Cruelle, perfide Manon ! » « Adorable, divine Manon ! » Le plus étonnant, c’est que Manon aussi est sincère, et on avouera qu’il fallait quelque talent pour nous faire admettre la sincérité d’une créature si ignominieusement infidèle. Manon n’a pas l’ombre de sens moral jusqu’à sa mort. C’est seulement au moment de mourir que lui revient la conscience de son indignité. Alors le sentiment de ses fautes, le pardon qu’elle demande, sa vie misérable, sa suprême expiation arrachent la pitié et la sympathie du lecteur.
Ce roman est unique. On le relira toujours ; et le comble de l’art, c’est qu’avec un tel sujet l’auteur ait fait une œuvre si chaste.
Manon Lescaut n’est pourtant pas compris de tout le monde. Qu’il ait déplu à des poètes comme Lamartine, cela peut s’admettre ; mais que ce roman ait été méconnu par un homme comme Barbey d’Aurevilly, voilà qui passe la vraisemblance. Transporté d’indignation vertueuse, Barbey d’Aurevilly ne pardonne pas à Sainte-Beuve, Gustave Planche, Arsène Houssaye, Jules Janin, Dumas fils, etc., d’avoir fait l’éloge d’un pareil ouvrage.
« Eh bien, moi dit-il, je demanderai la permission de rester assis, au beau milieu de cette farandole universelle, et de ne pas me lever devant cette Hélène, cette ignoble Hélène de Manon Lescaut… Alfred de Musset, qui a osé traiter de Sphinx cette fille, au cœur ouvert comme la rue et dans lequel il est aussi facile de descendre, a dit là une sottise de poète. Ne mettons pas une sottise de critique par-dessus… Ce n’est pas Manon qui est un sphinx, c’est son succès ! Et c’est incroyable, car, ce succès, on le tuerait peut-être en l’expliquant ; et certes, avec les mœurs et les idées de ce temps, il n’est pas difficile de l’expliquer. »
Barbey d’Aurevilly accuse Manon Lescaut d’avoir produit les Dame aux camélias, les Madame Bovary, les Fanny ; il traite Dumas fils de « sauvage », Sainte-Beuve de « tricoteur », Gustave Planche « d’ivrogne infiltré de madère ». « Il a fallu, dit-il, le dévergondage romantique pour voir dans ce livre, que je ne crains point d’appeler une pauvreté littéraire, des beautés qui n’y étaient pas… Les benêts corrompus s’attendrissent sur l’histoire naturelle de Manon… Il faut flétrir cette sale histoire qui révoltait le génial bon sens de Napoléon et où, dit-il, le grotesque, l’incroyable et le ridicule s’ajoutent agréablement au crapuleux. »
Quand on a lu les romans de Barbey d’Aurevilly, Une histoire sans nom, Ce qui ne meurt pas,le Prêtre marié et la Vieille Maîtresse, on se demande qui ce prétendu moraliste a voulu mystifier. Je crois qu’on trouverait peu d’exemples d’une pareille inconscience.
Lire les romans anciens, remonter aux traditions classiques ne signifie pas qu’on doive négliger la lecture des romanciers contemporains. Il faut suivre, au contraire, avec attention le mouvement de notre époque, sa production, son effort d’originalité, tout en gardant la conviction qu’aucun de nos conteurs n’est supérieur aux grands créateurs du dix-neuvième siècle.
Quelques auteurs de notre temps nous ont apporté du nouveau et méritent leur réputation. Lisez Estaunié, Jaloux, Vaudoyer, Boylesve, Duvernois, Henriot et bien d’autres encore ; et, pour des qualités d’originalité plus aiguë, lisez aussi Giraudoux et la nouvelle école humoristique et pince-sans-rire, Morand, Cocteau, Ramuz, Max Jacob, Soupault, etc… Il y a là des écrivains sérieux, d’autres qui caricaturent la vie, font de l’observation comme on fait du cubisme et continuent la tradition du roman rosse de Toulet, en supprimant toute sentimentalité, toute poésie, tout paysage.
Ces nouveautés de procédés et de visions sont dignes de curiosité, d’étude et d’estime. Mais ce sont des chemins de traverse, des sentiers dangereux, souvent des impasses. Ne quittez jamais le grand chemin de l’observation humaine, la grande route des chefs-d’œuvre, celle qu’ont suivie Marivaux, Prévost, Bernardin, Constant, Balzac et Flaubert.
Quant aux auteurs réalistes actuels, Hirsch, Chérau et leur école, il n’est pas permis non plus de les ignorer. Ils n’ont pas dépassé, d’ailleurs, la facture et l’esthétique de Zola, qui sort lui-même de Germinie Lacerteux et de Madame Bovary, et nous voilà de nouveau ramenés à Flaubert…
Deux livres, l’Assommoir et Germinal, peuvent suffire à connaître Zola : ce sont ses deux grandes créations.
Il est des auteurs, comme Guy de Maupassant, qui résument à la fois le réalisme brutal (Bel-Ami, la Maison Tellier) et la psychologie pénétrante (Fort comme la mort, Pierre et Jean). On sent un talent bien plus qu’une âme dans l’œuvre de Maupassant, qui ne travaillait pourtant pas beaucoup sa prose. Il avait commencé par écrire des vers, et Louis Bouilhet eût fait de lui un poète, si Flaubert ne lui eût donné le goût du roman.
Mais ce n’est pas tout de lire les auteurs, les vieux et les jeunes, ceux d’autrefois et ceux d’aujourd’hui ; il faut se décider et bien savoir quel genre de roman vous voulez écrire, celui qui répond le mieux à votre tournure d’esprit.
Le roman d’aventures semble avoir reconquis la faveur publique. A vrai dire, le goût ne s’en est jamais perdu ; il s’est même produit une sorte de surenchère, due à l’influence de Wells et de Kipling et à l’introduction de nouveaux éléments modernes, torpillages, aviation, découvertes scientifiques, etc. Les timides audaces des Robida et des Jules Verne font aujourd’hui sourire les lecteurs des Wells, Farrère, Bizet, Mac Orlan, Arnoux et autres amusants inventeurs de voyages dans la lune. D’autre part, Rosny, dans le genre préhistorique, a montré que le roman d’aventures pouvait être aussi une œuvre littéraire ; et qui sait si le roman feuilleton lui-même n’entrera pas dans la littérature, le jour où un bon prosateur se donnera la peine de l’écrire ?
Le roman d’aventures, c’est le règne de la fantaisie et de l’invention. On peut tout imaginer, explorations fantastiques, dernier jour de la terre, les espaces astronomiques, cataclysmes, destruction du globe… Il faut du nouveau, « n’en fût-il plus au monde ». La difficulté est de donner à l’extravagance l’apparence du vrai.
Le défaut du roman d’aventures, c’est la digression. On bavarde, on éparpille l’intérêt, on oublie que la valeur d’un récit est dans la sobriété des épisodes. Toute description inutile doit être impitoyablement bannie. La rapidité du dialogue est également une chose importante dans le roman d’aventures. On abuse du dialogue. Tout se passe en conversations ; on impatiente le lecteur.
Pierre Benoit a donné au roman d’aventures un ton de distinction auquel nous n’étions pas habitués et qui relève singulièrement l’intérêt des situations dramatiques. Le succès de Pierre Benoit est une spirituelle réaction contre les lourds romans psychologiques dont on a tant abusé et dont le public a si stoïquement supporté l’ennui.
Un autre genre de roman tente encore les débutants de province. C’est le roman rustique.
Le roman rustique n’a jamais obtenu que des succès d’estime, et peu d’auteurs y excellent, parce qu’il est très difficile de peindre les mœurs rurales. Le paysan garde le mutisme de la terre. Il ne se livre pas ; il faut le deviner. Faites-le parler comme dans la vie, vous choquez les lecteurs ; ennoblissez son langage, vous tombez dans les délicieux mensonges de George Sand, François le Champi, la Petite Fadette, la Mare au Diable, où des paysannes disent élégamment : « Germain, vous n’avez donc pas deviné que je vous aime ? » Il faut une façon de parler qui ne soit ni artificielle ni triviale. Les dialogues de Maupassant représentent assez bien la note juste.
Le vrai roman « paysan » est rare. Balzac lui-même raconte dans ses Paysans l’histoire d’une rivalité entre le château et une poignée de gredins et de braconniers, mais il n’a pas fait la peinture des mœurs rurales. La vie des champs est absente de son récit.
Quand Zola a voulu peindre les paysans, il a écrit un livre immonde : la Terre ; et, par contre, l’idéalisme d’Henri Conscience n’a produit qu’une insignifiante grisaille.
Quelques romanciers contemporains ont le tort de considérer les paysans comme des monstres de dépravation. Le paysan n’est pas un être raffiné, mais il est foncièrement honnête. Ne cherchez ni à l’idéaliser, ni à le rabaisser. Ne lui prêtez surtout ni raisonnement, ni psychologie ; il ne discute pas, il va droit son chemin.
« On sait, dit Jacques Boulenger, que, depuis la Terre, depuis les nouvelles de Maupassant, il s’est créé un type artificiel et littéraire de paysan avare, âpre, d’une dureté inhumaine à l’égard des pauvres et des vieux qui ne peuvent plus travailler et gagner leur vie, fussent-ils même le père et la mère. C’est là un poncif de l’école et qui n’est pas moins conventionnel, dans son genre, que les bergers de l’Astrée et les pâtres de Gessner, les bons villageois du dix-huitième siècle et les laboureurs de George Sand[67]. »
[67] … Mais l’art est difficile, 3e série, p. 165.
Je voudrais mettre en garde les débutants contre ce faux réalisme qui va jusqu’à peindre l’inceste comme un vice particulier aux paysans. Non, quoi qu’on dise, il n’est pas encore prouvé qu’on soit un être abominable parce qu’on habite la campagne, au lieu d’habiter la ville.
Évitez cette brutalité mensongère. Tâchez de peindre chez le paysan les luttes de conscience, les réactions passionnelles, les souffrances que dégagent les grands sentiments naturels : l’amour, la maternité, le travail, l’esprit de famille. Ne quittez pas les bons terrains où poussent les belles plantes humaines. Ferdinand Fabre se contentait d’une donnée très simple et, sans rien déformer, il a fait des romans qui méritent de franchir le cercle des lettrés et d’aller jusqu’au grand public. Malheureusement Fabre a abusé de la description et, pour garder le ton paysan, tout en évitant la grossièreté, il employait un dialogue hybride, faussement naïf, sorte de bégaiement à phrases courtes, qui consiste surtout à supprimer les articles :
« Il me faudra travailler pour gagner pain…
« Point ne m’était arrivé de l’embrasser et désormais possible ne serait de la rencontrer… »
« Poules picoraient sur la table, pintades sautelaient sur les chaises, lapins grignotaient sous le bahut, dindonneaux becquetaient au long des murailles…
« Vrai est que Félice possédait mon âme…
« Après telles réflexions avec moi-même, me fut avis que je devais secouer mon chagrin…
« Possible ne m’avait été de me débarrasser de ma charge…
« Oui, monsieur, le pays est triste, la culture misérable ; raison pourquoi Cévenols dès le berceau s’endurcissent le corps… »
Ce dialogue rend la lecture du Chevrier insupportable. Par contre, le dialogue ecclésiastique est admirable chez Fabre.
La plupart des paysans s’exprimant en patois, le plus simple serait de traduire leur langue en français, en conservant le plus fidèlement possible les expressions originales.
En tous cas, il y a une chose aussi dont on abuse : c’est la description rustique. Les trois quarts des romanciers ne résistent pas à la tentation de décrire le milieu champêtre, les travaux de la campagne, fêtes, saisons, récoltes, larges fresques, tableaux plaqués qui paralysent le récit. L’art consiste, au contraire, à distribuer habilement la description à travers les faits, l’épisode ou l’état d’âme que vous peignez. Tâchez que le lecteur soit dupe et qu’il ne remarque pas le procédé. Rien n’est ennuyeux comme une longue description rustique.
Évitez encore, dans les peintures villageoises, de prendre vous-même le ton de vos personnages ; ne vous croyez pas obligé de parler en paysan, sous prétexte que vous faites parler des paysans, et de dire à chaque instant, par exemple : « Ah ! elle était fière, la Rosalie… Il ne fallait pas s’attaquer à elle… Ah ! mais non !… Ah ! pour un beau gars, c’était un beau gars, etc… » Cette affectation est choquante. Gardez toujours le ton d’un simple narrateur.
Voulez-vous faire de bons romans rustiques ? Allez au village ; écrivez-les sur place. On ne sait pas toutes les ressources que peut offrir l’observation de la vie villageoise. Il existe dans beaucoup de communes des amateurs archéologues, qui consacrent leurs loisirs à écrire l’histoire de leur pays. C’est en groupant ces louables travaux qu’on arrivera peut-être un jour à avoir un tableau complet de l’ancienne France. Mais pourquoi s’en tenir au passé ? Le récit des mœurs d’aujourd’hui serait tout aussi intéressant que l’histoire des mœurs d’autrefois. J’ai connu une jeune femme très intelligente, qui, habitant un village avec sa famille, a écrit au jour le jour tout ce qui se passait dans ce bourg perdu où il ne se passait rien. A la fin de l’année, cela faisait le journal le plus curieux que j’aie jamais lu. Quel cadre pour un roman paysan !…
Quant à avoir la prétention d’être lu par les gens de la campagne, il faut y renoncer. Mistral déclarait qu’il ne chantait que « pour les pâtres et les gens des bastides ». J’ignore ce qui se passe dans le Comtat et à Arles ; mais dans tout le département du Var, et sur tout le littoral, que je connais bien, on ne trouverait pas un paysan qui ait lu Mireille ou qui sache à peu près ce que c’était que Mistral.
Si le roman rustique tente l’observateur de province, le roman mondain exerce encore plus d’attraction sur les débutants qui viennent vivre à Paris.
Pour faire du roman mondain, il est absolument nécessaire d’aller dans le monde. Vous aurez beau, si vous n’y allez pas, traiter les sujets les plus aristocratiques, il vous manquera toujours ce ton d’autorité, d’élégance et de distinction qui doit caractériser le roman mondain. Paul Hervieu avait vécu dans le monde et l’avait étudié de près, avant d’en devenir le peintre impitoyable.
Balzac lui-même, malgré tout son génie, n’a pu réussir à écrire de vrais romans mondains. Ses artificielles duchesses de Langeais et de Maufrigneuse ne donnent ni la sensation de la haute élégance, ni le ton des conversations aristocratiques. Balzac excelle, au contraire, dans la peinture de la vie bourgeoise, qui est à peu près le milieu naturel de la moyenne des écrivains.
On a nié ces diverses nécessités de compétence, comme on a nié qu’il existe une vocation spéciale d’auteur dramatique. Flaubert avait tort de les contester. On n’a qu’à relire l’Education sentimentale pour voir ce qui manque au salon de Mme Dambreuse. Le ton humain y est ; le ton mondain n’y est pas.
Je ne défends pas ici les gens du monde. Je connais leur aimable néant, et je suis tout à fait persuadé qu’ils n’ont jamais eu que l’esprit qu’on leur prête. Je dois reconnaître cependant qu’il y a un ton de conversation et des manières qu’il faut absolument attraper, si l’on veut peindre les personnes du monde.
Les romans d’Octave Feuillet sont restés, dans ce genre, des modèles de romans distingués.
On reproche à Octave Feuillet d’être romanesque. « C’est un étrange reproche, dit justement Franc-Nohain. On a pu se mettre à écrire des livres, en racontant n’importe comment n’importe quelles histoires arrivées à n’importe qui. Pourquoi ne représenterait-on pas des personnages à qui il arrive quelque chose, des personnages solidement établis, des aventures solidement construites[68] ? »
[68] Le Cabinet de lecture, p. 38.
On aurait tort de s’imaginer que tout est mensonge dans le roman romanesque. Il contient certainement lui aussi une part de vérité humaine qui mérite d’être prise au sérieux et qui l’a été, depuis la Princesse de Clèves jusqu’à Dominique et Julia de Trécœur. Peindre des sentiments héroïques, c’est encore faire de l’art, et même du grand art. Corneille l’a prouvé, et Racine n’a pas supprimé Corneille. Le roman romanesque et mondain a eu ses heures de légitime succès. Le beau existe. Il s’agit de le rendre vraisemblable par les mêmes procédés d’observation qu’on emploie à peindre le vrai. En d’autres termes, il faut ajuster le romanesque à la vie. C’est une question de talent.
Ce qui est vraiment trop facile, c’est le mauvais roman mondain, le roman-snob, celui qui continue à exploiter l’éternel vieux jeu, la femme fatale, la contessina, l’aventurière, jalousies gantées, passions tragiques, adultères de balcon, lacs italiens, Florence, Venise, voyages en sleeping, étrangères énigmatiques, la criarde Riviera, le Brésilien exalté, byronisme de palace et de wagons-lits, défroque usée et rapiécée dont s’habille encore de nos jours la néo-banalité romantique.
Il faut voir le ton idolâtrement prétentieux que prennent nos faiseuses de romans-snobs, pour dire : « My dear… Dearest… Darling… chère petite chose. » Ou : « Smoking ? en tendant une cigarette. Les amies s’appellent Daisy… On affecte l’esprit, le laconisme : « Étrange, cette impression qu’elle m’a donnée… Inouïe, la figure qu’elle a prise… Très curieux, ce paysage… Oh ! très. Pas très… Oh ! combien !… » C’est à grand renfort de five o’clocks, footings, tennis et dancingsqu’on excite l’admiration des petits jeunes gens qui s’imaginent que c’est distingué de retrousser ses gants, et des petites femmes qui affectent de porter une canne dont elles ne savent pas se servir.
Cela ne veut pas dire que ce genre de roman est faux en soi. Il est simplement ridicule par sa prétention, et aussi parce qu’on n’y trouve jamais la moindre parcelle de vérité humaine. Autrement le roman mondain pourrait très bien être une œuvre de talent, comme le roman rustique ou le roman bourgeois.
En somme, le roman mondain demande des dispositions particulières et l’expérience personnelle d’un genre de vie qui n’est pas à la portée de chacun.
Le roman historique non plus n’a rien perdu de sa vogue et peut rivaliser d’intérêt avec le roman mondain. J’entends par roman historique un récit de faits accompagné d’une reconstitution du passé.
Le roman historique peut fournir des thèmes d’inspiration très variée. Alexandre Dumas voulait mettre en romans toute l’histoire de France, et il était parfaitement capable de réaliser ce beau dessein, du moment qu’il ne cherchait que l’action et les aventures. L’exemple de Salammbô nous a malheureusement donné d’autres exigences. L’exécution d’un roman historique est devenu un travail auquel tout le monde n’est pas disposé à consacrer, comme Flaubert, quatre années de sa vie. D’autre part, il n’est plus possible de se soustraire aux nécessités de couleur et de vraisemblance qu’on demande aujourd’hui à l’évocation d’une époque. Vous n’avez plus le droit de faire du roman historique sans documentation archéologique.
« Tout, dit M. Marcel Prévost, prépare les générations actuelles au roman historique documenté, respectueux de l’histoire : aussi bien le renouvellement des méthodes de nos modernes historiens que les habitudes quasi scientifiques introduites dans le roman par les naturalistes et les psychologues du dix-neuvième siècle. Il fallait donc s’attendre à voir se dessiner une formule neuve du roman historique. Les caractéristiques en sont les suivantes : une documentation aussi exacte et, s’il est possible, aussi nouvelle que pour un ouvrage d’histoire proprement dite ; — toutes les facultés imaginables de l’auteur concourant à ressusciter le milieu, les faits, les mœurs, les personnages qu’il raconte ; exclusion de tout procédé théâtral. En somme, raconter ce que raconterait un témoin qui aurait su voir. L’imagination, cette fois, s’interdit d’inventer : elle a assez affaire d’évoquer, de reconstituer, de donner au passé la vie du présent.
« Il y a très peu d’exemples de tels romans historiques dans la littérature du siècle dernier. Il y a Balzac, naturellement, qui, par fragments, dans sa Comédie humaine, a tracé des scènes de la Restauration et du temps de Louis-Philippe que nul historien ne fera oublier. (Relisez aussi : Sur Catherine de Médicis.) »
Il est de mode aujourd’hui, dans une certaine école, de mépriser la documentation historique. A propos d’une conversation de M. Paul Morand avec un banquier qu’il avait consulté pour Lewis et Irène, un écrivain original, M. t’Sterstevens, déclare que la documentation lui apparaît comme l’erreur la plus manifeste de cette littérature indigente qui a rempli la seconde moitié du dix-neuvième siècle ». Ce que M. t’Sterstevens appelle la littérature indigente, c’est tout simplement Flaubert, Daudet, Zola, Goncourt, Leconte de Lisle, Renan, Taine, Michelet… « C’est Flaubert » dit-il, qui a commencé. Il s’imaginait que, pour écrire un livre, il fallait, au préalable, avaler trois cents bouquins sur la matière… Il y avait en Flaubert bien plus de Bouvard qu’il ne le croyait lui-même, et j’ai quelquefois l’idée qu’on pourrait intituler son dernier livre : Flaubert et Pécuchet, par Bouvard. » « Cette honnête conscience le paralyse, il n’ose plus rien écrire sans être appuyé sur un texte. » Il en résulte (pour Salammbô) « une antiquité conventionnelle, livresque, évidemment, puisqu’elle est tout entière sortie des livres. »
M. t’Sterstevens aurait pu se contenter de blâmer l’abus du document, et surtout du document insignifiant ou encombrant. Pense-t-il sérieusement qu’un roman historique, purement fantaisiste et sans documentation, sera moins livresque et plus vrai qu’un roman documenté ?
A côté des nouvelles nécessités du roman historique, renseignements, exactitude et couleur, la formule de Walter Scott, romancier pourtant très supérieur à Dumas, nous paraît bien insuffisante. L’idéal serait le mélange des deux méthodes. On peut très bien concevoir un roman genre Walter Scott, où l’on atténuerait le romantisme des personnages et où l’on accorderait plus de place à la description plastique, tout en maintenant l’intérêt, l’action et le dialogue, choses indispensables au succès d’un livre. Depuis Maurice Maindron, qui a fait si voluptueusement revivre la sensualité violente du seizième siècle, on a publié de nombreux romans historiques sur des époques diverses remontant jusqu’aux plus vieux âges ; aucun ne fera oublier l’éclatante couleur de Maindron.
Il ne faut pas surtout, dans un roman historique, que le document et les tableaux de mœurs étouffent la narration. Trop de description éloigne le public, qui demande avant tout le drame et la vie.
Voyez l’exemple de Léon Cahun. Visionnaire du passé, sorte de Zola épique, Cahun a évoqué avec une extraordinaire intensité la ruée des Barbares, les invasions mongoles, batailles furieuses, migrations des peuples, incendies des villes et des châteaux… Ses livres sont cependant restés ignorés du public. Le récit se perd dans des matériaux en fusion. La virtuosité seule n’a pu faire vivre de pareilles œuvres, parce qu’elles ont été écrites, non pour plaire au public, mais pour la satisfaction personnelle de brosser de truculents tableaux de batailles. C’est un peu ce qui est arrivé à Judith Gautier. Les ruissellements d’images, la splendeur féerique n’ont pas suffi à populariser ces fresques éblouissantes, qui enthousiasmaient Heredia.
Rappelez-vous, au contraire, le succès de Quo Vadis. Loin de moi la pensée de conseiller la froide imitation d’un roman qui compte déjà deux modèles : Fabiola, de Wisemau et Acté, d’Alexandre Dumas. Je ne dis pas non plus que tout le roman historique consiste dans l’affabulation, l’intrigue et le dialogue. Je dis seulement que la description archéologique, devenue désormais une condition du roman historique, ne doit ni submerger l’action ni être plaquée ou distribuée par morceaux.
Je connais un auteur qui s’est spécialisé dans l’évocation antique et qui n’a écrit que des œuvres ennuyeuses. Il recommence les Quo Vadis, les Acté et les Fabiola, et il s’étonne de n’avoir pas de succès. Avec un bon Dezobry, Flaubert nous eût donné une admirable reconstitution du monde romain. Il a préféré choisir le monde carthaginois, qui était à peu près inconnu.
Faut-il classer dans le genre historique des livres comme le Capitaine Fracasse, de Théophile Gautier, et certaines œuvres d’Henri de Régnier ? Pastiche du Roman comique, le Capitaine Fracasse n’a évidemment rien de commun avec les romans de Walter Scott, et ne rentre dans l’histoire que par la peinture des mœurs et le ton du style. Le pastiche avoué, à la façon d’Henri de Régnier, est intéressant. Ce sont les imitateurs des imitateurs qui sont haïssables. Pas un élève de Pierre Loüys n’est parvenu à se faire un nom.
La couleur historique a ses adversaires. « Vos visions sont fausses ! disent-ils. La Carthage de Flaubert n’est pas la vraie Carthage ; la Grèce de Pierre Loüys n’est pas la vraie Grèce. » C’est possible, et on peut gloser là-dessus. Laissons dire ; tenons-nous-en aux principes. La méthode est bonne, et on n’a pas le droit de supprimer l’effort, sous prétexte que la réalisation est difficile.
Mais, encore une fois, l’exactitude seule ne donne pas la vie, et la couleur seule n’est que la moitié de la vérité. Il faut réunir les deux choses, établir sa documentation d’après des sources de première main, et se familiariser avec les mœurs d’une époque, de façon à en être saturé. Alors seulement vous aurez quelque chance de rendre la vérité du langage et des mœurs, telle qu’on la trouve, par exemple, dans les dialogues de Walter Scott.
Ces questions sont très complexes ; tous les excès ont leurs inconvénients. A force d’archéologie, Jean Lombard a sombré dans le peinturlurage criard. Évitez le bric-à-brac ; n’oubliez jamais que le roman historique, comme les autres romans, n’a de valeur que par la clarté, le plan, la composition, l’intérêt, et qu’il ne faut jamais écrire en style byzantin, même pour raconter l’histoire de Byzance.
Le bibliophile Jacob avait raison de dire « qu’un auteur de romans historiques doit être à la fois archéologue, alchimiste, philologue, linguiste, peintre, architecte, financier, géographe, théologien, et qu’il doit avoir « une teinture de toutes sciences, suffisante pour une appréciation vraie des choses »[69].
[69] Romans relatifs à l’histoire de France. Préface.
Je crois utile de terminer ce chapitre par quelques réflexions sur le conte et la nouvelle, qui sont, au fond, des romans en réduction.
La « nouvelle » exige de grandes qualités d’exécution. Certains auteurs de nouvelles, comme Paul Arène, sont incapables de réussir un roman, témoin Domnine. Par contre, quand Flaubert a fait des nouvelles, il nous a donné trois chefs-d’œuvre : Saint Julien l’Hospitalier, Hérodias et Un Cœur simple ; et quand un conteur de nouvelles comme Maupassant a abordé le roman, il a réalisé des œuvres supérieures, comme Pierre et Jean et Fort comme la mort. Je crois donc qu’on aurait tort de dire : « Je puis écrire une nouvelle ; je ne pourrais pas écrire un roman. » Si on a assez de talent pour faire court, on doit avoir assez de talent pour faire long. Un conte n’est qu’un chapitre de roman, qui a, comme lui, son plan, son début et son dénouement.
L’habitude de publier des contes dans les journaux remonte à la fondation du Gil Blas, il y a une quarantaine d’années. Ce qui fit leur succès, c’est qu’ils furent d’abord licencieux. Peu à peu cependant le scandale s’apaisa et la nouvelle continua à sévir. Le nombre des lecteurs qu’elle intéresse encore diminue de jour en jour. Je suis convaincu qu’on pourrait la supprimer sans aucun inconvénient ; mais la routine l’emporte et les journaux persistent à encombrer leurs colonnes de ces puérils et monotones récits. La nouvelle est certainement en ce moment le genre de production littéraire le plus médiocre. Comment en serait-il autrement ? Qui peut être sûr de découvrir chaque semaine un sujet original ? Si encore ces fabricateurs à la grosse étaient de pauvres débutants obligés de gagner leur vie ! Mais la plupart n’ont pas besoin de ce superflu. Comment de vrais écrivains peuvent-ils accepter une pareille besogne ?
Il est pitoyable de voir tant de contes insignifiants jetés en pâture à un public rassasié qui ne les lit plus que par routine. Les trois quarts méritent à peine le nom de littérature. « La littérature, dit très justement Pierre Veber, est en train de mourir écrasée sous le poids de la nouvelle, ou plutôtdes nouvelles. On range sous ce nom tous les petits essais que chaque journal publie en troisième page : la longueur varie d’une demi-colonne à deux colonnes. C’est, dans le quotidien, la part sacrifiée à la littérature. Et rien n’est moins littéraire ! Et rien n’est moins séant au journalisme !… L’effort quotidien du journaliste est fécond, parce qu’il se renouvelle sans cesse à même la vie ; l’effort quotidien du conteur se stérilise peu à peu, parce qu’il s’exerce sur des souvenirs, sur des impressions. Les Maupassants à la petite semaine travaillent à la grosse ; ils fabriquent leurs nouvelles en quelque sorte au pochoir. Petites anecdotes, petits récits vagues, petits étalages de sensibilité mesquins, petits fragments d’autobiographie, petites imitations, petits plagiats, petites poussières d’énergies paresseuses… Littérature au compte-gouttes, littérature de commerce, littérature agonisante[70]. »
[70] Figaro, 15 mars 1923.
M. Pierre Veber a essayé d’établir une statistique de cette effroyable production. Il y aurait à peu près quinze grands journaux parisiens et cinq grands journaux régionaux qui insèrent régulièrement un conte par jour. Cela représente 7 200 nouvelles par an ; or, comme cela dure depuis quarante ans, cela fait au total 288 000 nouvelles. « J’ai horreur des personnalités, dit Pierre Veber ; je pourrais citer tel écrivain qui, depuis trente ans, écrit au moins quatre nouvelles par semaine ; il donne, en conséquence, 208 nouvelles par an ; il a donc à son compte 6 240 nouvelles, plus de 300 volumes. Et il continue, le malheureux ! Il a une dizaine de concurrents de son âge ; voit-on ce que cela représente ? »
C’est qu’au fond, rien n’est plus facile que de bâcler une nouvelle. Le difficile est de réaliser quelque chose qui ait de l’unité, de l’intérêt, de l’émotion et de la facture. Alphonse Daudet et Paul Arène nous ont laissé dans ce genre des modèles de grâce et de naturel. Le grand point est d’éviter l’imitation. Je connais des écrivains qui, avec le ton d’Arène et de Daudet, se sont fait une sorte de notoriété, comme d’autres pour avoir attrapé le style d’Anatole France ou de Barrès. Il en est qui affectent, au contraire, l’absence de procédés et continuent ainsi à leur façon l’école impassible de Maupassant. C’est le cas de Charles-Louis Philippe, Marguerite Audoux, Jules Renard, Tristan Bernard, etc. On dit que Daudet et Arène travaillaient ensemble et pouvaient échanger leurs signatures sans que le public s’en aperçût. Leur facture est cependant très différente. L’auteur desLettres de mon moulin est bien plus parisien ; Paul Arène est bien plus provençal. Daudet a la légèreté, la câlinerie, l’esprit français le plus fin. Arène a la bonhomie tranquille de la langue provençale transposée dans la prose française. Le style de Paul Arène est calqué sur le provençal.
Pour apprendre à écrire des nouvelles, il faut en lire beaucoup. On relira toujours avec plaisir celles de Maupassant, Arène et Daudet, et même celles de Mérimée. Très artiste malgré sa sécheresse, l’auteur de Carmen emploie peut-être un peu trop souvent, comme le lui reprochait Flaubert, le style cliché et l’expression banale, surtout quand il fait du récit mondain ; mais c’est un beau conteur tout de même, et qui cherchait avant tout la vie, le relief, la netteté. Carmen et Colomba sont des œuvres, et la Prise de la redoute un modèle à ne pas perdre de vue. Larroumet a bien défini Mérimée quand il a dit : « Il était romantique par les sujets, classique par la forme serrée, et réaliste par la vie et la crudité. » Philarète Charles appelle Mérimée : « Un grand maître de la réticence et d’une justesse admirable. » (Mémoires, II, p. 97.) On pourrait extraire de Carmen des descriptions d’une concision homérique, comme ce duel au couteau, que j’ai déjà cité quelque part :
« Il se lança sur moi comme un trait ; je tournai le pied gauche et il ne trouva plus rien devant lui ; mais je l’atteignis à la gorge, et le couteau entra si avant, que ma main était sous son menton. Je retournai la lame si fort, qu’elle cassa. C’était fini. La lame sortit de la plaie, lancée par un bouillon de sang gros comme le bras. Il tomba sur le nez raide comme un pieu[71]. »
[71] Carmen, p. 82.
Ces lignes pourraient être signées Maupassant ou Flaubert…
Nous avons aujourd’hui quelques conteurs, comme Henri Duvernois, qui maintiennent la réputation du genre et se sont fait une place distinguée dans la nouvelle. Un sonnet sans défaut vaut un long poème. Une nouvelle parfaite vaut un long roman.