« Je serai mort depuis six mois quand Mathurin Nectoux, mon petit-fils, poussera la porte de la Cagnole, son héritage, sur les contreforts du Morvan. Les vieilles bâtisses n’ont pas toujours bon caractère ; elle geindra d’avoir eu si peu de repos en exhalant de froids effluves, presque palpables, de bois brûlé, de patates rances et de dentelles poussiéreuses. Une myriade de perceptions assiègera alors les sens engourdis par la vie moderne du jeune homme et de Jeanne, sa petite amie, nauséeuse à cause des courbes à l’asphalte boursoufflé par les racines indomptées des forêts celtes. Dans le Morvan, tout commence avec le bois.
Mathurin avait, depuis la mort précoce de ma fille, toujours mis autant de distance que possible entre lui et ce village maudit ; les circonstances de ma propre disparition devant renforcer ce rejet. Mais cet héritage inattendu aura suscité un enthousiasme inexplicable chez Jeanne qu’il n’aura ni le courage, ni les moyens de doucher. Le couple s’embarquera ainsi sur le chemin de l’exode urbain, souvent essayé et presque aussi souvent regretté.
Les feuillus se pareront de couleurs chaudes pour anticiper le long hiver et la Cagnole se mettra à fumer goulument. Dès les premiers jours, Jeanne visitera l’unique épicerie et donc le point de rencontre principal. Lot commun de bien des petits pays, le son des cloches et les cris d’enfants s’étaient tus et, avec eux, la mémoire et l’espoir d’un village qui ne survivra pas à ce siècle. Mais rien n’émoussera l’émerveillement de Jeanne, récente, mais infatigable promotrice du retour à la terre sur les réseaux sociaux prisés des jeunes de nos jours. Cette attitude tranchera avec l’agitation taiseuse de Mathurin, passant ses journées à nettoyer, ranger, réaménager coins et recoins, comme pour laver chaque souvenir niché dans la vieille Cagnole. La bâtisse, de bonne composition, sait que les vivants vont et viennent ; les pierres et le bois demeurent.
Je dormirai à l’abri des mousses et des fougères depuis huit mois quand son entreprise de purification conduira mon petit-fils au plus profond de la cave en terre battue aux relents de mirabelles macérées. Là, il avisera une grosse buche à la verticale soutenant une besace en cuir, à la belle teinte de crème brûlée. Mathurin, dévot des réseaux et des gadgets, en extirpera des outils d’un autre siècle, quand nos ancêtres étaient sabotiers, avant que l’affaire familiale ne fût détruite par le fracas des machines et l’indolence vicieuse du confort. Sur les étagères, au-dessus, des sabots ; grands, petits, biscornus ou colorés, si doux au toucher qu’ils semblaient recouverts du pelage d’un campagnol. Envoûté par ces odeurs chaudes d’un bois du fond des âges, la Cagnole lui apparaîtra soudain comme la coquille douillette à laquelle il sera revenu. Il restera prostré, soupesant les instruments, caressant les souliers, les reniflant même. Il a ça dans le sang, que voulez-vous !
Motivée par un élan irrationnel que seule la passion immanente sait insuffler, sa décision de relancer l’atelier familial sera bientôt connue des habitués de l’épicerie. C’est là que Jeanne apprendra l’existence du vieux Labille, le dernier sabotier du village. Veuf et sans enfant, il vivotait de rares ventes et de sorties scolaires dans un quasi-érémitisme frugal. De son propre aveu, il aurait bien encore duré dix ou vingt ans si son corps noueux n’avait pas sonné la retraite. Les articulations, c’est comme la calvitie : quand ça commence, ça va de mal en pis. Travailler le bois le tourmentait d’une douleur lancinante toutefois inférieure à celle de se savoir le dernier des Mohicans. Pour autant, Labille ne mentira pas à Mathurin :
— Le métier est rudement crevant, p’tiot ! Il bousille la santé et paye mal. Mais, quoi de plus beau que de faire marcher les Hommes ? Et puis, tu sais, dans le Morvan, tout se gagne par le bois.
Nouvelle étape d’une courte existence qui n’avait pas brillé par sa cohérence, Mathurin s’engagera à corps perdu dans la voie du sabotier. Labille, maître patient et passionné, enseignera au jeune homme des gestes, mille fois reproduits, qui taleront chaque pouce d’un corps moulé par la sédentarité. Le vieux indiquera, dans la forêt entourant le village, les quelques bouleaux survivants à la conversion forcée du Morvan en serre à ciel ouvert pour sapins de Noël. Le jeune homme en débitera de belles buches pour venir les caler sur le billot où un anneau retenait le paroir. Maniant cette sorte de sabre oriental, il sculptera l’extérieur du sabot avant que la cuillère, instrument à mi-chemin entre la pelle à glace et le tire-bouchon, n’aille évider le bois pour en dégager un cocon chaleureux pour des pieds inconnus. Rajeuni, Labille restera même parfois coucher à la Cagnole où il contera, aux flammes dansantes, l’histoire des sabotiers de jadis, qui vivaient au cœur des forêts, braconnaient et se mariaient entre eux.
Voilà cinq ans que je ne serai plus qu’un nom sur la pierre quand mon petit-fils achèvera, seul, une authentique paire de sabots capable de convaincre l’œil inquisiteur, mais ému de son vieux maître. Dans mon éternité, où les distractions manquent, moi aussi, je serai fier. Le Morvan lui aura inoculé une essence sylvestre qui n’aurait jamais dû le quitter. D’un infaillible soutien, Jeanne assurera la logistique et la promotion en ligne, comme on dit aujourd’hui, des sabots du Morvan : la chaussure recyclable de l’avenir ! Alors que les châtaigniers enfin bourgeonneront, l’atelier de la Cagnole, ressuscité, attirera un monde jamais vu depuis l’exode rural. Outre les habituels Parisiens et Hollandais de passage, des voisins curieux, pourtant pingres de nature, s’arracheront les sabots que leurs parents avaient tant boudés. Le quotidien local, dont la survie dépendait en grande partie de la rubrique nécrologique, consacrera même un article au “dernier sabotier du Morvan”. Dehors, passereaux et rossignols chanteront le printemps.
Malheureusement, les jours heureux sont périssables. À trop tirer sur la corde, le vieux Labille, pétrifié d’arthrose, ne pourra bientôt plus se débrouiller seul chez lui. Alors, on le placera, comme on dit, comme s’il s’agissait d’un buffet dans une cuisine. Les voisins jaseront, fustigeront les ingrats et maudiront le siècle qui n’a d’yeux que pour la jeunesse. Même Jeanne et Mathurin ne se battront pas pour accueillir le vieillard à la Cagnole, ce qui n’empêchera pas, au moment des adieux, des larmes sincères de se mêler à l’air vif descendu du Haut-Folin.
Le grondement de la forêt alentour se fera lourd de menaces et, pour la première fois, la solitude saisira le couple. L’entrain perdra en naturel et les conversations en légèreté. L’euphorie des premiers temps retombera, la Cagnole cessera, lentement, mais avec constance, d’être un lieu à la mode. Mathurin tournera en rond dans son atelier désormais silencieux, rangera, époussètera, vernira les invendus, présents et à venir. Malgré tout, aveuglé par le zèle des nouveaux convertis, il refusera d’admettre l’évidence de l’éphémère.
Je serai passé de l’autre côté du rideau depuis six ans et six mois quand les meilleures volontés se flétriront. Les frondaisons obscures des pins autour de la Cagnole cacheront l’éclaircie. L’oisiveté, la crainte des poches vides et la rareté des visites de ses proches instilleront le doute dans l’esprit solaire de Jeanne. Le parasite prospérera dans une langueur silencieuse pour enfanter une décision irrévocable qui figera un Mathurin devenu noueux et courbé, comme le vieux Labille.
— Rentrer où, Jeanne ? C’est notre maison ici. Je suis le dernier sabotier. Que dirait mon grand-père ?
Un silence compréhensif viendra d’abord puis des cris de dépit, comme il n’en aura pas résonné pendant toutes ces années. Pendant des mois, ce sera la resucée des accusations, réconciliations et non-dits. Rainette à la main, Mathurin sera en train de parer d’arabesques son ultime paire de sabots quand il entendra Jeanne claquer le coffre sur leur vie commune. Un moteur vrombira si ce n’est pas le souffle du Folin roulant dans ses contreforts. Dans le Morvan, tout se perd dans le bois.
Je serai mort depuis sept ans quand on apprendra qu’une des dernières âmes à vivre dans ces villages du fond de la France aura été retrouvée, les pieds ballants, la tête au milieu de sabots. Une frappante analogie avec son grand-père qui ne lui aura laissé qu’un funeste héritage. Dans le Morvan, tout finit dans le bois. »
Maître Enghien, notaire à Autun, reposa la lettre avec une lenteur qu’il voulut professionnelle. Avalant avec difficulté, il étira un sourire de circonstance devant la mine interrogative de Mathurin Nectoux. Il faudrait bien lui annoncer que son aïeul ne lui léguerait pas sa maison du Morvan. Pour son bien.