Lorsque je rentre du travail je traverse presque en courant notre corridor sur toute sa longueur pour me rendre dans la buanderie où je dépose mon sac à dos, j’enlève mes gants, ma longue écharpe, mon gros manteau et mon bonnet avant de terminer infailliblement par — Oh que c'est bon ! — ôter mes chaussures et enfiler mes accortes savates.
Hier, sur le radiateur, à gauche derrière la porte d’entrée, là où le moins flemmard de nous quatre avait déposé le courrier qui ne le concernait pas, il y avait une lettre pour moi, estampillée « Albin Michel ». La vision a coupé net mon élan.
Il faut savoir que les éditeurs, lorsqu’ils ne sont pas intéressés par votre proposition, ne répondent souvent tout simplement pas. Ils vous ont prévenu, — vous le lisez sur la page de leur site « envoyer votre manuscrit » —, sans réponse de leur part dans les deux à vingt semaines, vous pouvez considérer que les carottes sont cuites.
Et là, on me répond. Et pas n’importe qui, Albin Michel, cette illustre maison d’édition de la capitale du pays roi de la littérature française ! Rien que pour moi, ils y ont même mis un euro cinquante de timbre. Alors, malgré l’impatience qui m'étreint, je m’impose l’excentricité de faire comme d’habitude, me mettre à l’aise.
La lettre est là, à attendre d’être décachetée de mes gros doigts frigorifiés. Et risquer de la défigurer d’une horrible déchirure en forme de tempête en mer ?
Moi pessimiste : — « De toute façon, c’est un refus. Comme les autres, mais sans regarder à la dépense, la maison parisienne m’envoie sur les roses. »
Moi optimiste : — « Oui, mais peut-être pas ? Ce matin, j’avais le pressentiment que je recevrais un mail encourageant d’un éditeur et là, maintenant, ce pli, peut-être, pourquoi pas ? »
Allez, j’ouvre, soigneusement, à l’aide d’un couteau à steaks pour faire une jolie cicatrice bien droite, toute fine, exactement dans le pli. On ne sait jamais, peut-être que plus tard, l’enveloppe, sous verre, se retrouvera dans un musée de la littérature belge de Charleroi ou de Mons ou au syndicat d’initiative de Lessines, sur le mur derrière Guerti ! Qu’est-ce qu’ils se diraient, les gens devant la vitrine, si j’avais salopé le travail, si ma précipitation avait tout démoli la relique ? Et bien moi, je sais ce qu’ils se diraient « Un type aussi peu soigneux, ça doit pas être fort fameux, les machins qu’il a écrits. Viens Jeanine, on va voir Magritte à côté, lui au moins, c’était un méticuleux. »
J'ai décorseté la lettre, mais sans lire, pour faire durer. On en est aux préliminaires, rien ne presse. C’est déjà l’aventure, le frisson, l’espoir ! Ça y est, je décolle, je me fais des films ! Ana me le répète sans cesse, je démarre décidément trop au quart de tour. Je me vois déjà expliquant ma démarche sémantique et son caractère militant devant un parterre de connaisseurs attentifs et enthousiastes à Paris, Bruxelles, New York — il paraît que les french stories y sont très tendance — Puis, durant la séance de dédicaces au bar, une jeune femme, assez jolie d’ailleurs, me tendrait son exemplaire de mon livre pour que j’y ajoute un petit mot, si possible personnel, inédit, sympa. Elle me trouverait tellement formidable…
Je suis un auteur, un écrivain. Mais oui ! J’ai rédigé un roman ! Je suis un romancier parce que j’ai écrit plus de 20 000 mots. J’en ai carrément fourré 32 000 dans « Ambre gris » et pourtant y’a pas de gras, j’ai enlevé tout le superflu. C’est du concentré de sincérité meurtrie, mais servi à travers sept chapitres délicieusement digestes.
Quoi, il faudrait être célèbre ? Tant pis, si j’y crois très fort, je le suis. Virtuel ou pas, qu’est-ce que ça fait ! D’ailleurs Wikipédia, Larousse et Le Robert affirment qu’il suffit d’avoir écrit un roman pour être romancier.
Je me projetais obstinément dans un futur concret lorsque mon frère et moi dans les années 90 envoyions nos démos aux maisons de disques. Les déceptions furent nombreuses, innombrables même. Ici, je savoure l’instant, l’incertitude, cette lettre non encore lue qui me procure déjà tant. Elle ne constitue pas un désenchantement, au contraire parce que précisément elle me rappelle que j’attends encore beaucoup et donc tout simplement que je suis en vie, tellement encore enthousiaste et candide malgré mes presque 61 ans. L’avoir attendue, espérée avant de l’ouvrir doucement comme on déshabille son amoureuse, c’est un délice, un oxygène des cimes, une Xième résurrection.
Bon, je lis… Ils me disent qu’ils ont bien reçu mon manuscrit et me donnent le code d’accès pour pouvoir suivre son cheminement à travers leurs différents services. Ni oui, ni non ! Des préliminaires sans fin ! L’extase totale !
Merci Albin Michel -

Publié le 01/12/2023 / 1 lecture
Commentaires
Publié le 30/12/2023
Quel honneur, et mieux encore, quel beau texte cette heureuse nouvelle a permis de voir le jour. Le graal pour tout écrivain qui souhaite se faire éditer. Pour moi on est écrivain si l'on écrit, chanteur si l'on chante, j'aime à penser que l'on est ce que l'on aime faire, loin de la professionnalisation ou de la notoriété. Tu décris magnifiquement chaque étape que l'on partage de tout coeur avec toi, et l'on croise les doigts avec toi, souhaitons que ce cheminement éditorial puisse t'être profitable.... Désolé de mon absence, j'avais besoin de souffler.
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