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Valenciennes (Les démons extrait)

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J'étais libre ! J'étais nu ! Je n'avais plus rien, plus rien à perdre ! J'étais incroyablement léger, débarrassé des briques et des tôles. Je volais, non pas comme un albatros mais, comme un merle qui donne des petits coups d'ailes de temps en temps pour reprendre de l'altitude, je balbutiais dans l'atmosphère de l'absolute beginner, ivresse.

 

 

Pour nous révéler quelques ficelles de leur discipline, il n'était pas rare que les artistes qui cachetonnaient dans le coin passent le bout de leur nez au château Désandrouin, où nous suivions les cours. Gabor Gado, guitariste hongrois, fît le détour. Il m'avait scotché lors de sa master-class alors, un copain et moi, on lui a demandé des invits pour son concert du soir au festival jazz de Saint-Saulve. Vers dix-neuf heures, on est arrivés. Un chapiteau posé au milieu d'une prairie abritait une vingtaine de tables pliantes en bois de sapin. Elles étaient recouvertes de nappes en papier vert garnies de-ci de-là avec des petits bouquets de fleurs sauvages. Un bar, constitué de panneaux sur tréteaux, protégeait les bénévoles de service des éventuels va-et-vient du public. En plus d'une variété de boissons, un service traiteur, réduit mais appétissant, était disponible, des assiettes petites et dépareillées avaient été dressées très généreusement avec du fromage, de la charcuterie, du beurre et du pain. A l'opposé, d'une vingtaine de mètres carrés, une scène, construite de praticables prêtés par la municipalité, offrait un très modeste promontoire aux artistes qui se produiraient. Elle était jonchée de câbles, d'amplis, de haut-parleurs et de toutes sortes de bidules mystérieux qui semblaient installés aussi anarchiquement que les guirlandes d'ampoules électriques qui sillonnaient tout l'espace. Les cris des enfants excités qui jouaient dehors ajoutaient encore de la joie au moment. Vers vingt-et-une heures, le quartet de Gabor Gado est monté sur scène. Submergeant largement l'éclairage électrique, la lumière du soleil couchant transparaissait encore à travers les toiles donnant une dimension presque irréelle aux premières phrases musicales du groupe. Renaud et moi, on était sur un tapis volant. On était bien. Le jazz, c'est pas une musique faite pour être mise en boîte. Le jazz, c'est éphémère sinon c'est de l'ersatz. Le jazz, c'est une façon d'être bien, inspiré par la beauté du milliardième d'humanité qui joue sur la plateau. Il ne faut pas l'écouter religieusement. Il est bien plus proche d'un repas de famille que d'une grand messe donnée dans un Zenith. Quand tu écoutes du jazz en live, du bon, je veux dire, tu communies avec le moment, tu le respires, tu t'en enivres. Et à propos d’enivrement, une bouteille de vin avec peut-être une petite assiette paysanne aurait été le top du top. Les prix étaient très raisonnables ; Dix Euros la bouteille de vin et sept Euros cinquante l'assiette. Mais cette somme, même modique, représentait mon budget  hebdomadaire. C'était tentant tout de même alors Renaud et moi, on a craqué. On a commandé. Chaque petit morceau de pain beurré accompagné de saucisson ou de Camembert, je le dégustais en fermant les yeux pour en extraire la moindre molécule de jouissance. Puis j'arrosais avec une minuscule gorgée de vin. Ne pas se resservir, laisser les arômes se mélanger et mourir lentement, très lentement, plus lentement encore sur mes papilles avec la musique, pas trop fort, qui revenait doucement au premier plan durant le decrescendo gustatif. On a passé tout le concert comme ça. Aucun Emir n'a jamais ressenti ce bonheur total ! Aucun Golden boy ! Aucun donneur de leçon politicien ! Ursula Machin, Emmanuel Truc ou Alexander chose ne sauront jamais ce que procure un tel moment ! Il y a une justice ! Renaud et moi, si. Parfois on échangeait un regard. On était sur la même planète.

Le concert s'est terminé. On a gentiment fini la bouteille en papotant et puis on a demandé l'addition. C'est le gars qui nous avait servi, un moustachu de trente-cinq ans environ, habillé décontracté, qui s'est approché. Il nous a dit :

  • « Vous êtes des étudiants du CMA ? »

  • « Oui ! »

  • « Vous êtes des musicos, alors ? »

  • «  Oui ! »

  • « Vous êtes plutôt fauchés, du coup ? »

  • «  ... Oui. »

  • « Ah bah alors, laissez tomber. C'est pour nous ! Allez, bonne soirée, les jeunes ! »

Ce cadeau est le plus beau cadeau qu'on m'ait donné de toute ma vie. Et ça non plus, les promeneurs en yacht, ne sauront jamais le bien que ça fait.

 


Publié le 03/05/2022
Commentaires
Publié le 06/05/2022
Merci beaucoup, une très belle chute qui vient couronner un texte plein car passionné, et à la description rigoureuse et suffisante pour nous embarquer. Les plus belles choses qui nous arrivent sont toujours celles qui nous manquent le plus…
Publié le 07/05/2022
Et ici, j'ai pris beaucoup de plaisir à écrire cette description qui me semblait utile. Merci !
Publié le 07/05/2022
Et ici, j'ai pris beaucoup de plaisir à écrire cette description qui me semblait utile. Merci !
Publié le 11/05/2022
Avec entrain, tu nous emportes jusqu’à la chute finale et tu nous fais sourire ! Merci Patrice pour ce souvenir précieux de musicos fauchés :)
Publié le 11/05/2022
Merci à toi pour tes mots sur les miens. ;-)
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