En septante-cinq, maman nous a mis en pension à Soignies, Philippe et moi. Jusqu'alors, j'étais à l'école des garçons de Lessines. Mais là, j'allais rentrer en première secondaire dans une classe mixte, des garçons et des filles. En réalité, ça n'a pas changé grand-chose. On ne se parlait pas. Et si on le faisait, je n'en ai aucun souvenir. Il y avait une certaine Nathalie, blonde et Graziella Lazzerini. Là s'arrête mon souvenir de ma première année de mixité scolaire.
Dans le courant de l'année académique, le trois novembre précisément, un élève nous a rejoint, il était roux et il avait vraiment une très mauvaise haleine. Jean-Claude Kaminsky, grand, enfin plus grand que moi, se tenait un peu voûté dans mon souvenir. En classe ou à la récré, il écoutait, attentif, avec toujours un léger sourire sur les lèvres, pas un beau sourire détendu et spontané comme souvent chez les enfants. C'était un sourire d'attente, un sourire de drapeau blanc, un sourire défensif, comme s'il nous demandait, à voix basse, de le prendre dans nos bras, de lui mettre une bonne tape dans le dos accompagnée d'un rire cordial. Il nous écoutait, nous et nos blagues, un peu à la marge. Et quand on riait, même s'il n'avait pas tout compris, ce qui n'était pas rare, il riait aussi mais d'un rire ridicule, trop grave, trop gros, trop gras. Même sa mue n'était pas synchro avec la nôtre.
De plus en plus souvent, Raphaël, Raphaël Dubrule, s'est mis à imiter le rire de Jean-Claude dont le regard trahissait la détresse dans ces moments-là. Devant l'absence de réactions désapprobatrices, les autres riaient aussi, de plus en plus nombreux, de plus en plus fort en regardant avec de plus en plus d'insistance Jean-Claude. Je ne riais pas mais je ne disais rien. Je me tenais en retrait. Trois groupes s'étaient ainsi formés.
Bien sûr, ça n'a pas loupé, Jean-Claude a tenté petit à petit de se rapprocher de moi à travers des clins d’œil et quelques sourires. Le treize février, il m'a invité à son anniversaire avec des mots qui avaient une forte odeur d'égouts. J'ai refusé en prétextant ma situation de pensionnaire à l'internat. Je pense que vraiment, le pion, Birket, n'aurait pas autorisé que je me rende à cette fête mais je ne lui ai même pas demandé.
Les brimades se sont succédé pendant huit mois. Je pense qu'on peut parler d'une guerre froide entre eux et lui durant laquelle, je l'ai vu s'éloigner, jouant seul dans la cours, il marchait en regardant le sol devant lui. De temps à autres ses lèvres s'agitaient ou il souriait à je ne sais quoi. Parfois il courait en ouvrant les bras. Orphelin dans son monde, puisque nous ne voulions pas de lui, il s'était bâti son continent, ses frontières et tous les codes qui allaient avec.
Il paraît qu'un chien, s'il a mordu un homme, n'est plus récupérable. « Une fois qu'il a eu le goût... » m'a-t-on dit. Ce doit être vrai aussi pour les garçons de douze ans qui continuaient à mordre mon infortuné camarade lorsque, contraint par les adultes, il avait regagné momentanément les côtes scolaires. Piqué de dizaines de harpons, il patientait avant de pouvoir regagner le large.
Lorsque les beaux jours sont arrivés, en gym, on s'est mis à faire du sport à l'extérieur. Ce neuf juin, Monsieur Sedan avait décidé qu'on ferait du volley. Il a choisi deux chefs d'équipe, Raphaël et Serge, qui ont appelé alternativement ceux qui seraient leurs coéquipiers. Bien sûr Jean-Claude et moi, on savait qu'on serait appelés les derniers. D'abord moi et puis lui. C'est ce qui s'est produit mais quand Raphaël a du appeler Kaminsky, après que Serge m'ait recruté avec un enthousiasme feint, il a dit « Toi, tu resteras sur le banc. » et puis, plus bas « Les roux, ça pue l'été !» et il a ri, et son équipe a ri, et mon équipe a ri. Monsieur le professeur s'est fâché. Il a exclu Raphaël de la partie.
Je me rappelle de cette partie. O mon Dieu, comme je m'en rappelle. Jean-Claude jouait, disons, pas comme un champion, mais ça allait à peu près. En dépit de ses efforts, les autres ricanaient. Sa confiance déjà très entamée s'amenuisait irrésistiblement. Plus il doutait, plus il ratait. Plus il ratait, plus il doutait. Je le voyais s'enfoncer dans ce tourbillon infernal. J'avais mal pour lui. Il n'en pouvait plus mais il continuait courageusement. Je crois l'avoir vu pleurer, doucement, ses mains réunies pour capter le ballon priaient en fait. Ses jambes fléchies n'amortissaient qu'une fatigue que je devinais incommensurable. Ses coéquipiers le tourmentaient encore et, sans citer le responsable, regrettaient à très haute voix qu'on leur ait imposé cette « catastrophe ambulante ». Alors Monsieur Sedan l'a abandonné et l'a fait sortir, il a fondu en larmes. Raphaël, triomphant, s'est levé pour le remplacer.
Lorsqu'ils se sont croisé, en regardant ses potes sur le terrain, Raphaël a singé les sanglots de Jean-Claude qu'on n'a pas reconnu quand on l'a vu lui mettre un terrible coups de tête dans sa figure tout de suite moins triomphante.
Une incisive et le nez cassés pour Raphaël, une exclusion de quinze jours pour Kaminsky, juste ce qu'il fallait pour qu'il ne puisse pas présenter ses examens. Telle fût la décision de la directrice, Madame Dubrule.