Un nanar (extrait de la suite)

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Nous sommes allés sur la piste et nous nous sommes pris. Je l'ai tenue par la taille qu'elle avait très fine. Elle a posé ses mains sur mes épaules, de dimensions standards. Je me rappelle encore très bien de ce contact, de sa peau sous sa chemise légère un peu moite, de son corps qui ondoyait. KC and the Sunshine Band chantait : « Babe, I want you so. I want you to know ». Je respirais l'odeur de ses longs cheveux roux ondulés et de son parfum un peu sucré pendant que nous bougions doucement. Je l'ai serrée un peu plus et nos corps se sont rapprochés. Elle ne résistait pas. Mon audace ne la contrariait pas. Mes mains sont remontées jusqu'au haut de son dos et ma tête a pivoté pour que mon nez touche son cou très fin et très long, très doux aussi et chaud. Elle ne protestait pas. J'ai posé mes lèvres sous son oreille. Elle a tourné la tête et nous nous sommes embrassés « sur la bouche » et sans doute avec la langue et sûrement très maladroitement.

Puis, Hervé Vilard s'est mis à crier, « Reviens ». Nous avons continuer à nous balancer doucement, longtemps, ensemble, en phase, son corps serré contre le mien. C'était délicieux de la sentir onduler avec moi mais l'étreinte n'avait pas ému que mon cœur. Et si ce dernier nous rapprochait, une autre partie de mon anatomie, qui s'était mise de travers, me causait quelque douleur. Alors quand la sono a balancé "Call me" de Blondie, ça m'a carrément soulagé. On s'est séparé en se jetant un bref regard timide. Elle a rejoint ses amies qui s'étaient mises à danser sur la piste. Je me suis dirigé vers mes copains, goguenards, qui m'attendaient, un verre à main à proximité de la billetterie.

Luc, le nouveau batteur - J'étais guitariste dans un petit groupe rock - nous avait vus. Il l'a regardée et a exhibé une moue dédaigneuse. Ça m'a vexé. Je ne le lui ai pas montré. J'ai regardé mon verre que j'ai approché de mes lèvres et j'ai bu une gorgée de ma bière. Elle était tiède et plate.

Lui et les autres discutaient mais je ne les entendais plus. Je l'observais, elle, l'air de rien, suppliant un regard dans ma direction. J'étais tout à la fois fier comme un paon et inquiet, tout content d'avoir pu séduire et perplexe à l'idée de casser direct, jusqu'à ce que ses yeux, du bleu-gris de la lame d'un couteau - d'un couteau qui peut faire très mal, comme je l'ai appris plus tard - croisent les miens, un millième de seconde, furtivement, comme seuls les yeux des filles savent le faire. C'était doux, c'était léger, j'étais bien avec, partout dans ma tête, un immense rire de joie diffus, aveugle et muet. Mon jeune cœur battait vite. Je comptais pour elle. J'existais pour elle. Je planais. Je planais mais très vite, je perdis de l'altitude ; Comment poursuivre ? Comment prolonger le long chemin sentant le chèvrefeuille et bordé de mimosas qui nous attendait, elle et moi, marchant et regardant dans la même direction ? Je suis allé vers le bar. J'ai demandé un stylo et une feuille. J'ai reçu un crayon et un ticket de caisse. J'ai inscrit mon numéro de téléphone et je l'ai rejointe sur la piste où elle dansait, entourée de ses amies.

- « Si tu veux, tu m'appelles. Sinon, on se voit lundi à la récré ? Ciao ! », je lui ai dit en lui tendant le bout de papier. Elle l'a pris sous les yeux de suspension de ses amies. Je ne me suis pas éternisé, je me suis éloigné, soucieux, un peu plus que d'habitude, de l'élégance, sûrement très relative, de ma démarche. J'ai rejoint ma bande. On a fini la soirée chacun de notre côté. Après son départ, j'ai attendu dix minutes et puis, je suis parti.

Un quart d'heure de mobylette plus tard, j'avais rejoint la maison. Nous n'habitions plus le café, nous occupions une petite fermette que mes parents, à l'initiative de maman, avaient restaurée. Je suis entré par la porte de derrière, celle qui donne sur la cuisine et qui n'est jamais verrouillée. Sans allumer, pour ne réveiller personne, je me suis engagé dans la cage d'escalier. Sur le palier, en ouvrant la porte de notre chambre - on n'avait qu'une chambre pour nous deux, mon frère et moi - j'ai fait tomber un truc. Ça a fait un de ces pétards ! Quelque chose s'est rompu en moi, à cause de l'alcool ou à cause de mon flirt, sans doute un peu les deux, j'ai éclaté de rire. De derrière la porte de la chambre de mes parents, j'ai entendu ma mère qui disait : - "Tu m'as l'air bien joyeux, Patrice !" Elle avait raison. Je me suis déshabillé, je me suis couché dans mon lit. J'ai pris mon oreiller dans mes bras, je l'ai serré très fort et puis je l'ai embrassé en pensant à elle et en prononçant son nom tout bas "Martine". Je me suis endormi en moins de deux minutes pour une nuit débordante de mimosas et de chèvrefeuilles.

Le matin du dimanche, je me suis levé et avant même de déjeuner, je me suis assuré que le téléphone du séjour était bien raccroché. Maman m'a vu. Elle n'a rien dit. Elle a souri. A midi, je n'ai presque rien avalé des tomates farcies préparées par papa. Il a regardé maman en souriant sans dire un mot. Vers 14 heures, il s'est affalé dans le divan devant le championnat du monde cycliste Junior. J'ai vérifié le téléphone pour la cinquième ou sixième fois. Mon frère s'est installé près de lui. Tous les deux concentrés sur la course, ils ne faisaient pas attention à moi. Tant mieux ! N'y tenant plus, j'ai appelé mon pote Thierry pour qu'il me rappelle. - « On pense que la ligne déconne », je lui ai dit. Il s'est marré, il m'a rappelé et on a discuté deux minutes. J'ai raccroché. Roberto Ciampi a gagné. Mon père et mon frère étaient désespérés, moi aussi ; le Belge Eric Vanderaerden n'était que second, est-ce que ce qu'elle va finir par m'appeler, bordel ? Alors qu'ils refaisaient la course mon père avec passion, mon frère avec lucidité, le téléphone a enfin sonné. J'ai été le prendre en haut dans la tranquillité de la chambre des parents. C'était elle ! On s'est dit des mots sans intérêt mais on se les est dit avec plus que de la gentillesse. J'écoutais tous les autres, ceux qu'on n'ose pas prononcer mais qui sont bien là, tout doux et tout ronds.

Le lundi matin, monté sur ressorts, je suis arrivé le premier dans la cuisine. J'ai mis l'eau à bouillir dans le poêlon et j'ai attendu en regardant par la fenêtre derrière notre grand cerisier, au dessus de la prairie des Riga, la lumière diffuse du soleil qui commençait à transpercer la brume d'octobre. Pendant que je rêvais dans ce brouillard roux percés d'éclats bleus-gris, le bruit de l'eau bouillante s'est additionné au gazouillis des canaris dans la volière surpeuplée sommairement fabriquée par papa. Maman est apparue sur le palier. En robe de chambre, les cheveux en pétard, avec sa voix à la Line Renaud, elle m'a dit, souriante, comme à son habitude : "Déjà levé, mon chéri ?" On s'est embrassé. Papa nous a rejoint et nous avons mangé ensemble nos tartines à la confiture trempées dans le café. En semaine, Philippe n'était pas à la maison, il étudiait à l'Université de Mons qu'il avait rejointe la veille au soir. J'ai fini rapidement de manger, j'ai mis mon long manteau, celui que j'avais hérité de mon parrain Michel, et puis, après avoir attaché mon cartable avec l'élastique à vélo sur le porte bagage de la mobylette, je me suis envolé, impatient, vers mon intimidant avenir.

Après avoir rangé la vieille Camino sur le parking à vélos, je me suis dirigé vers le préau, immense espace fermé dont la façade Est n'était qu'une suite ininterrompue de fenêtres, seulement ponctuées par trois doubles portes vitrées. C'est près de la seconde d'entre elles, dedans ou dehors selon la météo, que je me postais systématiquement, durant les récrés, et qu'on se retrouvait à une demi douzaine de copains et de copines, surtout des copines en fait. Martine ne faisait pas partie de ce groupe. Les amitiés se développaient en général à l'intérieur d'une option scolaire. Les scientifiques restaient entre eux, les Socio-éco restaient entre eux, les feignasses restaient près de la seconde porte.

Et puisque le soleil brillait, malgré la fraîcheur matinale, nous, les littéraires, étions tous dehors, à fumer ou pas. En général, les meilleurs élèves étaient non fumeurs.

Étanche aux mots de mes camarades, je guettais les groupes d'élèves qui venaient en bus. Ils étaient débarqués sur la grand place et arrivaient par grappes après cinq minutes de marche à pieds. En tirant sur ma deux ou troisième cigarette, j'ai vu se pointer le groupe d'élèves qui venait d'Ellezelles, Flobecq, Ogy. Martine, évidemment non fumeuse, venait d'Ogy. Je l'ai vue. Elle ne regardait pas dans ma direction.

C'est idiot mais quelque part en moi, quelque chose me disait que si je la fixais de tout mon cœur, mais vraiment, quoi, pas que d'une fesse, par une sorte d'effet télépathique, elle tournerait la tête vers moi. Mais c'était des conneries. Elle a pénétré par la première porte et a disparu à l'intérieur du préau, sans doute rejoindre ses copines Sylvie, Sylviane et Marie-Christine.

La sonnette a retenti et là, comme une grosse couverture qui te tombe dessus quand tu ouvres un placard trop rempli, le souvenir du contrôle de math, qui m'était complètement sorti de la tête, a ressurgi avec toute la violence que pourrait produire la vision d'une équation du second degré sur la première page du dernier chapitre d'une roman de John Steinbeck ou de Fiona Mozley.

Ça n'a pas loupé, Monsieur Maison, notre prof de math, dont la ressemblance avec l'acteur anglais, David Niven était troublante, nous a dit, tout de go : "Prenez une feuille !" Il était décidément beaucoup moins drôle que le comte Dracula dans "Vampira".

  • :"Pffff"

Au premier étage, local 104, en deuxième et troisième heures, j'avais mon cours de français, tellement bien préparé, structuré, balisé, illustré, habité par le très charismatique Monsieur Maquet, qu'il est parvenu à me sortir du coma cérébral dans lequel j'étais plongé depuis huit heures vingt, si bien que je me suis retrouvé à la récré d'onze heures moins le quart sans m'en rendre compte. Mon esprit avait pu s'évader à travers les utopies du siècle des lumières et pour un temps, aussi incroyable que cela puisse paraître, j'avais oublié Martine.

Après l'étude de Diderot et de ses copains, alors que je rejoignais ma porte du préau, Martine m'a rejoint, sans impatience. L'air de rien, avec un « bonjour » simplement cordial, elle m'a embrassé, pas vraiment sur les lèvres, pas vraiment sur la joue. Comment elles font ça, les filles ? Elles suivent des cours secrets les soirs de pleine lune où on leur explique comment regarder un gars si vite que ça semble être un mirage ou comment l'embrasser sans l'embrasser vraiment ? C'était un « let » autorisant une seconde balle, demain ou la semaine suivante ? C'était un « j'me mouille mais pas trop » ? C'était un « Ménageons-le sans trop se commettre quand même » ? Aucune de ces questions ne m'a traversé l'esprit. On est allé ensemble rejoindre le groupe. La brume s'était complètement dissipée, le soleil, en suspension dans un ciel parfaitement bleu, me cajolait. J'étais bêtement content de rester dans la course. La suite de la journée, en ce qui me concerne, s'est déroulée dans la béatitude la plus totale.

En dernière heure, lors du cours de religion protestante, j'ai prétexté un rendez-vous médical pour avoir la permission de quitter plus tôt la classe et ainsi ne pas risquer de louper Martine à la sortie. Je ne suis pas protestant mais, lors du choix des options, en début d'année, ça m'a paru tellement plus cool de me distinguer en choisissant cette curiosité. Préalablement j'avais imaginé de suivre religion judaïque, mais après que le rabbin nous, car nous étions plusieurs, ait gentiment fait comprendre qu'il ne se taperait pas Bruxelles-Lessines pour trois gaillards finalement très peu intéressés par les commandements de la Torah, on s'était unanimement rabattu sur le pasteur Nasé, nettement plus complaisant.

Maintenant seul, planqué dans un coin du préau, à guetter, j'attendais. Lorsque enfin, je l'ai aperçue, je me suis approché et, encore à distance, je lui ai demandé de m'attendre le temps de déposer mon casque dégueulasse orange et mon cartable en simili marron sur le porte-bagages de ma mobylette. Et là, j'ai manqué de vélocité, Marie-Christine, que je n'avais pas vue venir, l'a rejointe avant moi. Et nous nous sommes mis en marche à trois de front, avec en plus, l'intruse entre nous deux, Martine à gauche et moi à droite. Pendant qu'elles parlaient de trucs scolaires auxquels j'étais parfaitement étanche, je cherchais une stratégie, une occasion pour pouvoir, en toute discrétion, mieux me placer et tenter de d'attraper sa main. La chance m'a souri, arrivés devant le bureau de police, une vieille dame qui marchait vers nous m'a presque obligé à me décaler pour lui céder le passage. Maintenant bien placé, le temps que j'évalue la situation nouvelle avec lucidité et que je laisse encore passer quelques secondes, histoire de ne pas sembler me précipiter, Martine a attrapé son cartable de la main gauche. "Mer-de !" ai-je pensé. On est arrivés devant Lesneucq, la droguerie de la grand-place, là où les bus embarquaient les élèves et on a attendu. Elles continuaient à bavarder. Je me demandais comment serait le baiser s'il y en aurait un. Coincé dans le tir croisé de leurs mots, j'acquiesçais en souriant quand, d'aventure, l'une ou l'autre me regardait en fin de phrase. Qu'allait-elle faire ? Elle avait déjà l'initiative. Je ne voyais pas d'alternative à me laisser conduire. Lorsque le bus est arrivé, le plus naturellement du monde, Martine, qui avait déposé son cartable l'a récupéré et s'est positionnée de sorte que Marie-Christine soit entre elle et la porte de l'autocar. Puis, alors que sa copine avançait vers l'entrée, son abonnement à la main, dans la cohue bordélique d'une foule juvénile excitée qui pousse et rigole joyeusement, elle s'est retournée vers moi, de ses yeux clairs plein de gentillesse, elle m'a regardé et a posé ses lèvres carrément sur les miennes avant de me dire -« Salut ! A demain ? » et de s'éloigner sans se retourner. De crainte que ce moment puisse se ternir, je n'ai pas attendu. Je ne voulais certainement pas la voir ne pas me regarder à travers les vitres. Je suis parti très vite rejoindre mon bolide de 49cc.


Publié le 28/06/2022 / 1 lecture
Commentaires
Publié le 30/06/2022
Vraiment super Patrice, excellemment écrit de bout en bout. Test textes sont des machines à remonter le temps qui plongent le lecteur suspendu à des personnages authentiques et attachants. Ton texte est long, ce qui sert la thématique de l'attente insupportable avec brio. On souffre autant que toi ce qui rend le dénouement si intense. J'ai aimé aussi ton début de texte qui revient sur une autre forme de consentement qui était de mise à l'époque : une avancée millimétrée le regard sondant avec patience l'acceptation de l'autre. si j'ai une seule remarque à faire c'est l'usage de "content d'avoir pécho" qui je trouve ne colle pas à ton texte si subtil et romantique. Bravo Patrice, c'est chouette de voir à quel point tu bataille sur chaque mot, chaque ambiance, sans compter sur tes notes d'humour légères et rafraîchissantes. A plus tard et encore merci.
Publié le 30/06/2022
C'est moi qui te remercie. Et oui, en effet, je bataille sur chaque mot pour ne pas tricher, ce qui se verrait sans le moindre doute pour qui que ce soit, comme toi, qui lit avec attention. Bien sûr que tu peux te permettre pour le pécho. Je vais voir ce que je peux faire parce que si ça ta frappé, c'est que ça choque et en effet, ce sont des mots qui me viennent de mon séjour à Paris, hors, comme tu l'auras remarqué, j'assume à 100% ma belgitude. Merci ! Bise !
Publié le 30/06/2022
C'est moi qui te remercie. Et oui, en effet, je bataille sur chaque mot pour ne pas tricher, ce qui se verrait sans le moindre doute pour qui que ce soit, comme toi, qui lit avec attention. Bien sûr que tu peux te permettre pour le pécho. Je vais voir ce que je peux faire parce que si ça ta frappé, c'est que ça choque et en effet, ce sont des mots qui me viennent de mon séjour à Paris, hors, comme tu l'auras remarqué, j'assume à 100% ma belgitude. Merci ! Bise !
Publié le 03/07/2022
Merci Patrice, et bravo pour ce souvenir partagé dans un style personnel, suite après suite, plus affûté ! Il est difficile d’ajouter quoi que ce soit au commentaire de Léo, tant il a les mots justes. On vit ton texte au travers de ses images, et on s’identifie avec bonheur à son personnage. Même si l’empreinte de son pantalon perd peut-être en subtilité, et - pour le coup - tombe un chouilla de travers ;)
Publié le 03/07/2022
Mais il y aura des passages encore plus de travers. Cette histoire commence par cette introduction "A mon fils, Maurice, pour qu'il sache... même si ça ne sert à rien." Il a 13 ans. Je ne peux/sais pas lui expliquer comment faire avec les filles. Ce n'est pas possible, bien évidemment. Mais j'espère qu'il apprendra des choses qui pourront peut-être lui être utiles à travers ce récit. Et son corps et le sexe font partie des choses. On ne peut pas les nier. C'est d'ailleurs probablement une des erreurs que j'ai commises. Merci beaucoup pour tes commentaires. Et surtout, persiste à m'indiquer les choses que tu trouves discutables. ;-)
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