5h20
- Alors, Trompe-la-mort, quel exploit vas-tu réaliser aujourd'hui ?, lui demanda Lewis.
- Tu vas nous gagner la guerre à toi tout seul ? , dit Jones.
- Si tu veux une médaille, ne comptes pas sur nous pour aller la chercher en enfer avec toi !, hurla George Lister.
Henry ne répondit pas à leurs sarcasmes. Il détestait ce surnom ridicule que les hommes de son peloton lui avaient donné, et surtout il n'arrivait pas à savoir s'il s'agissait de simple stupidité de leur part ou d'une forme de dépit, d'une vague jalousie qui n'oserait pas dire son nom. Mais qu'est-ce qu'ils croyaient tous ? Lui aussi en avait plus qu'assez de ce conflit qui s'éternisait, lui aussi était fatigué de toute cette violence, fatigué de tous ces morts que chaque jour apportait inexorablement. Quelquefois il s'agissait d'amis, fauchés à la fleur de l'âge après avoir passé plus de trois années de leur vie dans l'enfer des tranchées. Lui aussi rêvait de quitter tout cela à tout jamais pour retourner au pays et revoir les siens à Leamington où ses pensées s'envolaient chaque jour comme les dernières bulles d'air d'un homme qui se noie.
Engoncé dans sa veste qui n'était pas encore sèche de la pluie de la veille, Henry, le regard braqué sur l'horizon de ce paysage de ruine et de désolation avait plutôt le moral dans les chaussettes.
5h25. Les aiguilles de sa montre à gousset semblaient immobilisées pour l'éternité, comme engluées dans la boue qui rongeait ses brodequins. Le temps s'écoulait moins vite que la vie d'une blessure. Les images des combats de la veille, encore toutes dégoulinantes de sang, lui revenaient en mémoire – l'avancée spectaculaire de cinquième bataillon, le coup dur à nouveau porté à la ligne Hindenburg par ceux qu'on surnommait les Byng Boys du nom de leur bien aimé général en chef. Autant d'actes de bravoure qui se diluaient aussitôt qu'accomplis dans ce magma impitoyable et sans reconnaissance aucune qu'on appelle la guerre.
La Grande Guerre, comme si la guerre pouvait avoir quoi que ce soit de grand ou même d'admirable. Quelle dérision ! Et puis ces milliers de morts de part et d'autre du front, tous ces morts qui n'avaient rien demandé à personne, tous ces soldats dans les bras desquels on avait collé un fusil en leur disant qu'ils allaient devoir défendre leur patrie outragée. Et lui, au milieu de tout cela, combien d'allemands avait-il tué ? Ces ombres de la mort avec leurs casques à pointe ridicules, ces anges exterminateurs aux regards souvent dépourvus de la moindre étincelle de vie.
- Deuxième classe Tandy, aboya le lieutenant Rowling, vous n'êtes pas là pour bayer aux corneilles.
- Non, mon lieutenant… À vos ordres, mon lieutenant.
- Avant que nous ne menions l'assaut en direction du canal de Saint-Quentin, vous prendrez cinq hommes avec vous pour être nos éclaireurs à l'arrivée dans Marcoing. Soyez vigilants et assurez-vous que l'ennemi ne nous a pas tendu de pièges. Et ne jouez pas les héros comme vous en avez l'habitude, vous répondrez de la sécurité de vos hommes. Suis-je assez clair, Tandy ?
- Oui, mon lieutenant. À vos ordres, mon lieutenant.
- Alors, mettez-vous en route sur le champ. Notre ordre de mouvement est prévu pour 5h45.
Le lieutenant Rowling s'éloigna. Visiblement les deux hommes avaient peu d'atomes crochus et les multiples actions héroïques d'Henry semblaient déplaire à Rowling pour quelque obscure raison.
Il restait une bonne heure avant le lever du soleil, c'est donc à la lueur diffuse d'une lune blafarde éclairant un paysage d'apocalypse que le petit groupe d'hommes se mit en marche, en prenant un maximum de précautions. On aurait dit une procession de damnés en route vers l'enfer.
À l'approche de Marcoing, Henry comprit très vite que la partie était loin d'être jouée. Aux portes de la ville, les balles se mirent à siffler autour d'eux – vu le bruit et surtout la cadence de tir, aucun doute n'était possible, il s'agissait de mitrailleuses. Sans même prendre le temps de réfléchir, Henry dit à ses hommes de se mettre à l'abri tandis que lui avançait en rampant. La semi-obscurité qui régnait encore était son atout. Elle lui fut d'un grand secours pour repérer, puis s'approcher du nid de mitrailleuses qui surplombait légèrement la route d'accès.
Les allemands avaient disposés leurs deux mitrailleuses dos à dos dans la partie supérieure d'un cratère aménagé, qui leur permettait à la fois de se mettre à l'abri des balles, mais aussi de tirer sur l'ennemi en approche à moindre risque, comme à un stand de tir d'une fête foraine.
Henry, qui ne pouvait plus progresser davantage sans être repéré et abattu, n'avait plus dès lors qu'une seule solution pour détruire la position ennemie – une de ces nouvelles grenades dont on venait de doter le régiment. Henry, qui n'était pas très familiarisé avec l'utilisation de ces drôles d'engins et qui avait vu plusieurs de ses camarades devenir malgré elles leurs propres victimes, n'était pas du tout à l'aise avec ces instruments de mort, mais n'avait pas d'autre choix. Il essuya son front en sueur d'un revers de manche de son blouson et détacha une grenade de son harnais.
Il essaya de faire le vide dans son esprit. "Allez, Trompe-la mort !" pensa-t-il, "sois fidèle à ton image et, si tu dois mourir, autant le faire en brave". En fermant les yeux, il retira d'un coup sec la goupille de sa grenade. Voyant que rien de funeste ne s'était produit jusque-là, il la lança de toutes ses forces, mais avec précision au milieu du nid. En plein dans le mille.
L'explosion qui s'ensuivit, accentuée par le stock important de munitions entreposées là, fut pour lui un immense soulagement. Le monticule artificiellement créé avait totalement disparu. Henry était couvert de poussière et de débris, et ses oreilles lui faisait atrocement mal, mais, hormis une pièce de métal qui était lourdement retombée sur son dos, il était sain et sauf. Une fois de plus, la camarde n'avait pas voulu de lui.
Il lui fallut quelques minutes pour recouvrer tous ses esprits, avant de rejoindre ses camarades qui avaient, à distance, assistés à la scène héroïque et qui le félicitèrent chaleureusement. Un énorme obstacle à l'avancée du régiment venait d'être éliminé grâce à lui, Henry, le héros malgré lui.
Le petit groupe avança en direction du canal de Saint-Quentin à travers les ruines du village. Les tirs ennemis étaient maintenant plus éloignés et plus sporadiques, mais Henry savait pertinemment qu'il ne fallait à aucun prix baisser sa garde. L'ennemi ne ferait aucun cadeau.
Lentement, prudemment, ils progressèrent vers le pont que le régiment allait devoir emprunter pour porter d'autres coups durs à l'ennemi et le forcer enfin à reculer. Il fallait maintenant s'assurer que la traversée de la troupe était possible. Quand, au détour du chemin et sous le sifflement des balles, ils parvinrent en vue du pont, Henry comprit de suite l'étendue des dégâts. À plusieurs endroits, des planches de bois étaient défaites ou manquaient occasionnant deux trous béants dans le revêtement du pont qui ne permettraient pas le passage. Les six hommes devaient faire vite pour ne pas retarder le régiment, mais trouver quelques planches solides au milieu de cette dévastation relevait de la gageure. C'est Lewis et Leister qui se chargèrent de cette besogne, tandis qu' Henry et les autres tenteraient de sécuriser les abords du pont.
Tout semblait étonnamment tranquille, mais aucun des Byng Boys n'était dupe de la situation – il était évident, vu l'importance stratégique de ce pont, que des soldats allemands étaient postés en embuscade et se feraient un malin plaisir de les prendre pour cible.
Henry et ses hommes se rendirent vite compte que, non seulement les soldats ennemis étaient extrêmement bien dissimulés, mais que d'autre part ils ne tiraient qu'avec parcimonie, juste quand ils étaient sûrs de faire mouche – Cartwright et Taylor l'avaient payé de leur vie.
Lorsque Lewis et Leister revinrent avec un butin inespéré au vu des circonstances – quatre planches et un morceau de poutre arrachés à un toit, Henry leur fit part du plan qu'il venait d'échafauder : Lewis, un ancien menuisier, et lui allaient se charger de la réparation sommaire du pont pendant que les deux autres étaient chargés de les couvrir en se postant à couvert, après avoir récupéré les armes et les munitions de leurs camarades abattus.
Protégé par un angle de mur qui s'efforçait tant bien que mal à rester debout, Leister abattit trois soldats allemands à lui tout seul. Henry décida de jouer le tout pour le tout et se rua vers le pont avec Lewis, au milieu d'un feu nourri. Poursuivi par une grêle de balles, ils parvinrent à réparer les planches défaillantes. Lorsqu'ils eurent quasiment terminé, Lewis arborait un large sourire, celui de la victoire, qui fut le dernier de sa vie car une balle vint lui trouer le front juste en dessous de son casque Brodie.
Henry se retourna pour mettre en joue l'allemand de son Lee Einfiel et venger son camarade, hélas, il était à court de balles –le clic du percuteur à vide lui glaça les sangs. C'était fichu pour lui. Sans réfléchir, il se leva comme pour inviter la balle fatale à venir le faucher. Il avait décidé pour ses derniers instants de garder les yeux grands ouverts afin de voir la mort arriver en face. Il était là, sans défense, comme une cible offerte, et avait la sensation confuse de sentir l'arme ennemie pointée sur lui. Mais, à sa grande surprise, rien ne se passa.
Il était encore là, debout sur le pont, face à l'ennemi, sans rien comprendre à cette rémission miraculeuse, quand le gros des troupes est arrivé. Les Byng Boys, galvanisés par le renfort des troupes du général Horne, étaient manifestement déterminés à enfoncer la ligne Hindenburg installée devant Cambrai et Saint-Quentin, et marchaient à allure forcée. Grâce à Henry et ses camarades, ils purent traverser sans encombre et se déployer sans risque sur la rive opposée du canal de Saint-Quentin. C'était plus fort que de jouer au bouchon. Les allemands semblaient s'être volatilisés, du moins temporairement, et la troupe avança d'un bon kilomètre. Une fois le canal traversé, la ligne de front allait en s'élargissant – en une heure, elle passa de 2600 à 15000 mètres.
Le commandant Rossiter, accompagné du lieutenant Rowling, vint en personne le féliciter pour son exploit qu'il qualifia d'acte de bravoure et qui méritait, selon lui, les plus hautes distinctions militaires. Rowling, quant à lui, restait plus en retrait et sa poignée de main fut nettement moins chaleureuse, un peu comme si, encore une fois, l'héroïsme d'Henry lui faisait de l'ombre.
L'intermède fut cependant de courte durée, car le conflit n'attendait pas et il fallait au plus vite retourner sur le front – Cambrai n'était plus qu'à une petite dizaine de kilomètres et il était hors de question de relâcher la pression sur l'ennemi, bien au contraire. Apparemment, l'armée allemande avait été durement touchée, ne serait-ce qu'au moral, par la création de cette tête de pont à Marcoing qui allait faciliter grandement l'avancée des troupes britanniques et canadiennes.
Au cours de l'après-midi marquée par toute une série d'échauffourées, la progression se fit un peu en accordéon – aux phases d'avancée des troupes anglaises succédaient des poches de résistance allemandes qui donnaient pas mal de fil à retordre. L'avance cependant semblait inexorable et le nombre de prisonniers ennemis allait en augmentant. Le bois de Bourlon, situé sur la ligne de crête à l'ouest de Cambrai fut repris aux allemands, ce qui permit ensuite au Corps Canadien de traverser dans la foulée le canal du Nord et de s'emparer d'une position stratégique importante pour la ligne Hindenburg qui contrôlait la route Cambrai-Bapaume. Les alliés, qui avaient mis le paquet sur cette offensive, notamment en utilisant pour la première fois dans l'histoire du conflit près de trois cents chars d'assaut, savourèrent cette victoire éclatante sur l'ennemi.
Vers 18h, à moins de trois kilomètres de Cambrai, les troupes furent arrêtées dans leur progression par des réseaux de fil de fer barbelés qui n'avaient pas été repérés par les patrouilles parties en éclaireur, et derrière lesquels la résistance allemande, dissimulée dans tout un enchevêtrement de tranchées, s'organisait avec son efficacité habituelle. Le gros de la troupe dut battre en retraite rapidement pour échafauder la contre-offensive. Il ne restait plus qu'une centaine d'hommes sur place.
Henry, accompagné d'une dizaine de soldats, était parti sur le flanc droit. Accueilli soudain par un feu nourri, ses hommes et lui furent obligés de trouver refuge précipitamment dans une tranchée dont la cagna, faite de boisages encore solides, pourrait permettre aux hommes d'être un tant soit peu protégés des bombardements. Le fond de la tranchée était fait d'eau stagnante et nauséabonde qui n'était pas sans rappeler l'odeur pestilentielle d'un marécage.
Ils durent rapidement se rendre à l'évidence – ils étaient encerclés par des soldats ennemis dont il était impossible d'imaginer le nombre. Quelques compagnons d'Henry qui se remémoraient un passé très récent, le temps de la guerre de position, les longs mois passés à guetter l'ennemi d'une tranchée à l'autre en se demandant lequel serait le premier à agir, commençaient à se démoraliser et à envisager une issue fatale.
Devant un tel défaitisme, le sang de Henry se mit à bouillir et il invectiva ses camarades : "Allez-vous cesser de geindre comme de vieilles commères ? Est-ce que c'est du sang de navet qui coule dans vos veines ? Allez-vous enfin retrouver un peu de dignité et vous comporter en soldats pas en pourceaux ? L'ennemi nous attend et, vous le savez, l'ennemi ne fera pas de quartier. Alors vous avez le choix : vous allez rester là en pleurant comme des veaux que la mort vienne vous cueillir en victime consentante ou vous mourrez en combattant. Faîtes comme vous l'entendez, mais moi, mon choix est fait – si je meurs ce sera la baïonnette au fusil !" Joignant le geste à la parole, il fixa le tenon de sa baïonnette dentelée sur le canon de son fusil.
Échevelé, le visage maculé de boue barré d'un affreux rictus, Henry semblait possédé par le diable, et il fît peur un instant à ses camarades qui ne le reconnaissait plus. Mais bientôt son exemple fut suivi par tous les membres du petit groupe qui semblait capter un peu de l'énergie folle qui se dégageait de celui qui était devenu leur chef et leur modèle. Ils se sentaient tous galvanisés.
Bientôt suivi par tous ses camarades, Henry se rua hors de la tranchée et courut jusqu'à l'ennemi en hurlant comme un fou furieux, comme il l'avait vu faire de ses propres yeux à Passchendaele par des poilus que la violence absurde de la guerre et l'horreur des tranchées avaient rendus complétement fous. Il était pris d'une frénésie meurtrière qui ne pourrait s'étancher que dans le sang.
La distance entre les tranchées était courte et les allemands semblèrent tétanisés de surprise devant cette créature fantomatique qui se ruait sur eux de toute la force de ses jambes. Mis à part Armstrong qui fut fauché par une balle en plein cœur et Jones qui finit empalé sur un pieu dans ce piège qu'on appelle un trou de loup, ils parvinrent tous sain et sauf jusqu'à la tranchée ennemie.
La lutte au corps-à-corps fut une véritable boucherie et les parois et le fond de la tranchée étaient éclaboussés de sang. Henry dont la fièvre meurtrière s'estompait enfin avait honte de ce qu'il venait de faire, honte d'avoir entraîné ses camarades dans ce besoin de massacre insensé. Les mains tremblantes, il s'assit et, la tête dans ses mains, se mit à pleurer doucement, complétement abasourdi, un goût de cendre dans la bouche. Il venait lui-même, volontairement, de perpétrer tout ce qu'il détestait dans la guerre et tout ce qui lui inspirait d'ordinaire le mépris et le plus profond dégoût.
C'est alors qu'il remarqua le soldat allemand, un caporal blessé, recroquevillé contre la paroi de la cagna détruite. Il avait jeté son fusil à ses pieds et semblait littéralement fou de terreur. Il ne cessait pas de faire des gestes frénétiques qui lui secouaient tout le corps, à intervalles réguliers comme un pantin désarticulé accroché à ses ficelles. Henry prit le temps de se demander s'il allait le descendre d'une balle en pleine tête, comme le lapin hagard qu'il semblait être ou s'il allait tout bonnement l'embrocher avec sa baïonnette, ce simple d'esprit.
Il s'approcha de lui et plaça son fusil à quelques centimètres de son front. L'homme claquait des dents tout en transpirant à grosses gouttes, et ses lèvres violacées tremblaient. Les mains levées, il semblait attendre le coup de grâce final.
Henry avait vu trop de morts, trop de sang. Des images d'horreur, des visions d'enfer, les souvenirs de tant de vies anéanties à cause de la guerre défilèrent dans son cerveau. Tout à coup, il eut pitié de cet homme inoffensif, cette épave que la raison semblait avoir à tout jamais abandonné. À son tour, il pouvait faire un beau geste, il pouvait épargner une vie et il allait le faire.
Il lui fit signe de se lever et de partir, mais visiblement l'autre avait de sérieux problèmes de compréhension. Peut-être était-ce un idiot de village enrôlé par les teutons pour finir simplement en chair à canon. Enfin, il sembla comprendre et se releva avec beaucoup de difficulté. Il partait dans le crépuscule quand Henry, machinalement, lui posa la seule et unique question qu'il connaissait en allemand :
- Wie heißt du ?
- Hitler. Adolf Hitler, répondit le soldat qui s'éloignait en boitillant comme un cheval blessé promis à l'abattoir.