Un beau travail d'équipe

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Un beau travail d’équipe

 

La petite place se réveille toujours doucement le dimanche. De la fenêtre, je vois les plus courageux habitants de ce village affronter le froid matinal de ce mois de novembre pour s’approvisionner en croissants et baguettes. Ils ont encore les yeux lourds de sommeil contrairement à moi.

 

Normalement, je mets un point d’honneur à me lever tôt le dimanche matin pour ouvrir le bar à 8h30 mais cette nuit, je n’ai pas dormi. J’ai appris hier soir quelque chose qui remet en question ce que j’ai construit ici depuis trois ans, date à laquelle je suis revenu en France pour reconstruire ma vie.

J’ai appris quelque chose qui risque de mettre au grand jour des secrets que je croyais enterrés depuis longtemps.

 

Il y a cinq ans, j’avais réussi à récupérer trois cents mille euros lors du braquage d’une banque.

J’étais parti vivre deux ans en Espagne et j’étais revenu pour acheter ce bistro dans un village en Auvergne.

Je souhaitais vraiment rompre avec mon passé de malfrat parisien et j’avais donc choisi un endroit que je ne connaissais pas, d’où je n’étais connu de personne et où j’imaginais me construire une vie de citoyen modèle.

Je m’étais facilement intégré dans le village, j’avais vite trouvé une place dans l’équipe de foot locale et mon métier me permettait de multiples relations sociales.

 

Surtout, depuis un an environ, je m’étais mis à la chasse. J’avais découvert cette activité par hasard et j’étais devenu un vrai passionné. J’adorais passer ces journées dans les bois, avec ou sans armes, à épier les différents animaux de la forêt ou à retrouver leurs traces. Je commençais à me faire de nouveaux amis et, le dernier en date, Eric, était rentré dans ma vie il y a quelques mois à peine.

 

Il venait souvent au bistro boire un café ou un demi et s’était lui aussi inscrit au club de foot. Il avait fait, disait-il, le tour du monde et avait toujours une anecdote amusante à raconter sur ce qu’il avait vu dans des pays lointains. Nous avons rapidement noué des liens et avons passé quelques soirées ensemble. J’ai même réussi à lui faire découvrir ma nouvelle passion et à le convaincre de passer le permis de chasse.

 

La seul chose qui m’a gêné chez lui, c’est cette impression de l’avoir déjà vu quelque part. J’avais essayé de me souvenir de toutes les connaissances que j’avais eu lors de ma vie actuelle ou de ma vie d’avant mais je ne le reconnaissais pas.

Je l’avais un peu questionné mais il ne me connaissait pas du tout. Il semblait s’amuser de sa ressemblance avec une autre personne et me demandait parfois en plaisantant si je ne le confondais pas avec Zidane lorsqu’on jouait au foot.

Mais non, il ne ressemblait ni à une vieille connaissance, ni à un chroniqueur télé. Et encore moins à Zidane, j’étais un bien meilleur passeur que lui.

 

Tout m’est revenu hier soir. Je rangeais de vieilles affaires et j’ai aperçu une ancienne photo nous représentant, Sam et moi, lors d’une fête à Paris.

Sam était un de mes amis d’enfance et nous avions fait quelques coups ensemble. Il était aussi avec moi, lors de mon dernier coup, le braquage de la banque. Je ne comprends toujours pas ce qui a pu foiré ce jour là, le plan avait été bien étudié et avait été suivi à la lettre.

 

Un ancien mec de la sécurité de la banque nous avait filé l’info et s’était associé à nous pour le coup. C’était un petit, blond platine, nerveux, en qui on n’avait pas une grande confiance, Sam et moi mais on n’avait pas trop le choix.

Il pouvait nous introduire rapidement au centre de sécurité de la banque et savait bloquer les différentes alarmes. Il avait juste besoin de deux personnes, une avec lui pour neutraliser les gardes et le système de sécurité et récupérer l’argent ainsi qu’une autre pour le vigile de l’entrée et le personnel. Il y avait environ un million d’euros, stocké ici pour quelques jours, à se partager en trois parts.

 

On l’avait fait un jeudi matin, en janvier, par un jour de grand froid. J’étais rentré dans la banque emmitouflé des pieds à la tête, m’étais tranquillement approché du guichet en déboutonnant mon manteau et en braquant un fusil à canon scié en direction du vigile.

Je me souviens avoir lancé « On reste calme avant qu’il y ait des morts ! » pour dissuader d’apprentis héros de commettre des actes regrettables et prendre la mains sur la suite des opérations.

 

Je mis tout le monde à plat ventre, je désarmais le vigile et demandais le contenu de la caisse ; mon écharpe me masquait le visage. Quelques secondes plus tôt, Sam et le blond ligotaient les gardes et bloquaient les différentes alarmes. Le petit blond surveillait le personnel à l’arrière de la banque, je surveillais l’entrée et réclamait la caisse tandis que Sam demandait au directeur de lui ouvrir le coffre.

 

Je devais plus ou moins faire diversion en réclamant la caisse à l’entrée et surtout empêcher l’arrivée de clients et la sortie du personnel ; je devais ensuite les rejoindre pour que l’on s’enfuit en voiture. Pour que notre retraite soit sûre, j’avais pris un employé en otage, je ne le savais pas mais il s’appelait Eric et j’étais amené à le revoir.

 

Le plan avait été minutieusement préparé. J’avais laissé Sam et le petit blond avec l’otage et deux tiers du butin en bordure d’une forêt. C’est là qu’ils devaient perdre l’otage ; il était hors de question de le tuer, nous n’étions pas des assassins. Ils devaient ensuite me rejoindre là où je les avais laissé.

 

Quant à moi, je devais abandonner la voiture nous ayant servi pour le braquage, en récupérer une autre qui ne serait pas identifiable par d’éventuels témoins et revenir chercher mes deux complices pour que nous puissions fuir en Italie.

 

Lorsque j’étais retourné au point de rendez-vous, il n’y avait personne. J’avais attendu une heure qui m’avait paru interminable alors qu’ils auraient du être là bien avant moi. J’étais parti les larmes aux yeux et le ventre noué ; j’avais du me résoudre à abandonner Sam en pleine cambrousse et je réfutais de toutes mes forces l’idée que le blondinet se soit débarrassé de lui bien que l’évidence imposait ce cas de figure.

 

En tout cas, l’otage, Eric, était revenu vivant de cette affaire. Il ne pouvait pas me reconnaître car j’étais masqué lors du braquage mais je ne me sentirais dorénavant plus du tout en sécurité tant qu’il serait auprès de moi. Tout pouvait me trahir, un vêtement, un geste anodin, une certaine intonation de ma voix, …

Je suis bien installé ici et je n’ai pas le courage de recommencer ma vie ailleurs ; je pourrais me brouiller avec lui pour des futilités mais cela lui donnerait peut-être des soupçons et comme je l’ai dit, je ne suis pas un meurtrier. Je ne sais vraiment pas quoi faire.

 

Cela fait à peine une semaine que je l’ai reconnu et je suis déjà un autre homme. J’étais avenant et affable, je suis devenu agressif et taciturne. Les clients habituels ne me reconnaissent plus et certains m’ont conseillé d’aller voir un médecin.

Lorsque Eric est passé au bar, c’était encore différent, j’étais muet et palissais à vue d’œil. Tous ont remarqué que j’avais changé et j’espère seulement que personne n’a vu que mon comportement changeait avec Eric.

 

Je ne suis pas allé au foot, ni à l’entraînement, ni au match, pour être sûr de ne pas le voir mais demain je n’aurais pas vraiment le choix. Ce dimanche, c’est la battue au sanglier et c’est moi qui ai poussé Eric à y participer ; je lui ai promis qu’on irait ensemble chasser l’animal et je lui en parle depuis au moins un mois

 

Je pourrai bien sûr évoquer n’importe quelle maladie ou me taillader la main pour lui donner une excuse valable mais je ne pourrais pas fuir éternellement tout en restant ici.

Demain, j’irais avec lui et je me comporterais normalement ; si je trouve le courage nécessaire, j’essaierais de lui expliquer. Encore une longue nuit blanche en perspective.

 

Nous sommes partis de bon matin avec trois voitures regroupant six personnes et autant de chiens. Je suis parti avec Eric, je lui ai proposé de venir avec moi pour le trajet d’une demi heure environ. Je ne veux pas forcément me rattraper pour cette semaine où j’ai tout fait pour l’éviter mais seulement lui montrer que je suis toujours son ami .

Cela se passe plutôt bien, nous discutons et plaisantons comme avant ; il me raconte quel superbe but il a inscrit hier, fait assez rare pour être signalé, mais je demanderais quand même confirmation auprès de mes autres coéquipiers.

Arrivés au point de rendez-vous, nous voyons plus de voitures qu’au départ et, en nous approchant, nous remarquons que l’ambiance est électrique. Un autre groupe de chasseurs est présent et, apparemment, tous se disputent pour savoir à qui appartient la forêt.

 

Les locaux, dont je fais partie, exigent que chacun chasse dans son coin et ceux du village voisin revendiquent une partie du bois et de son gibier.

Les esprits s’échauffent vraiment et quelques hommes commencent à s’empoigner et à s’échanger des coups. Alors, dans un désir de bien faire, je commet une stupidité sans nom.

Afin de calmer tout le monde avant que la rixe ne se transforme en pugilat , je tires un coup de fusil en l’air et en m’écris d’une voix pleine d’assurance : « On reste calme avant qu’il n’y ait des morts ! »

L’effet est immédiat. Tous s’arrêtent de crier ou de se battre et j’en profite pour expliquer qu’on peut bien laisser une certaine zone de la forêt aux voisins si ils s’éloignent de ce coin-ci du bois.

Le compromis parait satisfaisant pour tout le monde et, alors que les voisins partent taquiner le faisan un peu plus loin, notre petit groupe vient me féliciter pour mon autorité et mon sens de l’équité. Seul Eric, l’air hébété me regarde droit dans les yeux à quelques mètres de distance.

 

Je ne peux pas soutenir son regard interrogateur et préfère laisser les autres chasseurs me congratuler. Je ne suis pas serein pour autant.

Soit Eric ne sait rien et a juste été impressionné par mon coup de fusil et mon coup de gueule, soit il a reconnu les termes que j’avais employé des années auparavant avec la même assurance.

Dans ce dernier cas, nous savons maintenant tous les deux à qui nous avons affaire. De toute façon, je serais bientôt fixé sur ses intentions.

 

L’organisateur de la battue crée des groupes de deux chasseurs qu’il envoie se poster à différents endroits de la forêt. Je me retrouve évidemment avec Eric en raison de nos liens amicaux et de mon intervention pour l’intégrer à cette battue. Nous avons environ vingt minutes de marche avant d’atteindre une petite clairière et nous nous sommes enfoncés dans le bois.

Comme je le lui ai appris, Eric tient son fusil non chargé avec le canon cassé.

 

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Nous somme seuls, armés, avec des balles à sanglier ; c’est vraiment une occasion en or pour Eric de se débarrasser de moi. Il débute dans la chasse et seuls nous deux connaissons le véritable lien qui nous unit. Si il prétexte un accident, tout le monde le croira, il y a au moins trente témoins pouvant affirmer que nous sommes des amis. Je pourrais moi aussi l’éliminer et faire passer cela pour un accident mais je n’ai jamais tué personne et il est toujours possible qu’il n’ait pas fait le lien entre le braquage et moi.

 

J’essaie vraiment de trouver des sujets de conversation et de parler avec lui mais il répond par monosyllabes même lorsque je commente les derniers résultats de la ligue un, sujet sur lequel il est pourtant très disert d’habitude. Je remarque qu’il tremble légèrement.

La pluie commence à tomber et c’est bientôt une forte averse qui vient couvrir le bruit de nos pas. Cela m’arrange vraiment, je me sentais de plus en plus mal à l’aise et cette pluie froide nous oblige à baisser la tête et nous incite au silence. Il ne me reste plus qu’à attendre un mot de la part d’Eric ou un geste, en espérant qu’il ne me soit pas fatal.

Le soleil réapparaît alors que nous arrivons à destination. Eric n’a pas décroché un mot et je commence à croire qu’il ne sait pas que je suis celui qui lui a braqué une arme sur la tempe.

 

J’entends soudain un bruit de branches brisées en provenance du côté opposé de la clairière, un énorme sanglier s’enfonce paisiblement dans les sous-bois ; nous sommes contre le vent, il n’a sans doute pas senti notre présence.

J’ai à peine le temps de regretter que mon fusil n’ait pas été chargé qu’un autre bruit me tire de mes pensées, on enlève des cartouches de leur gibecière.

 

Je commence à en faire autant mais le bruit suivant est celui du canon se refermant sur le fusil suivi d’un « Arrête ! » bref et ferme de la part d’Eric. Il me tient en joue ; son souffle est court et il tremble beaucoup maintenant.

« - Je te reconnais, c’est toi qui m’a braqué il y a cinq ans quand je bossais dans cette banque. Tu ne m’as pas reconnu ?

- Si, ça fait une semaine ! lui dis-je sur un ton calme. »

Cette réponse a l’air de le surprendre. Il paraissait nerveux et apeuré en me braquant et je vois à ses yeux qu’il a l’air interloqué maintenant.

«  - Pourquoi tu ne m’as rien dit ? Pourquoi tu ne t’es pas vengé ? » reprend-il.

 

Il cherche apparemment à comprendre ce que je pense et a l’air de vouloir s’excuser. Je ne comprends pas non plus ce qu’il cache ; ce devrait être à moi de m’excuser mais Eric me devance.

Il poursuit toujours haletant

« - Si tu veux, ma boîte marche et j’ai du fric en réserve, je peux te rembourser avec le temps »

 

Je commence à comprendre ; je ne sais pas comment il a réussi son coup mais c’est Eric qui a le reste de l’argent du braquage.

« - C’est toi qui a les six cents mille euros du casse ? C’est ça ? »

Je n’en reviens pas, il était otage, les mains attachées et c’est lui le gagnant de l’histoire.

« - Oui, c’est moi mais je ne voulais pas le voler ce fric, j’ai juste voulu sauver ma peau. »

Eric doit voir que je ne suis pas énervé mais seulement étonné et curieux d’en savoir plus. Cela doit le rassurer car il a l’air de se détendre un peu ; il enlève ses doigts de la gâchette et poursuit.

 

« - On était tous les trois à marcher dans le bois, à un moment, le petit blond a enlevé sa cagoule et a pointé son arme sur moi ; l’autre mec a gueulé et a dit qu’il ne devait pas me tuer mais le petit blond disait que c’était trop dangereux de me laisser vivre. L’autre a voulu sortir son arme mais le blond lui a tiré une balle en pleine tête. »

 

C’était bien ce que j’avais imaginé, ce petit salopard avait bien tué Sam. Quand à Eric, il enchaîne. Ça doit lui faire du bien de déballer tout ce qu’il a sur le cœur.

 

« - Je savais qu’il voulait me tuer alors je lui ai sauté dessus ; on est tombé tous les deux et il a perdu son arme. J’ai pris une grosse pierre qui traînait à côté et je l’ai frappé à la tête jusqu’à ce qu’il ne bouge plus.

Je ne voulais tuer personne, j’ai juste eu peur, je … , je suis désolé pour ton ami. »

 

Cette fois, c’est lui qui a l’air surpris. En effet, je sens un sourire se dessiner sur mes lèvres et cela doit l’intriguer. Il se tait et attend visiblement que je m’exprime.

« - Écoute, lui dis-je, tu as vengé mon ami en tuant ce petit merdeux et tu m’as même peut-être sauvé la vie. En fait, je suis content que ce soit toi qui ait cet argent maintenant que Sam est mort.

Tu es un ami que j’apprécie et tu as toi aussi risqué ta vie dans cette histoire. »

 

Eric n’en revient pas, il a un petit rire nerveux et arrête de braquer son fusil sur moi. Il explique alors comment, en voyant cet argent, il avait pris sa décision.

Il vivait avec un petit salaire et comptait tous les jours des sommes astronomiques sans en voir la couleur. Il rêvait de faire le tour du monde et avait alors une occasion unique d’en profiter maintenant. Il avait pris le sac et s’était débrouillé pour aller en Suisse poser cet argent et commencer son périple.

 

Il a des sanglots dans la voix et j’ai moi aussi les yeux brouillés de larmes, la tension retombe d’un côté comme de l’autre. A la fin de son histoire, j’écarte les bras et il se jette dedans. Nous étions prêts à nous entre-tuer et nous nous enlaçons comme deux camarades, revenus vivants de la guerre, qui se retrouvent.

 

Au bout de quelques secondes, Eric me susurre :

« - Ne bouge pas ! »

Il se décale légèrement sans faire de bruit, lève son fusil et tire derrière moi. En me retournant, je vois le sanglier s’effondrer sur lui-même. Une balle en pleine tête.

 

Un peu plus tard, les autres chasseurs nous retrouvent et félicitent chaleureusement Eric.

« - Bravo pour ta première battue, et bien joué à tous les deux. Un beau travail d’équipe !

- C’est Eric qu’il faut féliciter, il a tout fait tout seul, un vrai tueur ! répondis-je avec un clin d’œil à mon ami retrouvé.

 

 


Publié le 16/08/2025 / 4 lectures
Commentaires
Publié le 17/08/2025
Bonjour et bienvenue Baba. Bravo pour votre premier texte partagé, à l’intrigue intéressante et bien menée. C’est malin d’être parti de la personne qui ressemble à quelqu’un que l’on a déjà croisé pour revenir en arrière. On sent un vrai plaisir à raconter des histoires, c’est vraiment chouette. A plus tard.
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