Tolstoï apparaît enfin dans mes "démons"

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Avertissement : dans les pages précédentes, j'ai créé une métaphore faisant un parallèle entre le bureau de poste d'Ixelles et la Suède. Je l'exploite encore ici.

 

Le jeudi, alors qu'Ana et moi ôtions nos vestes pour nous mettre au travail, l'effroyable accent nordique de Willy Van Scherfelgem résonna sur toute la péninsule. Mademoiselle Zetkina, était priée de se rendre sans délai à Stockholm. Ana Zetkina, ma filleule à la poste, a ramassé ses affaires et a disparu. Il y avait tant de travail ce jour-là que je l'ai à peine vue partir, concentré que j'étais à préparer ma tournée dans les temps. A l'époque le tri n'était pas automatisé. C'étaient avec nos yeux humains que nous lisions les adresses sur les enveloppes. Et il fallait faire vite. C'était stressant mais ça en valait la peine parce qu'on se sentait utiles, presque irremplaçables, en particulier lorsque les adresses étaient manuscrites. Je me rappelle d'un envoi destiné à un certain Monsieur Hubard, habitant chaussée de Wavre à Bruxelles. L'expéditeur ne connaissait pas le numéro de rue alors, pour aider, il avait ajouté que le destinataire habitait au dessus d'une blanchisserie... La chaussée de Wavre, qui mesure plus de sept kilomètres de long, s'étend sur trois communes bruxelloises, Ixelles (Bruxelles 5 ou encore 1050 Bruxelles), Etterbeek (Bxl 4 ou encore 1040) et Auderghem (1160). Rien que sur Ixelles, on était trois facteurs à distribuer sur cet axe. Pour tout Bruxelles on devait bien être une dizaine. Avec le système de tri automatisé, tout aurait été simple, un envoi comme celui-là aurait été rebuté avec la mention "adresse insuffisante" avant d'être renvoyé ou détruit selon que son origine y soit mentionnée ou pas. Mais nous étions en 1999, à l'époque analogique, si j'ose dire. L'envoi est, par hasard, d'abord arrivé à Auderghem, Bruxelles 16, mais il aurait tout aussi bien pu atterrir à Bxl 4 ou à Bxl 5. A Auderghem donc, les facteurs de la chaussée de Wavre savaient qu'ils n'avaient pas de Monsieur Hubard vivant au dessus d'une blanchisserie, ils ont donc apposé le cachet "Inconnu à 1160 Bruxelles" avant de compléter à la main "voir 1040 et 1050". Pas de chance pour le destinataire, l'envoi borgne a ensuite abouti à Etterbeek ! Comme à Bruxelles 16, les fonctionnaires de Bruxelles 4 ont imprimé leur empreinte et ont fait suivre vers 1050. C'est Christian qui a trouvé le pli dans son casier alors il nous a regardés, Denis et moi, et avec son accent brusseleer à couper au couteau, il a dit. "Un Hubard au dessus d'une blanchisserie, quelqu'un a ça ici ?" Denis avait bien une blanchisserie mais sans locataires contrairement à la mienne, celle du 125, où résidait Auguste Hubard que je connaissais personnellement pour lui payer chaque mois sa retraite.

 

Mes surcharges prêtes et mon courrier dans ma sacoche, il était l'heure de sortir mais où était Ana ? Renseignements pris, elle accompagnerait Hans, chauffeur sur l'avenue Louise dont le convoyeur habituel s'étant fait porté pâle. Si Christian et moi n'avions ni le physique ni le mental d'un chef de drakkar, Hans, en revanche devait en être un descendant direct. Derrière la barre de son Kangoo, grand et bien bâti, il vous regardait franchement de ses yeux verts à l'ombre de ses longs cheveux blonds et vous disait, de sa voix grave, traînante et chantante, des mots qui donnaient envie d'écouter les suivants. Barbarie exceptée donc, Hans était un magnifique spécimen de conquérant normand et il se trouvait avec Ana...

 

Grâce à mes habituels usagers toujours enjoués et à une routine bien huilée, le péril scandinave qui pesait sur Ana et moi ne faisait pas trop de bruit dans ma cervelle, il marchait sur la pointe des pieds, loin derrière mes tapageurs espoirs de romance tolstoïenne. Mais une fois rentré au bureau, lorsque j'ai su que Hans et Ana étaient déjà ressortis et que je ne reverrais probablement ni l'un ni l'autre de la journée, un grand coup de massue s'est abattu sur la littérature russe.

« Hier, j'étais un peu jaloux de te savoir avec Hans » j'ai murmuré à Ana en la retrouvant à l'arrêt du tram le lendemain matin. Elle n'a pas répondu. Alors moi, avec tout mon courage, je n'ai rien ajouté non plus, j'ai laissé au silence donner le poids que j'estimais nécessaire à ce qui en fait n'était rien de moins qu'une première déclaration d'amour. En fin de journée, avant que l'on se quitte pour le week-end, Ana m'a dit « A lundi, Patrice ! Fais attention à toi ! ». Elle et moi, on se testait mutuellement et on testait l'autre. Graduellement, sur la surface inconnue que nous arpentions ensemble, nous donnions de petits coups de canne blanche pour éviter de tomber et ainsi aussi se préserver d'être vu chuter.

 


Publié le 19/05/2023 /
Commentaires
Publié le 19/05/2023
Du documentaire postal aux deux pieds dans la vie et dans la douceur d’aimer. Si la première partie est très factuelle et intéressante car documentée, la seconde est très légère , avec une mention très particulière sur ce passage que je trouve vraiment très bien écrit : “ Elle n'a pas répondu. Alors moi, avec tout mon courage, je n'ai rien ajouté non plus, j'ai laissé au silence donner le poids que j'estimais nécessaire à ce qui en fait n'était rien de moins qu'une première déclaration d'amour.”, vraiment superbe. À plus tard Patrice.
Publié le 19/05/2023
C'est en effet, à mon sens également, le petit diamant de ce passage. J'aime également, en plus léger "Si Christian et moi n'avions ni le physique ni le mental d'un chef de drakkar, Hans, en revanche devait en être un descendant direct. Derrière la barre de son Kangoo..." ;-)
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