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Titre provisoire Resuscitare
Chapitre 1 : Comme le capitaine Quint

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Chapitre 1 : Comme le capitaine Quint.

Ça doit être dur de vivre sur le port, de voir les bateaux qui partent sans jamais nous emmener. Si on n’y habitait pas, on n’y penserait pas, ou on y penserait moins, mais avec la moitié de l’horizon rempli de voyageurs, comment oublier qu’on n’est pas parti? Ou comment ne pas se rappeler qu’on est déjà rentré? Être vieux, c’est un peu triste, mais être vieux au bord d’un océan de jeunes, c’est pire que merdique! Ce n’est pas une question de choix. T’es vieux, t’es vieux, tu n’y peux rien.

Il y en a quand même qui essaient, des dames d’âge mûr et plus, qui ne jettent pas le gant. Des messieurs aussi d’ailleurs, mais surtout des dames. Bien droites devant leur miroir, chaque matin, sans vacances, sans récups, sans jours off, elles s’efforcent de réparer les dégâts. C’est du bricolage et elles ne l’ignorent pas, mais elles persistent avec la régularité d’un marathonien parce qu’elles savent qu’elles sont engagées dans la course de fond la plus terrible, celle dont personne n’est pressé de franchir la ligne d’arrivée. Les fissures dans les pignons et les affaissements des annexes empirent d’année en année, mais elles s’obstinent à se faire croire que cette guerre perdue d’avance, elles peuvent la gagner. Et puisqu’elles finissent par presque y croire, elles sont encore jeunes ou presque.

N’ayant ni leur courage ni leur candeur, je faisais de mon mieux pour simplement ne plus voir toute cette jeunesse scandaleusement séduisante qui bouge, saute, sourit et danse. Ne l’apercevant plus, elle ne m’importait plus, c’était comme si elle n’existait pas. Je pouvais m’enfoncer dans mes rides, dans mon gras, dans ma surdité, dans ma cécité, dans mes rhumatismes, dans ma libido au point mort et dans les recommandations de mon gastro-entérologue sans inquiétude et sans stress. Tout était smooth dans mon monde de vieux. Dans mon monde de vieux, moi, ça allait. J’étais carrément pas mal tant que je n’habitais pas près du port. Tant que je n’habitais pas près du port et que je me réveillais chaque matin auprès de mon amoureuse, celle qui me comblait de tendresse depuis toujours, celle pour qui je frétillais comme au premier jour lorsqu’avant de nous lever le matin je la serrais dans mes bras, doucement quand même parce qu’elle était délicate, Ana, toujours une douleur quelque part, une fois la tête ou bien l’épaule ou alors les genoux… Ensuite, elle est partie là où on n’a plus mal nulle part et je me suis retrouvé seul à vieillir dans une maison froide où chaque jour était inutile.

Quand tu te couches et queton amoureuse te demande si tu as pensé à bien prendre tes gouttes, tu sais que le voyage des Rhétos est loin. Quelques années plus tard, quand il n’y a plus personne pour te poser la question, tu sais que c’est dimanche, que la nuit tombe et qu’il fera froid.

Pendant des mois à cette époque, le soir, tout petit, recroquevillé, je me suis couché seul avec, qui me mettait les orbites sous pression, une envie infinie de pleurer. Mais aucune larme jamais ne coulait.

Dans «Les dents de la mer», le personnage du capitaine Quint, sur le pont incliné de son bateau, glisse irrémédiablement vers la gueule béante du monstre. Il sait ce qui l’attend. Le sang se met à gicler de sa bouche quand l’énorme mâchoire se referme sur son abdomen, mais son regard reste clair, lucide. J’étais lucide. Je savais ce qui m’attendait. Je glissais moi aussi. Alors, j’avais pris l’habitude, au coucher, pour sauver ce qui pouvait l’être de ma raison, ne pas laisser la fatigue me faire perdre encore plus les pédales, enfin dormir, j’avais pris l’habitude de m’injecter mes souvenirs les plus doux, mes images les plus narcotiques, toujours les mêmes, le sourire d’Ana, la douceur de sa peau, la rondeur de ses seins, ma main dans le creux de son dos… Mes muscles se relâchaient, mon cœur se calmait et je finissais tout de même par m’endormir. M’endormir pour une nuit trop courte, certes, mais court, c’est mieux que rien du tout.

En ce temps-là, quand il faisait beau, j’aimais prendre ma première cigarette et ma seconde tasse de café sur la terrasse juste après avoir déjeuner dans la cuisine, deux tartines à la confiture trempées dans le café. C’était comme ça depuis que j’étais tout petit, deux tartines à la confiture trempées dans le café. Je ne les ai jamais demandées, ces deux tartines. Ma mémé me les préparait et moi, je les mangeais. Deux tartines à la confiture de fraise trempées dans le café noir le matin, même dans cette grande maison sinistre, ça avait quelque chose de rassurant, de moins insupportable. Pourquoi j’aurais changé?

Ana, elle, avait besoin de savoir que son premier repas de la journée serait différent de celui de la veille. Idem bien sûr pour le deuxième et le troisième. Hésiter et tergiverser la malcontentait, mais elle ne pouvait s’en empêcher. C’était plus fort qu’elle, il fallait qu’elle oscille un moment, qu’elle tâtonne pour que la décision prise au terme de contrariantes hésitations soit susceptible d’à peu près la satisfaire. C’était vrai aussi pour les vêtements qu’au sortir de la douche, elle s’obligeait à choisir en accord avec les tons, l’humeur, la saison ou la météo. Je la sentais chagrine à s’infliger ainsi pareille torture et le mot n’est pas trop fort, mais il fallait qu’elle essayât au moins trois ou quatre tenues différentes avant de pouvoir s’accommoder d’un compromis normalement inacceptable.

Moi, je me vêtais le jour des vêtements mis la veille. C’était comme ça depuis que j’étais tout petit. Quand vraiment ils n’étaient plus mettables, j’attrapais l’alternative la plus accessible en haut de la pile, sur le premier cintre ou surnageant au-dessus des autres dans le tiroir.

Le genre de questions qui persécutaient Ana, je ne me les suis jamais posées. Je leur ai toujours préféré les autres, les amusantes, insolubles aussi, mais dont la chimie qu’elles initient dans les tréfonds du cerveau ébahit jusqu’à la jubilation. Celle par exemple de savoir si oui ou non, après cette première cigarette et ce deuxième café, j’allais finir par tondre la pelouse ou pas. Mes atermoiements n’étaient pas des échappatoires, des ruses pour me gruger moi-même, mais résultaient d’une dialectique qui spontanément et parfois assez longuement se mettait en branle dans mon esprit avant d’imposer sa propre réponse qui donc, à strictement parler, n’était pas la mienne, que donc je subissais. Je n’ai jamais rien décidé. Je n’ai jamais rien choisi.

Ceux qui disent «Tiens, le gazon est un peu haut, il y a de l’essence dans le jerrican, l’herbe est sèche et on n’est pas dimanche, est-ce que je n’en profiterais pas pour tondre la pelouse?» Eux, ils savent que, sauf imminent accident cardio-vasculaire grave ou averse imprévue, leur gazon en fin de journée sera impeccable. Pas moi. Vraiment pas. Je ne dirais pas que ça mettait du suspens dans ma vie, mais presque. Je me regardais comme on regarde un film qu’on voit pour la première fois. Je me scrutais. : allais-je finir par faire ou pas, allais-je finir par tondre ma pelouse ou ne la tondrais-je pas?

«Quand on veut, on peut.» Tout ne serait en réalité qu’une question de volonté. On pourrait aussi bien dire d’une bagnole poussive que c’est sa faute si elle a trop peu de chevaux sous le capot. Je ne dis pas ça pour sauver les apparences, mais c’est idiot. Ce n’est pas la voiture qui s’est construite, ce n’est non plus pas moi qui me suis fait. Je n’avais de volonté que celle que le gros horloger là-haut avait bien voulu me donner. C’est avec elle, ni plus ni moins que je faisais ce que je pouvais. C’est avec elle, ni plus ni moins que, comme tout le monde, je faisais de mon mieux.

La boule qui sortit du panier chromé, la demoiselle souriante l’attrapa et la brandit devant elle. «Il-ne-ton-dra-pas!» C’était écrit en caractères rouges sur la sphère éclatante qu’elle tenait fièrement face caméra. Le public applaudit. L’huissier de justice et la speakerine, elle très vive, lui placide, pas.

À couper l’herbe dans le jardin et ne plus entendre le merle dans le sapin, la chimie dans ma caboche avait préféré bavarder toute seule et compter les chevaux sous le capot, pas très nombreux, qui confusément gambadaient.

«T’es tellement déprimé. Tu me fais de la peine. Tu devrais prendre un animal de

     compagnie.

— Je ne sais pas. Tu sais, moi, les bêtes… Et puis, il faut s’en occuper. C’est gentil, Rosie, 

    mais ça va. Ne t’inquiète pas.

— Non, papa, ça ne va pas. Je le vois bien que ça ne va pas, que ça ne va plus du tout depuis

     que maman n’est plus là. Je vais te trouver un chat. Un chat, ça ne demande pas grand-

     chose. Tu verras, il te distraira, il te fera ta petite compagnie, il te changera les idées.»

Le chat que Rosie me ramena était le plus noir d’une portée de cinq. La noirette qu’elle avait choisie, c’était une femelle, lui avait tapé dans l’œil, j’imagine, je n’y étais pas. Quand Rosie ou Maurice, son frère, passait m’embrasser, lorsque la chatte le leur permettait, la prendre dans leurs bras, lui faire des câlins et la caresser partout était la première chose qu’ils faisaient. Nyx — c’est ainsi que Rosie l’avait baptisée était farouche avec tous sauf avec moi envers qui elle était carrément hostile.

Dès notre première rencontre, elle m’évita en feulant, mais je m’en étais foutu qu’elle ne m’aime pas. Elle et moi cohabiterions, sans plus. Petit à petit, en grandissant, elle prit ses aises dans la maison. De plus en plus familière avec les fauteuils et le canapé, elle se rapprocha aussi un peu du piano — allez savoir pourquoi —, mais de moi pas du tout, qui continuais à lui servir ses croquettes comme un valet sert une patronne revêche. Toutefois, à mesure que le temps passa, elle vint plus souvent se frotter subrepticement contre mon mollet s’il se trouvait être sur la route de son dîner.

Comme tous les chats, Nyx passait ses nuits dehors avant d’attendre sur le seuil de la fenêtre du jardin que je lui permette de rentrer. Son cul pressé contre la vitre comme la ventouse d’un vitrier, elle patientait là, debout, très droite et très fière. Ma proximité l’insupportant, elle n’entrait pas tout de suite lorsque je lui ouvrais la porte, il fallait que je m’éloigne du passage pour qu’enfin elle daigne s’engager, d’abord très doucement sans me quitter des yeux, avant de foncer pour de ne pas s’éterniser à mes côtés. Son sale caractère, je m’y étais fait. J’appréciais même cette forme de franchise, courante chez les chats, rare chez les humains, cette aptitude à ne pas faire semblant. Mon chez moi était devenu son chez elle, on vivait sous le même toit, c’était tout, c’était le deal. C’était presque la seule chose qui nous réunissait en plus d’un petit peu de familiarité, c’est-à-dire un peu d’amour, parce que l’amour, qu’est-ce d’autre qu’une familiarité singulièrefinalement?

Un matin cependant, Nyx ne revint pas. Elle était peut-être enfermée dans l’une ou l’autre cabane de jardin ou dans un grenier. Elle finirait bien par se libérer. Le lendemain, ne la voyant toujours pas, je m’étais décidé à me mettre à sa recherche. Alors que je criais son nom dans l’impasse derrière chez nous… derrière chez moi, guettant par-dessus les clôtures des jardins et découvrant son univers, son autre chez elle où je n’étais pas chez moi, j’aperçus Marc, ancien éboueur et cultivateur à temps plein. Marc était toujours en short, par toutes les saisons. Marc était toujours dehors à travailler et à papoter. Marc avait la forme d’un point d’exclamation que de son mieux il arrondissait en se tenant voûté et en parlant avec une voix de fausset. Marc était l’annuaire du quartier, un annuaire en débardeur ligné aux couleurs tellement passées que personne n’aurait songé à deviner ce qu’elles avaient pu être à l’origine.

«Salut, Marc, t’aurais pas vu ma petite chatte, Nyx? Elle est toute noire et presque adulte.

  • Oh, merde! Cétait à toi? Je l’ai trouvée hier matin. Je l’ai foutue dans un sac. Je comptais la mettre à la benne mercredi.  
  • … Je peux la voir?»

Pendant qu’il m’a tendu un vieux sac en plastique orange et vert, j’ai espéré que ce ne serait pas Nyx. C’était elle, différente, sans la morgue que je lui avais connue. Mais quand même, sur sa petite face noire, malgré son museau figé qui laissait voir ses dents et un peu de sang, malgré la souffrance qu’on devinait, il restait un peu de sa fierté. Et à moi, qu’est-ce qu’il restait? Qu’est-ce qu’il restait sauf ce vieux sac et Nyx toute raide dedans? Je me suis mis à pleurer, ou plutôt à hoqueter.

Quand je hoquette, c’est haut, c’est tendu, c’est ridicule. Mais le grotesque des pleurs, les autres ils s’en foutent. Qu’ils comprennent ou pas la détresse de celui en face, c’est l’embarras causé par la situation qui les préoccupe. Ça met mal à l’aise de se retrouver devant un désespéré. Mieux vaut avoir anticipé. Pour les enterrements, par exemple, je me suis interdit, il y longtemps, de dire «sincères condoléances». Je trouve l’expression aussi gênante pour celui qui l’entend que pour celui qui la prononce. Mais je n’en veux à personne de voir les choses autrement. Ces mots, devenus conventions, expriment peut-être qu’on n’est pas là pour se distinguer. «Sincères condoléances», ça peut toucher par son humilité. Et puis, on ne connaît pas l’état émotif de celui qui est en face. On peut tenter de l’imaginer, mais on ne peut jamais être vraiment sûr, alors, le «Sincères condoléances» ça ne mange pas de pain. En principe, ça ne devrait pas trop remuer celui qui souffre ou qui ne souffre pas, on n’en sait rien, au fond. Ça passe crème «Sincères condoléances» si on peut dire.

Mais pour un chat? Qu’est-ce que Marc aurait bien pu dire pour chat, pour un chat écraséqu’il avait compté mettre à la benne? Je l’ai laissé là à réfléchir ou pas à ce qu’il aurait bien pu dire ou pas et je suis rentré pour me retrouver seul sans devoir penser à toutes ces protocoles, ces choses à dire et ces autres plutôt pas que j’avais pourtant parfois prononcées et pour lesquelles Ana m’avait souvent grondé et répété que j’aurais mieux fait de tenir ma langue.

Après le décès de leur mère, lorsque les enfants passaient, ce n’était pas pour moi qu’ils passaient. Depuis la mort de Nyx, lorsqu’ils passaient, plus rarement encore, c’était pour eux-mêmes, parce que négliger un père au bout du rouleau, ça ne se fait pas. Ils sont civilisés, on le leur a appris. Pourtant, moi, je ne leur demandais rien. Ils avaient leur quotidien qui n’était pas le mien, leurs centres d’intérêt qui n’étaient pas les miens. Pourquoi faire semblant? Pourquoi ne pas être chat? Je n’ai jamais voulu mendier des petits bouts de leur vie pour rendre la mienne moins lourde, d’ailleurs leur présence ne la rendait pas moins lourde, au contraire. Je préférais quand ils ne venaient pas. Quand ils étaient là, ça transpirait l’embarras, la pitié, l’obligation. Je supportais de moins en moins leurs visites. Je supportais de moins en moins quand ils étaient devant moi, debout, à me raconter des choses qui n’intéressaient ni eux ni moi. Parfois, ils se taisaient et on entendait le temps s’écouler sur l’horloge. J’aurais aimé que ça dure, mais ce n’était pas possible. Partager, ne fût-ce que le silence, était hors de notre portée, alors nous le comblions. Je l’aurais pourtant préféré, insupportable, mais plus honnête. Les choses auraient été plus claires si nous étions parvenus à nous taire.

Lorsque leur maman était encore là, elle trouvait des choses à dire, pas forcément passionnantes, mais j’aimais les entendre. Sa voix, c’était une partie de mon quotidien, un morceau de mon familier singulier, une sorte de gouvernail.

Quand les enfants nous rendaient visite, Ana leur préparait souvent des crêpes. Elle resplendissait pendant qu’on se retrouvait ensemble à les manger, assis chacun à notre place, toujours la même. Pour boire mon café, je tenais ma tasse de la main droite, — je suis droitier — la gauche dessous pour ne pas risquer qu’une goutte vienne tacher mon pantalon. Ensuite, mon pantalon, je m’en suis foutu et ce que disaient mes enfants m’a indifféré. Lors de leurs dernières visites, je ne fus pas aimable. Ils cessèrent de venir. Ce n’était pas plus mal.

La seule chose qui me restait dégoulinait d’un vieux pipeline rouillé. C’étaient mes jours restants, tous ces jours monotones, des centaines de barils d’heures noires et visqueuses qui éclaboussaient mes souliers, puis s’enfonçaient dans la terre, une terre où plus rien ne pouvait pousser.

Publié le 20/02/2025 / 24 lectures
Commentaires
Publié le 06/04/2025
Commentaires bienveillants et enrichissants de Léo supprimés par inadvertance. Pardon Léo ! J'ai voulu corriger, suivant l'une de tes recommandations, deux de mes chapitres. Je n'ai pas compris comment faire sans les supprimer et les remplacer. Tous les commentaires ont disparu dans la bataille. Pardon :-(
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