La musique fut ma première transgression. Ma première opposition au réel. Elle me permettait, ne serait-ce que pour quelques minutes, d’échapper aux lames d’une routine sans intérêt, qui lacéraient mes jours plus qu’elle ne les rythmaient. La musique fut le drapeau noir que je hissais dans l’espoir de m’accaparer un temps en dehors de la vie.
Je piratais le vide ou l’insignifiant, en me laissant prendre à l’épuisette des anges.
De leurs filets, je retissais une histoire élémentaire des origines et recréais un mond libre, sans ordre ni morale, sans boussole, ni éphéméride. Je parais de glace l’étreinte de la flamme haletante, et dévoyais les Enfers de la brûlure des âmes. Libre, sans objection ni réprimande, je ne souffrais alors que de la liberté : de cette liberté crue et intolérante, qui confère force et impertinence à quiconque s’en croit couronné. J’avais gouté, par malheur ou par chance, à cette toute puissance de l’imaginaire: aux pouvoirs illimités de l’esprit s’évadant par les cordes de ses pensées, grimpant à rebours du réel, défiant la pesanteur de tout carcan, de toute consigne et de toute loi.
Car un esprit qui ainsi se hisse, impénitent et inviolable, jusqu’à cet espace de création brute, où chaque possible devient malléable et chaque émotion digne d’être considérée, à la fois, je vous le dis, se délivre et se damne.
Cette liberté pure embaume le cœur de celui dont elle a éraflé l'âme, lui laissant la conviction inébranlable que la liberté totale ne peut exister que pour un homme seul, retranché dans ce monde vide, n’ayant que son inspiration pour unique berger et unique guide. Que c’est là, et seulement là, dans la stratosphère de cet irréel solitaire que s’expérimente et s’exprime cette liberté suprême et indivisible. Oui, indivisible, puisqu'au fond chacun sait qu’ici-bas, la partager n’est autre que la restreindre, et par conséquent d’ores et déjà la détruire.
Je crois que c’est cet indubitable constat qui accouche des artistes, des rebelles, et des fous. De cette foule, grouillante et sans repos, qui ne cesse de clamer que l’on ne sera jamais complètement libre que dans notre imaginaire, que la réalité n’est autre que la prison de la volonté individuelle et que tout despote qu’il se prétende, un homme ne peut être véritablement despote que par la volonté des autres. Ils sont la foule inaudible au plus grand nombre qui, debout sur les rebords du monde, agite encore l'étendard éventré de leur idée de la Liberté.
Ils s'égosillent pourtant, forgeant leurs cris en rivières de peinture ou de sang. Leur ambition pègue aux pigments des tableaux millénaires, comme elle pègue aux plaies ouvertes des plus téméraires de leur rang. Car, le sacrifice, en un sens, les anoblit à leur propre lumière. Il les distingue, eux les nés sans nom et sans visage, par l’onction de la reconnaissance. Puisque loin de tout parjure, ce n’est au fond que par la grandeur de leur sacrifice, que les pages d’Histoire se souviennent des anonymes.
C'est pourquoi certains, les plus opiniâtres, scellant leur destin à leur cause, feront de cet étendard leur linceul : un linceul tâché de leurs écoulements, de leurs idées, de leurs prières ou de leurs œuvres. Un linceul que les vivants viendront ensuite tour à tour acclamer, chérir ou ternir, selon la course des siècles et des lunes.
J’avais toujours admiré l’absence de résilience de ces hommes. J'admirais leur façon de porter aux nues leur vérité, en dépit du bon sens qui assure que nul écrit, nulle œuvre d’art, nul éclat d’arme ne saurait, à lui seul, convaincre celui qui refuse de voir, de comprendre ou de croire.
Il y a toujours quelque chose de romanesque dans la ténacité de ces hommes qui, tel l’épervier à la tarse enchaînée, déployant leurs ailes, se persuadent de pouvoir voler.
Il y a toujours quelque chose de romanesque dans l’absurde.