Sur les rebords du monde (Extrait 1)

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         Dans les pas déguisés d’un adulte se berce, d’avant en arrière, l’enfant qui ne s’est pas vu vieillir. Il est la grandeur d’âme qui nous reste, la tentation du risque, et la foi en l’espérance. Il est celui qui se débat en dernière instance contre la morosité, le détachement et le trépas. Il s’insurge face à l’abandon. Il occulte la solitude. Car l’Homme ne renonce jamais à ceux qui ont été, un jour, les piliers de sa vie. Au fond de son âme, l’Homme orphelin n’existe pas. 

        J’avais toujours chéri l’espièglerie de l’enfance qui se fout de ce que sera demain. J'idolâtrais cette insolente insouciance face au monde qui se débine. Je me suis souvent demandé à quel moment nous échappe cette capacité à l’indifférence, nous laissant plonger, tête nue, sur le ring de la suite de notre existence. A quel moment ferme-t-on la porte des possibles pour nous précipiter sur celle des mornes aventures estampées d’embûches?

Nous ne nous apercevons pas de notre chute. Nous ne sentons pas glisser nos rêves. C’est une lente et sournoise transition vers la fadeur d’un nouveau réel. Vers la perte d’une ambition de bonheur qui ne se rattrape pas. Je crois que le piège de la vie se referme lorsque résonnent, au loin, les cris étouffés de nos aspirations d’enfant. 

J’aurais voulu démêler le vrai du faux que l’on nous enseigne. Ignorer les archétypes. Déblayer les assomptions. J’aurais voulu qu’il ne soit jamais trop tard pour réapprendre à vivre.                                              Mais la courbe des lunes toujours nous rappelle, nous urge et nous soumet. Alors, ivre de non-sens à en perdre le souffle, on cesse de courir après l’irrattrapable qui s’enfuit. 

On se passe alors le flambeau de nos erreurs, de génération gâchée en génération meurtrie, dans la mélancolique répétition des histoires insipides. On se méfie de l’exceptionnel, on réprime les prétentions, on refroidit les ardeurs, on s’encercle d’une norme, on se sidère devant les dépassements du cadre et on se garde d’encourager une quelconque espérance.  

La félicité devient ainsi l’une des choses que l’on remet à plus tard, un but secondaire, un extra, un bonus presque inespéré. Je pense simplement que l’on s’éduque à l’envers.

          Si le temps m’avait épargné leur perte, c’est ce que j’aurais voulu confier à mes enfants:

Qu’il faut être sauvage, dément, irresponsable, quelquefois. Car le sérieux seul ne peut survivre indéfiniment dans les esprits libres. Il faut qu’il soit secondé par suffisamment de folies pour affronter l’insatiable envie de contrôle des hommes. Qu’il faut se détacher des a priori pour se laisser surprendre. Qu’il faut se rendre sourd aux mauvais mots de la peur, car seule la prise de risques entraîne, lorsque l’indécision n’est que mère de regrets. Je leur aurais intimé d’oser, quitte à perdre. Je leur aurais martelé que le renoncement aux possibles est le premier pas vers la décadence de l’esprit. Je leur aurais enfin fait promettre de vivre libres, en épouvantail du monde opprimé. De déposer le fardeau de leurs pères, de se souvenir de la vraie couleur du ciel, et de parfois se taire pour rappeler à leurs mains le silence qui conseille. Car il n’y a de noble conquête que celle d’un bonheur aux attaches que l’on s’est choisies.

Je les aurais alors un jour quittés, leur léguant la force des fiers, la douceur de l’âme, et le pouvoir de s’imaginer. 

Je les écoutais rire, une dernière fois. 

J’avais ôté de mes yeux la révolte, et me plongeais dans l’indescriptible sensation d’appréciation. J’embrassais un mirage et me complaisais dans l’illusion. Je réécrivais l’histoire à l’abri de la mort. Je déjouais les cartes et inspirais la magie de l'irréel. Je devenais l’invincible du temps imaginé. 

Mais la chaleur qui semble revenir est l'écueil du monde, le mensonge des mois d’avril, la résurrection trompeuse des corps et des sentiments. Un feu perdu ne se rallume pas. Il s’étouffe de ses cendres, puis disparaît.

 

 


Publié le 27/08/2025 / 7 lectures
Commentaires
Publié le 07/02/2022
L'idée que vous exprimez ici est très belle mais pour moi qui ai une vue pas exceptionnelle, elle est dure à percevoir. J'ai souvent du relire et relire encore pour pouvoir extraire le sens hors de cette densité. Mais le son des mots qui étayent les minutes de la vie qui s'égraine est très joli. Bravo !
Publié le 09/02/2022
Merci pour la sincérité et la bienveillance de votre commentaire! Je suis en perpétuelle recherche de critiques constructives, merci beaucoup !
Publié le 07/02/2022
et penché en avant, médite peut-être sur l’éducation à l’envers. Et à suivre vos lignes, je pense à K.Gibran : “Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés.” Merci Sam pour ce partage :)
Publié le 09/02/2022
Ohh j’affectionne également particulièrement cet auteur ! Merci pour votre retour Allegoria, j'ai hâte de lire vos textes ! A très vite :)
Publié le 08/02/2022
Bonsoir, bienvenue et merci Sam. Il faut lire et relire effectivement pour apprécier chaque gramme de cette dense introspection. Une ode à l’enfance, comme ultime rampart à la vacuité du monde qui se mue bien malgré nous en un vertigineux précipice. On se meurt de prendre trop au sérieux l’inéluctable, comme l’on redouble de vie lorsque l’on parvient à conjurer l’ennui de notre totale insouciance. Votre texte est intense et les images tourbillonnent pour emporter toutes les années que l’on n’a pas su retenir. Sur le vertigineux rebord du monde, les mots seuls survivront… merci infiniment pour ce profond moment de lecture. Au plaisir de vous lire à nouveau.
Publié le 09/02/2022
Je vous remercie infiniment pour votre fine analyse et votre touchant commentaire Léo ! Quel bonheur de retrouver la merveilleuse communauté d’Ipagination !
Publié le 09/02/2022
Il nous tardait de renouer avec le partage de notre passion commune. Un réel plaisir que de retrouver ce qui nous a tant manqué. À plus tard Sam.
Publié le 08/02/2022
Une belle réflexion Sam sur ce que l'on est, devient, inculque et laisse derrière soi. Nos sociétés modernes sont ainsi faites qu'elles nous inféodent. Garder conscient l'enfant qui est en soi, celui qui rêve encore et qui avance sans préjugés, sans chaînes, n'est pas une mince affaire. L'existence est une nuit noire d'où rien ne ressort, ni les espoirs, ni les remords. Heureusement il y a encore le territoire des mots pour se recréer. Merci Sam
Publié le 09/02/2022
Bonjour Sam, quand je relis ce texte, c'est par nécessité, poussée par une force, parce que chaque phrase, chaque mot mérite d'être creusé. Il est d'une densité à couper le souffle. Je n'arrive même pas à sélectionner un passage préféré, c'est... tout. S'il est vrai qu'en tant qu'adulte, nous regardons la spontanéité des enfants comme un très ancien souvenir, il est tout aussi vrai qu'en prenant le temps et en ayant le courage de s'arrêter, de plonger en soi, il est possible de retrouver des graines d'enfance. Elles sont vivantes et en les arrosant, elles germeront. Ma vision diffère de la fin de votre texte. Il n'empêche : chapeau, Sam.
Publié le 11/02/2022
Un grand merci pour votre retour. Il m’est toujours très difficile de soumettre mes extraits de roman à un regard extérieur, et le vôtre me rassure tellement ! Par ailleurs, je suis parfaitement d’accord avec vous, je crois, à l’inverse de mon personnage, qu’il n’est jamais trop tard pour réapprendre à vivre ! Merci encore, Véronique.
Publié le 28/02/2022
Profondeur de la réflexion, idéal perdu, un brin de mélancolie, très poétique, passation de l'enfance à l'âge adulte, j'adore!
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