L'Argentière : neuf kilomètres. Paumé en pleine Ardèche désertique, à neuf bornes de la civilisation, je roule à cinquante à l'heure dans mon Ford Bronco trop énorme pour ces petites routes vicinales. Le ruban mi-terre, mi-herbe qui serpente entre mes roues semble me guider vers la sortie de ce labyrinthe. J'aurais du prendre l'Ariane de Mino, ça m'aurait permis de garder le fil.
Je suis bien perdu, mais le moral est bon.
Allons bon, un carrefour. Où aller maintenant ? Tant pis, je prends à gauche, vue ma sensibilité politique, c'est le seul moyen d'arriver quelque part avec un minimum de risques. Encore un ! C'est truffé de croisements dans ce bled ! Allez, cette fois à droite, cela rétablira l'équilibre logique et géographique de ma quête présente, sinon je vais finir par tourner en rond. En fait, ça fait vingt minutes que je tourne. Et merde !!! Je roule, on verra bien où j'arriverai.
Une ferme là-bas, sur la ligne droite : entre parenthèses, la seule depuis un bout de temps. Y'a de la lumière, c'est bon, je vais pouvoir me renseigner.
Je m'arrête devant la baraque. Les gros boudins denticulées de mon "tank" crissent dans le gravier quand je stoppe la masse du monstre.
Des aboiements féroces me dissuadent instantanément de mettre pied à terre. "Honk, honk", deux coups de Klaxon devraient suffire.
Je ne sais pas si vous avez déjà lu "Le chien des Baskerville" de Conan Doyle, mais les quatre bestioles qui tournent autour du Bronco, relèguent ce cabot au rang d'un pinscher anémique.
Du délire sur quatre pattes : un grand danois ferait figure de chiot attardé à côté d'eux. Imaginez un veau, que dis-je, un taureau avec une gueule de crocodile, des pattes de girafe, et un regard de führer, tout ça multiplié par quatre. Raison de plus pour rester dans la caisse et, par acquis de conscience, je verrouille mes portes de l'intérieur. J'en tremble à travers la robuste tôle de mon fidèle 4X4.
"Honk, honk" : encore un chapelet de sonorités avertisseuses et j'me casse. "Honk, honk". Personne. Tant pis, ou plutôt tant mieux. Demi-tour, direction L'Argentière.
Dans le rétroviseur, je regarde les lumières de la maison s'éloigner et je pense que ces gens peuvent partir toute l'année, tranquilles, en laissant portes et fenêtres ouvertes.
Premier carrefour, à gauche. Deuxième, à droite. Maintenant, je devrais retrouver le panneau de signalisation. Rien, toujours rien. Ça fait deux heures que je roule dans le coin et pas un village, pas la moindre indication.
Une graine d'espoir me réchauffe, comme cette lumière que j'aperçois au loin. Vite, plus vite, vers l'électrisante humanité.
Eh ben, pour tourner en rond, je suis le meilleur. Je suis de nouveau à la ferme de tout à l'heure. Et les cabots ont la même animosité envers l'étranger qui pénètre une fois de plus leur territoire.
Demi-tour : je vais dans la direction opposée.
Tout en conduisant, je me remémore ces choses étranges qui m'arrivent. Deux fois de suite, perdu, je retrouve la ferme. Mais ce ne doit être que le fait du hasard...
Le fait du hasard... J'en suis à me poser des questions sur la topographie de la région quand je vois une clarté sur la ligne droite qui se déroule devant la voiture.
Fonçant comme un malade, je ressens néanmoins une impression désagréable, comme si ce tronçon de route m'était familier. Je dois être fatigué des derniers événements et plus je me rapproche, plus un sentiment de déjà-vu grandit en moi.
Oh non! Ce n'est tout de même pas...
Je freine méchamment et m'arrête au milieu de la route. Dehors, la nuit opaque semble me digérer et la végétation désolée de la lande alentour n'est plus qu'un brouillard gastrique qui lentement se referme sur le Ford Bronco.
Un grondement menaçant se fait entendre dans l'obscurité. D'une brume évanescente, surgissent alors les quatre chiens d'enfer, les quatre cavaliers de l'Apocalypse.
Ils se jettent sur moi, sur mon extension à roues. Et c'est la curée ! Les tôles grincent, les pneus couinent, les vitres crissent.
De la boîte à gants, je sors le vieux 6,35 mm de mon père et le serre contre moi. Va-t-il suffire ? Ces sales bestioles grognent, mordent, grattent la carrosserie et moi, ce que je trouve à faire c'est de me réfugier au milieu de la banquette en tenant, fébrile, un pistolet rouillé datant de la dernière guerre.
J'enclenche la vitesse courte et je démarre. Au hurlement poussé à ce moment-là, je devine qu'un des cabots s'est fait choper par une roue ou par le pare-buffle qui orne la calandre.
Et je me sauve dans la nuit. C'est la fuite éperdue à la recherche de la foule, du monde, d'un soupçon de rationalité. C'est l'éternel retour à la route.
Il y a presque trois heures que je suis en Ardèche, je dois y être encore puisque je tourne en rond depuis tout ce temps... Ma jauge d'essence est à zéro.
Merde de merde de patelin, si je trouve pas une pompe dans cinq minutes, ça sera la panne. Une pompe par pitié, tout pour une pompe.
Et Ampsaga, mon amour qui m'attends. Je pense à toi, mon petit. Toute l'Afrique sur ta peau chocolat, tes locks qui battent tes seins d'ébène aux mamelons crispés, ton ventre tendu qui s'achève en fuite duveteuse, tes lèvres vermeilles gonflées de sensualité, tes yeux de braise finissent d'éclairer ma vie. Tes bras fuselés comme des... Panne sèche... Je scrute l'obscurité pour voir où je suis...
Mon coeur fait un bond fantastique : une lumière. Mais... Ces hurlements, cette galopade... Oh non, c'est pas vrai!...
Je regarde le 6,35 mm d'un air dégoûté : il serait chargé, la rouille qui le dévore lentement a du, de toute façon, le rendre inutilisable. Les saloperies gueulardes dehors vont attendre que je mette pied à terre et ce sera le carnage. Si je reste dans l'habitacle, en buvant l'eau du lave-glace et grignotant les miettes de biscuit qui tapissent le sol, je pourrai tenir une semaine. D'ici là, y'a bien un paysan qui passera sur cette route...
Un des chiens est monté sur le capot et, tendu comme un forcené, balance des coups de griffes rageurs sur le pare-brise, le maculant de boue. Son oeil mauvais ne me perd pas de vue.
Les autres mordent, déchirent les garnitures, entament un sabbat infernal autour de la caisse.
Je n'attendrai pas longtemps : un des chiens fous, celui qui était sur le capot, d'un bond a sauté sur le toit. Faire péter le hublot d'aération en plexi lui a été facile. En se coulant, il a pu passer par l'ouverture, d'une minute à l'autre, j'entendrai ses griffes entamer la cloison de la cabine puis ce sera le tour de la banquette, et enfin mon dos.
Pour aller plus vite, je présenterai ma gorge offerte à son premier coup de crocs.