Le brouillard gris de la nuit est froid, transi d'effroi, c'est une toile à peine ébauchée, un linceul tissé de hasard jeté négligemment sur la ville endormie, endolorie, comme en catalepsie, et les rares passants qui rôdent ressemblent à des fantômes de duvet sombre ou de flanelle grise qu'une étrange clarté environne et irise. Ce sont des ombres furtives, des âmes fugitives, à peine surgies du néant, mais déjà prêtes à y retourner. Ils se matérialisent petit à petit, sans un bruit, sans un murmure, au détour d'une rue, pour mieux se diluer ensuite, s'estomper dans la nuit qui les ronge et les emporte au loin vers un ailleurs improbable – larves de vie condamnées à l'exil errant ainsi sans but.
De place en place, de loin en loin, les lampadaires blafards, comme autant de silhouettes imprécises sorties tout droit d'un cauchemar, s'épuisent à vouloir traverser ce carcan cotonneux qui enserre toute forme avant de la digérer. Leur trop pâle clarté ne fait qu'accentuer encore cette impression de rêve qui fait que chaque objet n'est plus qu'un reflet falot aux contours insaisissables, comme une mauvaise empreinte sur un plâtre abimé.
Le temps, incertain, irrésolu, semble suspendu dans cette bouillie informe, dans cette grisaille uniforme, comme une larme figée, posée en équilibre instable au bord de l'infini et toute prête à tomber. La vie, dès lors, ne tient plus à cette respiration des montres qui, à d'autres moments, dicte à l'homme qui ne peut pas lutter le rythme de son cœur, le tempo de sa pensée et la cadence de ses pas. Comme une arme enrayée braquée sur l'infini, le temps s'est arrêté, pétrifié, dans une nuit éternelle.
Le silence est têtu qui feutre mes pas sur les pavés gris tout imprégnés de pluie. Je m'avance en aveugle par des ruelles sans nom qui m'emprisonnent, qui me prennent à leur piège de détours sans rime ni raison. A peine l'ai-je traversé que le décor se recompose un peu plus loin et peu à peu mon esprit s'égare dans ce labyrinthe pervers, ce manège infernal, où les parois de pierre rugueuses et austères qui se ressemblent toutes, se rassemblent, s'assemblent et s'enchevêtrent sans fin.
Plus je m'avance, les yeux éteints, dans ce dédale immense, plus j'ai le sentiment inquiétant de m'enfoncer pour l'éternité dans un univers étrange où, comme une âme en peine dans une course vaine, je serais condamné à errer à tout jamais sans trouver de repos. Ma quête ne pourrait pas avoir de fin puisque le destin s'obstine malicieux à me brouiller les cartes, à se jouer de moi. Austères, les maisons grises et noires se resserrent, m'enserrent, leurs parois se rejoignent à mesure que ma raison s'éloigne. Au fil sinueux de mes pas incertains, leur piège insidieux et obscur se referme sur moi…prisonnier d'une ville qui n'existe pas.
Le couvercle rayé du ciel gris acier sied à ma déraison et avec elle se confond. La brume, obscène et froide, vient se plaquer sur mon visage, se coller à mes joues, elle me couvre de baisers de perles fines qui meurent aussitôt qu'ils se posent, et son étreinte suintante m'arrache un frisson d'effroi. D'un geste maladroit, je relève mon col et poursuit mon chemin de chimère qui me mènera surement vers un nouvel enfer.
La lune est bel et bien morte maintenant et sur la grand place désertée, vidée de ses oiseaux, noyée dans le silence, les grands arbres noirs se sentent abandonnés. Ils prennent des allures de déportés aux visages émaciés, aux corps squelettiques, et les voilà qui tendent implorants leurs bras décharnés vers le ciel barbelé qui demeure impassible devant autant d'effroi. Résignés, ils marquent le pas. Alignés deux par deux pour l'appel, dans la brume irréelle, ils grelottent de partout dans leur uniforme déchiré et sale où le vent hargneusement s'engouffre. Face à cette offense ils tremblent en silence mais n'osent pas bouger, tout empêtrés qu'ils sont de craintes indicibles. Et leurs corps, dociles et fragiles, sont autant de cibles pour les rayons de lune qui s'obstinent encore à éclairer pareil décor.
La ville est vraiment triste lorsqu'elle est nue, lorsqu'elle abandonne ses artifices de femme de mauvaise vie, qu'elle cesse d'aguicher le badaud à l'œil torve et que sa robe de lumière aux éclats accrocheurs tombe à ses pieds sales et meurtris. La nuit a ce pouvoir étrange de la réinventer, la princesse radieuse redevient mendiante et l'illusion s'achève comme une vague écumante de rage qui s'échoue sur la grève. Son ressac sonne le glas de ma déraison.
La ville n'est faite que d'apparences et de faux-semblants, que de miroirs menteurs où nos reflets imparfaits naissent et s'amplifient, puis se déforment à l'envi, avant de finalement se briser en éclats d'amertume où meurent tous nos soleils –nous assénant brutalement une vérité cinglante que l'on s'efforce de renier sa vie durant. L'homme a une âme de paon et la ville est son miroir – son image sans consistance s'effiloche à trop vouloir la contempler de près.
J'aime quand la nuit se joue de moi, qu'elle s'insinue au plus profond de mon esprit, qu'elle me distille son doux poison et rend leur vue à mes yeux endoloris. J'aime surtout le voile de mystère dont elle sait s'entourer. J'aime son parfum étrange et envoûtant, dont je m'enivre à chaque instant, dans le brouillard ou sous la pluie, au rythme de sa fantaisie, son parfum qui dérange aux arômes de mélancolie. Elle sait éveiller en moi autant de regrets vains que d'émois – c'est mon amie de toujours, c'est ma voisine, ma sœur, ma blanche colombine, c'est mon premier amour, comme un prolongement de mon âme, qui se joue de mes secrets.
Tour à tour lascive, lubrique à la folie ou froide comme le marbre, elle peut se jouer de moi à sa guise, car je m'y abandonne totalement comme un enfant craintif que le sein de sa mère rassure. Chaque nuit qui s'avance est pour moi comme une aventure intense sans cesse renouvelée, un voyage vers l'infini, c'est une passion qui me dévore, un amour fou sans lendemain que je revivrai sans fin.