Sur la carte rien ne me plaisait. Alors je me suis rapidement replié sur une entrecôte irlandaise de quatre cents grammes. En général je mange assez peu de viande. Mais le bœuf, quand j'en mange, je le mange bleu.
Donc, on m'amène ce morceau de viande tiède à avaler en vitesse sans quoi il sera froid. Ici, une petite note d'anatomie s'impose. Dans le fond de la gorge on a deux clapets, digestif et respiratoire. Les deux ne peuvent pas s'ouvrir simultanément. Par défaut, c'est le second qui reste ouvert. On peut contrôler l'ouverture du premier mais sa fermeture est automatique, un peu comme un appareil photo reflex. Tu pilotes le "clic" avant d'entendre le "clac" en écho. Et aussi longtemps qu'il n'y a pas eu le "clac", l'arrivée d'air est coupée.
"Fébrile", Luce m'a dit plus tard qu'elle me trouvait fébrile ce soir-là. J'attaque le morceau de viande. Bouchée après bouchée, j'avale trop vite. Je sens d'ailleurs que j'en demande beaucoup à mon œsophage mais ça passe. C'est juste, mais ça passe. Mais c'est juste. C'est ça ou manger froid, ou gaspiller. Donc, j'engloutis et j'engloutis jusqu'à ce qu'un morceau encore un peu plus gros entre dans mon gosier. Je sais que c'est trop gros mais je ne mâche pas davantage et, connement, je commande le clic. Pas de clac ! Je recommence mon clic mais toujours pas de clac. Je refais un troisième clic. Luce me demande si ça va. Je ne lui réponds pas. Je ne peux probablement plus respirer mais je n'en ai pas encore conscience, donc, oui, ça va à peu près.
Au début, quand tu arrives dans un restaurant, tu ne parles pas trop fort. Surtout si tu es accompagné d'une dame un peu bien élevée, tu fais de ton mieux pour respecter les consignes de la bienséance que tu crois avoir plus ou moins acquises en regardant les autres, depuis ta naissance en fait. Et donc je m'étouffais en faisant de mon mieux pour ne pas gêner les tables voisines. Mais arrivé à un certain point, ou plutôt, une fois un certain sous-sol atteint, ta dignité s'estompe radicalement et tu te lèves. Tu es seul. Il n'y a plus que toi et ce bout d'entrecôte. Luce se lève à son tour, me contourne et me frappe le dos d'un coups assez léger, trop léger. Les voisins de table demandent, plus ennuyés que secourables, s'ils peuvent faire quelque chose. Je les vois, je la vois. Je manque d'air. L'angoisse me colonise.
A ce moment précis je pense qu'il est possible que je meurs dans les minutes à venir. Je me souviens très bien que cette idée ne m'a pas effrayé. Ce qui, par contre, m'a semblé absolument épouvantable et insurmontable, c'était le chemin à parcourir jusque là. Je ne pense pas à Luce, ni aux enfants, ni à dieu. En fait je ne pense plus. Mon corps prend la relève. Mon instinct prend le commandement. J'ai besoin d'air. Il faut respirer. Ça tente de respirer. L'air ne passe pas. De la salive coule sur le sol. J'ai besoin d'air. Je ne peux que respirer. Mais j'aspire rien. Je ne peux que respirer. Peut-être ça passe un peu quand même, je crois. Ça inspire maintenant très violemment et je suis débout, penché vers le bas. Ça inspire au prix d'un effort inimaginable. Ça arrache tout ! Ça force tout ! Ça demande bien trop à mon corps de cinquante-sept ans. Je bave et j'entends le bruit terrible provoqué par la mécanique forcée qui s'acharne, se débat. Le monde ne tourne plus autour de moi. La vie, l'univers se limite à mon pharynx. Ça force le mouvement de l'air vers un tuyau bouché qui se débouche un peu, je crois. Ça recommence. Ça inspire encore et encore et encore. Ça parvient à forcer l'ouverture du clapet d'air qui referme mécaniquement celui de la déglutition. J'ai mal dans le fond de la gorge tant ça a forcé sur les muscles mais je suis sauf.
Le chemin effroyable s'estompe. Il n'est plus hors de portée, je ne devrai simplement pas le parcourir... pas cette fois