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Recyclage de deux défis vers un roman (Partie 1)

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          Dans ton monde de vieux, toi, ça va. Y’en a qui ont une poche ! Toi, ça va ! T’es carrément pas mal tant que t’habites pas près du port.

 

          Tant que t’habites pas près du port et que tu te réveilles chaque matin avec ton amoureuse, celle qui te comblait de bonheur depuis 30 ans, celle pour qui tu frétillais comme au premier jour lorsqu’avant de vous endormir, tu la serrais dans tes bras, doucement quand même parce qu’elle était délicate, toujours une douleur quelque part, une fois la tête ou bien l'épaule ou alors les genoux... Maintenant, là où elle est, elle n’a plus mal nulle part. Je me retrouve à vieillir seul dans une maison froide où chaque jour est pire que merdique. Largement pire.

 

            Monsieur Burnon, du haut de son mètre nonante, m’attendait à mon arrivée au bureau.

—  Bonjour Patrice ! Vous allez bien ?

— … (Mon directeur m’appelle par mon prénom ?)

— Je ne vais pas vous faire l’injure de tourner autour du pot. Vous êtes trop subtil pour ça. Vous voyez, Monsieur Defarge, votre collègue « fiscalité extra-européenne », le bureau au-dessus du vôtre ? »

— … (Je voyais très bien qui était ce prétentieux de Michel Defarge. Mais pourquoi cette affabilité dégoulinante ? )

Hélas, ce cher Michel, bien plus qu’un collègue, un ami, a eu un arrêt cardiaque hier. Il s’en sort mais il sera absent pour trois mois. C’est bien triste, n’est-ce pas ? Mais qu’y pouvons-nous ? »

— … (Oui, qu’y pouvons-nous ? Pensai-je et surtout qu’est-ce que j’en avais à foutre de l’état de santé de ce pédant de Michel qui jamais ne disait bonjour ?)

—  Il était sur un dossier de blanchiment d’argent, GlobalÉnergies SE via une filiale off-shore sur l’île Maurice. Une affaire pas très compliquée mais qui demande du doigté tout de même. J’ai pensé à vous pour le remplacer. Vous avez le profil parfait, m’a confirmé Jean-Jacques !

— …

— … Bon… Et bien, je vous laisse. A plus tard ! »

Jean-Jacques, mon chef de service, m’avait bien couillonné. Règlementairement, c’est lui qui aurait dû assurer le remplacement. Mais il ne m’aimait pas beaucoup, Jean-Jacques, rapport à mes idées d’extrême gauche, ces mêmes idées qui m’obligeaient presque à accepter la mission. Comment militer pour Lénine, Marx, Fidel ou Chavez et refuser de se bouger le cul quand GlobalÉnergies SE, ennemi du peuple numéro 1, dixit moi à la cafétéria, se goinfre aux dépens de la collectivité ? J’ai rejoint mon bureau. Jean-Jacques m’y attendait.

— Je viens de croiser le patron. Merci, hein ! Et Ana ? T’as pensé à elle, Jean-Jacques ?

— Ne t’emballe pas. Je viens de l’appeler. Ce déplacement est sans aucun doute une opportunité, un coup de pouce à ta demande de temps partiel. Ana l’a bien compris. Elle, elle est pragmatique, juste un peu inquiète car les voyages et toi, ça fait deux, m’a-t-elle dit en raccrochant. Je ne serais pas étonné qu’elle pense à t’accompagner.

— Bon, écoute, Jean-Jacques, on va réfléchir.

— Ben non ! Vous partez demain.

—   »

 

            Voilà comment je me suis retrouvé dans l’avion Air Mauritius en compagnie d’Ana. « On va changer d’air et nous retrouver à deux, mon chéri. Ça nous fera du bien. » m’avait-elle chuchoté dans le taxi vers l’aéroport. Ana a toujours été une femme très discrète, très femme et très très discrète. Elle ne m’a jamais dit de mots d’amour. « Mon chéri », c’était son maximum. Elle ne m’a jamais dit qu’elle m’aimait. J’aurais aimé mais elle ne l’a jamais fait, jamais. Les mots d’amour, sincères ou pas, au mieux, sont inutiles, elle le savait.

 

            Elle s’est installée sur le siège C18, à ma droite, accès direct au couloir. A ma gauche, côté hublot, une superbe rousse tenait un Iphone contre sa joue. De sa voix douce et mélodieuse, qui me dérangeait d’autant moins qu’elle était modulée à la perfection, elle parlait un anglais impeccable. Une mèche ingénue s’était échappée de la chevelure nonchalamment nouée de ma jolie voisine et s’agitait à la commissure de ses lèvres. Une image. Elle était une image de l’un de ces magasines de luxe dont les pages sont glacées. Un parfum de lilas aussi émanait d’elle, quelques gouttes appliquées sans doute avant qu’elle passe sa chemise légère en coton clair. Quelle classe elle avait, quel éclat, d’autant plus cruellement criant que son voisin en manquait.

 

            Au fur et à mesure de la communication téléphonique, la belle inconnue parlait de moins en moins. Quand un « indeed » ou un « perhaps » tombait maintenant parfois de ses lèvres, j’y entendais graduellement une musique plus triste, genre l’Adagietto de Mahler dans « Mort à Venise ». Finalement, elle n’a plus dit un mot, se contentant d’écouter en silence ce qui m’a semblé être une rupture en crescendo interprétée par un goujat sur une finale wagnerienne. Je ne sais pas vous mais moi, quand j’entends du Wagner, je trouve que ça sent la choucroute. Pas celle qui embaume quelque charmante auberge alsacienne durant les vacances de Pâques, non, celle qui pue et agresse le nez du voyageur qui n’a pu éviter le grand hall de la gare centrale scandaleusement occupé depuis des années par un marchand de hot-dogs et son aubette dégueulasse. Bref, après le coup de timbale final, malgré les coups de coudes appuyés d’Ana, je n’ai pu m’empêcher, de me tourner, le plus discrètement possible, vers la pauvre petite. J’ai vu alors, sous ses yeux d’un vert éclatant, couler deux larmes qui m’ont complètement chamboulé. « Comment ce salaud a-t-il pu ? » j’ai pensé. Il faut être honnête si la passagère à ma gauche avait été une petite grosse avec des cheveux gras, ma réaction aurait été très différente, alors que cette virtuelle petite-grosse-avec-des-cheveux-gras, probablement, n’aurait pas plus mérité de se faire larguer qu’une autre. Je dirais même qu’on pourrait penser que, statistiquement, elle l’aurait plutôt mérité moins. Mais je m’égare. Je me suis lancé, j’ai osé une phrase qui se voulait réconfortante : « One lost, ten found again ! » Elle s’est retournée vers moi, me laissant voir un doux sourire sous ses yeux rougis, tel un petit pansement de ciel bleu perdu au sein de nuages menaçants, et, avec une tendresse déconcertante m’a susurré « Thank you ! You're a nice man, mister ...??? I'm Barbara. » a-t-elle poursuivi en me tendant la main qu’elle avait pâle et douce comme un pétale de rose blanche. « Il s’appelle Patrice et moi c’est Ana » m’a pris de court celle qui m’était un peu sortie de l’esprit. « Oooh ! Ana ! That's very nice ! Enfin, je veux dire, Oooh ! Ana, c’est très joli » a poursuivi Barbara avec exactement le même accent que Jane Birkin dans « La course à l’échalote ». L’avion décollait, moi aussi.

« My fuse blows down, enfin, je veux dire, mon fusible fond » me suis-je bien gardé de dire.

« Champagne ! » Vous m’accompagnez au Champagne, n’est-ce pas, Ana et Patrice ? Il faut s’amuser parce qu’il faut sourire lorsque c’est grave. Seules les plaisanteries doivent se faire dans le plus grand sérieux.

— Je prendrai plutôt un Perrier si ça ne vous dérange pas, Barbara » a répondu Ana, assez tièdement.

— Et bien moi, je prendrai volontiers une petite coupe avec vous, Mademoiselle. » j’ai dit, encore plongé dans ma béatitude.

— Oooh you're so gentleman, Patrice ! Call me Barbara. Enfin, je veux dire Ooooh, vous êtes si gentleman, Patrice, appelez-moi Barbara. You even can tell me "tu" because now you know my deepest love affairs. Enfin, je veux dire… »

— On a compris, Barbara ! On est quand même capables d’aligner et de comprendre deux ou trois mots d’anglais » l’a coupée ma moitié.

 

            L’hôtesse nous a amené nos boissons que Barbara a réglées avec sa carte Visa Gold et nous avons trinqué. Sa coupe de champagne en main, elle était comme un poisson dans l’eau visiblement habitué aux voyages aéronautiques, une espèce de poisson volant en fait. Ana faisait mine de dormir pendant que je parlais avec enthousiasme de la mission fiscale qui m'attendait. C'est dingue comment Barbara et moi étions en phase. Elle semblait presque atteindre l’orgasme à l'écoute des réglementations fiscales belges, il est vrai, très raffinées.

 

            Ensuite, le vol s’est poursuivi sous les étoiles au-dessus, avec les ronflements d’Ana sur ma droite et la respiration presque inaudible de Barbara sur ma gauche. Ses si sensuelles inspirations soulevant doucement ses seins suivaient chaque exhalation expulsant, tel un ange chassé du paradis, son souffle de sous son corsage. Je n’ai pas pu fermer l’œil.

 

            Le matin, l’avion s’est finalement posé en douceur et, après quelques longues minutes à rouler sur la piste, finit par s’arrêter. Sans prendre du tout la peine d’articuler, une hôtesse nous a alors autorisés à déboucler nos « seat belts ». Franchement, à travers le chuintement nasillard des haut-parleurs, je n'avais rien compris. D’ailleurs, personne ne comprend jamais rien de ce que les hôtesses de l’air racontent dans leur micro. Et c’est normal, c’est pas fait pour. Si, là-haut, dans les bureaux de l’élite qui supervise le transport aérien, les pontes avaient souhaité que les messages soient intelligibles, ils auraient fait monter un son correct. Mais non. Je les suspecte en fait d’avoir sciemment fait installer le pire matériel afin de perpétuer la tradition des baptêmes. Pour son premier vol, debout sur ses petites chaussures bien cirées, l’hôtesse se pointe, habillée d’un joli tailleur bleu marine tout-neuf-impeccable, un petit chapeau posé sur son sage chignon. Là, on lui dit : « Tu veux faire les annonces passager, ma chérie ? » Elle sait que ce n’est pas une vraie question alors, bien sûr, elle accepte, rougit un peu et puis, au signal de la chef cabine, se lance de tout son cœur, prononçant méticuleusement chaque syllabe, comme une première de classe à son oral de français. Le commandant de bord, prévenu, s’était calé dans le fond de son siège jusqu’à ce que, transformée en purée électronique innommable, la voix de la brave petite retentisse. Imaginer la nouvelle qui s’applique tant pour produire cette friture distordue est absolument truculent. Alors, à chaque fois, réunis pour l’occasion dans la cabine de pilotage, ça les fait s’effondrer de rire, lui et toute son équipe. Qui voudrait mettre fin à une aussi débonnaire tradition ?

            Plutôt qu’une tendre biquette, nous avions hérité d’un animal plutôt coriace d’après ce qu’on pouvait entendre de l’inintelligible message via la « sonorisation » de bord. Dans le doute, j’ai regardé les autres et j’ai fait comme eux, j’ai déverrouillé ma ceinture pour pouvoir me lever et récupérer, au-dessus de nos têtes, mon sac à dos et la valise, assez lourde quand même, d’Ana. Debout, penché, dans un équilibre précaire, mon regard fût happé par Barbara, seule assise au beau milieu du fret gesticulant. Quand elle a secoué la tête après avoir défait ses cheveux, sa chevelure m’a laissé voir, le temps d’un battement de cil, la fermeture d’une chaîne en or qu’elle portait autour du cou comme une jupe nonchalante peut trahir par vent favorable la couture d’un bas nylon sur le haut d’une cuisse. Ensuite, elle a appliqué du rouge sur ses lèvres, elle a prononcé quelques "p" mystérieux et s’est finalement s’est tournée vers nous.

« Ana, Patrice ? Je ne vous laisserai pas prendre cette affreuse navette par la moiteur ambiante. Vous avez été si adorables. Je vous en prie, laissez-moi vous emmener ! Le chauffeur d’Uncle David passe me prendre. C’est une limousine noire, une Bentley, je crois, mais je n’y connais rien en automobiles, hi, hi ! En revanche, je sais qu’il y a la clim. Nous vous déposerons au Jardin de Beau vallon. C’est là que vous descendez, m’a confié Patrice. Oooh, dear Patrice ! »

Ana avait préparé notre séjour dans les moindres détails. Tout était planifié sur un carnet à spirales acheté pour la circonstance. La navette s’y trouvait, pas la limousine ! Sans compter qu’Ana détestait les surprises. C’est sans doute aussi pour ça qu’elle et moi, c’était du solide, certaine qu’elle était que j’étais de la catégorie des prévisibles. D’un autre côté, il y avait l’airco. C’est lui qui a fait pencher la balance : « D’accord, Mademoiselle Barbara ! Ainsi, nous serons quittes. » a fini par lâcher Ana. Dans l’aéroport, Barbara franchissait les différents barrages administratifs avec la souplesse et la vitesse d’un champion de 110 mètres/haies, les papiers utiles lui tombaient des mains sous l’œil charmé des fonctionnaires. Leur mine changeait lorsque j’apparaissais, leur faisant répéter encore et encore avant de ne pas trouver les documents nécessaires. Vaille que vaille, nous atteignîmes tout de même le tapis roulant acheminant les bagages déposés en soutes. Barbara munie d’un caddy — personne ne sait comment elle l’avait trouvé si vite ni où — le mit à notre disposition après y avoir déposé son bagage, bien sûr le premier à apparaître sur la large bande de caoutchouc. Nos valises identifiées, attrapées et chargées sur le chariot, j’interdis à Barbara de le pousser, l’assurant que je ne badinais pas avec les usages galants. Lucide, Ana me le confisqua immédiatement, me suggérant, comme seules les femmes savent suggérer, d’aller plutôt en avant, repérer la Bentley « d’Uncle David ».  Elle avait prononcé ces derniers mots avec une impertinence certaine que Barbara feignit de ne pas noter.

 

            Une fois dehors, sur le large trottoir bordé de palmiers, je voulus traverser comme je le fais depuis tout petit, depuis que mon institutrice, Madame Maertens, nous avait expliqué : « Sur le bord du trottoir, les enfants, vous regardez très attentivement sur votre gauche pour vous assurer qu’aucun véhicule ne s’approche. Si la voie est libre, vous vous engagez, puis vous tournez la tête du côté opposé pour franchir la seconde voie de circulation. » C’est exactement ce que j’ai fait… Sauf que je n’ai pas pu atteindre la seconde voie de circulation car, sur ma droite, un terrible coup de frein a retenti juste avant que je sois percuté violemment par un véhicule. Je n’ai repris connaissance que plus tard dans l’ambulance, un infirmier et Ana à mon chevet.

« Ne t’inquiète pas mon chéri ! Tu vas juste faire un petit check-up à l’hôpital mais le docteur pense que tu n’as rien, juste une petite commotion. Nos bagages seront amenés à l’hôtel par un taxi que j’ai loué. Barbara m’a semblé très contrariée lorsque tu as été renversé. Elle n’a pas pu s’empêcher de lâcher “I don't believe it. So stupid” et elle s’est évaporée, accompagnée par deux hommes, plutôt louches, je trouve, dans une Bentley noire. 

— « Tu me l’avais pourtant dit, qu’à Maurice, c’était la conduite à gauche mais j’ai été distrait. C’est vrai que Barbara a dit “so stupid ?” » j’ai répondu. Désolée, Ana a confirmé en secouant la tête, les yeux fermés sous ses sourcils à leur zénith.


Publié le 31/05/2024 / 9 lectures
Commentaires
Publié le 02/06/2024
L'écriture appelle l'écriture et cette reprise issue du Trésor des Mascareignes prouve qu'il est possible de faire la part belle à l'imagination. Le lâcher prise et le goût du défi font des merveilles, belle continuation très cher Patrice.
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