Soudain la porte de la bibliothèque s’ouvre, la pièce est vide, plus un livre…Robert regarde avec stupéfaction les murs sur lesquels les étagères pendent comme des ossements de bois décharnés. Hier encore cette pièce du château regorgeait d’ouvrages de toutes les couleurs, certains, surtout sur les plus hauts rayons, couverts de cuir rouge, d’autres plus imposants tenus par des calles de bois sculpté dont les ombres avaient parfois effrayé son imagination. Les deux grands bureaux qui servaient de tables de lecture et qu’entouraient quelques hautes chaises gisaient tragiquement vides. Les fauteuils près de la cheminée avaient été déplacés vers les tentures en tapisserie, qui filtraient la lumière du soir derrière les trois grands baies qui s’ouvraient sur le parc. Les lampes à l’abat jour d’opaline vert ne jetaient plus qu’une blafarde et lugubre lumière sur le parquet dont les craquements étaient amplifiés par la solitude et surtout par le vide de cette immense pièce dont le plafond illustrait, d’une magnifique fresque, les voyages d’Ulysse revenant de Troie.
Robert aurait voulu crier de désarroi mais il resta muet. Il se retourna pour sortir en courant de cette pièce qu’il aimait tant, mais il dut constater avec horreur que la porte aux deux vantaux de chêne ciselé avait été fermée à clef. Une bouffée d’horreur l’envahit. Il se pinça même les lèvres pour savoir s’il ne rêvait pas. Une douleur traversa son visage, puis s’évanouit. Lentement il s’avançait vers la fenêtre auprès de laquelle il se plaisait de lire parce que de cette endroit il pouvait apercevoir les voitures monter le long de la grande allée du parc, les jours où ses parents, le Duc et la Duchesse de Froissard recevaient la brillante société dont ils étaient le centre. Il aimait à voir les Delage, les Delahaye, les Hispano-Suiza, les Bentley ou les Rolls défiler comme des jouets sous ses yeux émerveillés. Il en connaissait les moindres détails, les couleurs ou les bruits, et reconnaissait même leurs chauffeurs sans jamais les avoir rencontrés.
Ces soirs-là il ne lui était pas permis de dîner avec ses parents, et comme sa gouvernante ne voulait pas qu’il fît un caprice, elle lui permettait de s’installer dans la bibliothèque seul, jusqu’à ce qu’elle vînt le chercher, aux onzième coups de la pendule qui trônait au bout de la pièce entre un immense miroir de Venise et une bergère Louis XVI. Instinctivement il dirigea son regard vers la pendule. Elle avait elle aussi disparu. Il eut un frisson de terreur. Qui aurait pu depuis hier avoir volé la pendule de son socle de marbre ? Et les livres, ses livres, qui les lui avaient cachés ? Epuisé par le choc de sa découverte mais surtout par l’impossibilité de ressortir de la bibliothèque, Robert se laissa tomber dans un grand fauteuil et presque comme un animal traqué il s’y blottit quelques minutes.
Aucun bruit ne filtrait du reste de l’immense bâtisse, alors qu’il le savait à cette heures tardive, des domestiques s’agitaient déjà de pièce en pièce pour préparer le dîner, qui ce soir-là devait être servi à sept heures. On avait en effet invité son oncle, Albert, et sa tante Louise qu’il aurait peut-être la permission de saluer juste avant le dîner. Il lui semblait être entré dans un autre monde, comme si toute sa vie avait été déplacée ailleurs. La preuve était flagrante. Il alla frapper quelques coups dans la porte fermée et appela à l’aide, mais il n’entendit que l’écho sourd de sa voix se perdre dans la halle et disparaître sur le grand escalier de marbre qui mène au premier étage. Il eut envie de pleurer mais il se retint pour ne pas perdre espoir et surtout pour ne pas laisser son imagination jouer avec sa peur. Il décida alors d’agir avec une certaine logique et de faire un tour complet de cette pièce si familière qui lui était pourtant devenue si étrange et hostile. Il chercha à ouvrir les grandes baies mais il n’y parvint pas. Un épais brouillard enveloppait d’ailleurs les terrasses et le parc de sorte qu’il n’eût même pas pu faire un signe à qui que se fût qui passât par là. Il poursuivit l’exploration de la pièce et se plaquant contre les étagères, il suivit les hautes murailles pour y découvrir un passage. Mais plus il avançait plus son cœur battait sous le poids de l’angoisse. Soudain, alors qu’il finissait d’explorer la dernière paroi, il aperçut un tout petit livre sur le sol. Recouvert d’un cuir vert foncé, il gisait sur le parquet comme si quelqu’un, en quittant la bibliothèque, l’avait laissé choir par mégarde. Il s’en saisit fébrilement pour en découvrir le titre et l’auteur. Sur la couverture un seul mot avait été gravé à l’or : « Songes ». Aucune indication sur l’auteur ni sur le genre littéraire. Etait-ce un roman, un poème, un livres de contes ? Le cœur toujours battant il se hasarda à regarder à l’intérieur de l’ouvrage. La page de garde reprenait le titre mais aucun autre détail, comme il eût été coutumier que ce fût pour n’importe quel ouvrage.
Il tourna la première page et lut ces mots : « Premier chapitre : la Grande Bibliothèque du Château ». Se yeux se posèrent sur la première phrase. « Bien des années passées, un enfant se trouva prisonnier d’une étrange et magnifique bibliothèque d’où tous les livres avaient disparus, sauf celui-ci. » Il trembla à la lecture de cette première phrase. Le papier de la page d’une grande translucidité laissait deviner une illustration sur la page suivante. Il souleva de l’index cette toute nouvelle page pour voir ce que l’illustration représentait. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir la bibliothèque de sa maison sans un seul volume, telle qu’il pouvait la voir alors autour de lui ? Il fixa son regard sur la gravure et par il ne sut quel mystère, il se retrouva dans le livre au centre même de la pièce représentée. Il pouvait encore voir de sa place, les bords de cuir vert de la couverture. Une enivrante odeur de papier et d’encre fraîche le firent tressaillir de plaisir. Il avança vers les murs que l’auteur du dessin avait parfaitement reproduits et il se glissa le long de la paroi, mais lorsqu’il en fut très proche, il s’aperçut qu’il pouvait traverser la mince cloison de papier et arriver jusqu'à la page suivante. Sans hésiter il fit le pas et se retrouva dans un océan de mots dont il pouvait suivre les lignes. Il eut l’impression de descendre une douce pente. Il se mit à courir et ainsi put déchiffrer le texte. Il apprit que l’auteur de ce conte (car il s’agissait bien d’un conte) avait voulu raconter une extraordinaire histoire qu’il affirmait être la pure vérité. Le jeune Robert se délectait de la beauté des lettres dont les majuscules le dépassaient souvent de plusieurs pieds. Quelquefois il dut sauter par-dessus de grands espaces et enjamber le vide entre deux paragraphes. Bientôt il se retrouva au pied de la page suivante dont l’énorme chiffre deux semblait fermer la frontière. A nouveau d’un simple pas il glissa vers la page trois. Le conte devenait de plus en plus merveilleux. On y parlait d’une reine, d’un château, d’un lac et d’un cygne. Petit à petit les mots devinrent plus courts et les lettres dont ils se composaient s’amollirent comme de la pâte à modeler. Quand il eut atteint le douzième page, il comprit qu’une nouvelle illustration garnissait la suivante, car on pouvait en deviner les couleurs à travers le papier de soie. Palpitant de curiosité et d’étonnement il s’y laissa glisser les yeux fermés.
Il se retrouva au milieu d’un magnifique jardin au fond duquel se dressait une royale demeure. Il n’osait pas faire un pas. Soudain il sentit une main se poser sur son épaule. En se retournant il vit un soldat d’une haute stature dans un uniforme de parade dont le regard traversa son âme.
Robert se laissa conduire à travers le jardin dont il admira la magnifique luxuriance. Ici c’était des parterres de fleurs, là des vergers de fruits inconnus, là encore des bassins d’or et des fontaines de marbre. Tout était un enchantement pour les sens. Les plus délicats parfums se mêlaient aux riches couleurs et à chaque pas il lui semblait que le palais s’illuminait de rayons de plus en plus vifs. Enfin, sans qu’il n’eût la moindre idée de la distance parcourue, tant était sa surprise, il se trouva au pied d’un immense escalier. Il le gravit avec le soldat. Une haie de buis en garnissait les magnifiques balustres. Il pénétra alors dans ce qu’il crut être un rêve. Tout le palais était décoré de miroirs et de cascades. Le soldat le fit s’asseoir sur un banc de cristal au cœur même d’une petite île sur laquelle des paons faisaient la roue. En quelques instants des milliers de clochettes retentirent et il vit apparaître une femme d’une très grande beauté devant laquelle des centaines de serviteurs se ployaient. Elle portait un habit de plumes blanches. Des joyaux scintillaient autour de ses membres comme des étoiles et sur sa chevelure tressée en longues nattes un diadème de saphir semblait la couronner d’un morceau de ciel. Lorsqu’elle fut assez proche de lui, Robert se leva et s’inclina comme il l’avait vu faire par la foule des serviteurs.
La divine créature lui sourit tendrement et lui adressa la parole en ces termes :
« Robert de Froissard, tu viens de traverser en partie le Grand Livre des Songes. Tu n’es pas encore arrivé à la dernière page mais je dois déjà te confier un secret que tu iras porter au Prince du Lac de Feu. Prends cet anneau sur lequel sont gravés des mots que jamais tu ne liras, car telle est ma volonté. Il te sera utile. Maintenant vas. Mes gardes te conduiront à la salle à manger, où tu prendras ton dîner. Puis tu te retiras dans la tour pour te reposer avant que ne repartir dès l’aube. Ta reine t’a parlé. »
Elle se redressa et gravit un immense escalier d’émeraude qui semblait toucher la voûte du ciel et elle disparût entièrement de sa vue. Les gardes le prièrent de les suivre. Une escorte de gens en livrets lui fit une haie jusqu’à la grande salle manger au centre de laquelle une immense table couverte de mets extraordinaires avait été dressée. Comme il n’avait pas mangé depuis longtemps il goûta à tout. C’étaient des confitures de fruits inconnus, des crèmes de lait suaves, des plats de sucreries richement décorés de rubans, et bien d’autres gourmandises dont le goût exquis lui parût inoubliable. Lorsqu’il fut rassasié, de nouveaux gardes le conduisirent dans une chambre dont les murs comme le plafond avaient été tendus de soie rouge. Un immense lit à baldaquin l’attendait. Lorsque tous les gardes se furent retirés, non sans le saluer longuement, il s’allongea et tomba dans un profond sommeil.
Il se réveilla aux premiers rayons du soleil et se leva. Autour de lui, tout avait disparu : le château, les jardins et les tours, les îles et les allées de marbre. Il aperçut seulement près de lui le bord d’une page qu’un doigt avait repliée comme pour marquer la fin d’une lecture. Il se précipita vers le coin, et il découvrit en-dessous de lui une immense lettre majuscule enluminée de couleurs. Maladroitement il tomba du coin béant comme dans un trou et se retrouva empêtré dans les lianes de l’enluminure. Il ne pouvait presque pas bouger sans sentir ses membres se paralyser sous les nombreux traits de couleurs de l’immense lettrine. Il suffoquait presque, lorsqu’il se souvint de l’anneau qu’il portait au doigt et des paroles de la reine. Il le saisit et en touchant les bords de la page, il put desserrer l’étreinte des lourdes lianes, et d’un bond il enjamba la grosse lettrine. Il se trouva sur un sentier au cœur d’un bois touffu. De part et d’autres des ronces et des fourrés masquaient la lumière qui semblait filtrer de la haute futaie. Sans hésiter il se mit à courir sur le sentier, et en quelques enjambées il se trouva au bord d’un lac de flammes. Il ne douta pas que son chemin dût s’arrêter là et que jamais plus il ne reverrait sa famille, car il comprenait bien qu’il était entré dans un monde magique dès la première page de cet étrange livre qu’il traversait. Comme il s’attristait de son état, il ne remarqua pas du tout l’ombre qui soudain le recouvrit, mais parlant à haute voix, il se disait que jamais il ne trouverait le Prince du Lac de Feu, et qu’ainsi il périrait de chagrin, ou peut-être de faim.
Il leva les yeux à la hâte et aperçut un géant dont les mains étaient gantées de velours noir.
La dernière image que Robert vit fut celle d’un doigt de velours noir passant autour de son cou.
La Duchesse de Froissard embrassa Robert et l’aida à se soulever pour le conduire à sa chambre.
A sa grande surprise, la bibliothèque s’étaient remplis de milliers de livres, et l’horloge sonna onze heures. Robert se blottit contre sa mère et se laissa guider jusqu’à la grande porte de chêne restée entrouverte. On pouvait entendre quelques domestiques ranger le grand salon et éteindre les lampes.
Robert alla ramasser le livre qui était tombé au sol et lorsqu’il le prit, des milliers de petites lettres en tombèrent et se mirent à voleter dans l’air chaud de la bibliothèque.
Bien des années après, le nouveau Duc de Froissard raconta cette anecdote dans ses mémoires, qu’il rédigea vers la fin de sa vie et qu’il fit imprimer en trois volumes reliés de cuir rouge, volumes qu’il plaça dans la grande bibliothèque du château des Hautes Rives, près d’un petit livre recouvert de cuir vert dont le titre ne se composait bien sûr que d’un mot : Songes.
Francis Etienne Sicard Lundquist @2015