Personne n’aurait cru qu’il lui serait encore possible de faire face à la fatalité. Pourtant, il allait vivre le plus long jour de sa vie. C’était en décembre. Le soleil descendait lentement au-dessus de l’horizon, presque comme une goutte d’eau qui s’éteint. Il avait marché depuis des heures dans une campagne solitaire, endormie, mystérieuse, où parfois la basse lumière de l’hiver dessinait des ombres menaçantes, inquiétantes, et presque palpables. Il avait traversé quelques villages et personne ne l’avait vu passer. Les fenêtres, basses, ne laissaient presque rien voir des intérieurs où l’on savait que la chaleur régnait et que l’odeur peut être d’une soupe en train de mijoter se mêlait aux interminables heures de cet après-midi gris et pluvieux. Parfois près d’un abreuvoir, un animal, transis, se retourner sur son passage, comme si cette distraction inattendue lui procurait un peu de chaleur. Parfois encore, un chien échappé d’une grange venait près de lui, aboyant, puis lorsqu’il avait passé le virage du chemin, le silence revenait comme une lourde couverture mouillée de brouillard et de nuit. Il savait qu’il allait devant lui sans but, comme poussé par le temps. Dans ses mains, entourées de quelques chiffons, il serrait un chapelet de grains noirs, qu’il récitait en marchant sans même comprendre ce qu’il faisait. Ce chapelet était comme un guide invisible, silencieux, transparent, et enfin de compte absent, mais il en avait besoin, peut-être par fétichisme, peut-être par renoncement à sa vie, ou simplement parce qu’il avait peur de le perdre et en le perdant de perdre la dernière goutte de son espoir. Il lui arrivait de se reposer sur un tronc, de remettre en place les bandelettes de ses mains pour retrouver une certaine sensibilité au bout de ses doigts, mais alors c’étaient ses jambes qui s’engourdissaient de froid. Il devait se relever et continuer, incessamment. Il reprenait le chapelet, et ses lèvres devenues violettes et presque paralysées murmuraient des « Je vous salue » et des « Notre Père », comme parfois, dans un rêve, nous parlons sans entendre nos voix.
Il était arrivé au lieu-dit : « La feuilleret ». C’était un hameau de quelques maisons, rabougri dans un fond de vallée, autour d’une fontaine dont la margelle portait des signes d’une incessante activité depuis des siècles. Sur la place, deux grands platanes, dépouillés de toutes leurs feuilles, étendaient leurs branches osseuses, mimant dans leur immobilité l’hostilité et l’épouvante. Un seul foyer laissait passer une feinte lumière, et seul un filet de fumée noire indiquait une présence humaine. Épuisé par sa marche, il se laissa tomber sur le seul banc de la place qui faisait face à la fenêtre à peine éclairée. Son esprit, engourdi par la marche, le froid, et le désespoir, semblait s’éveiller petit à petit, comme si l’approche de son but allait lui donner la force de se relever. Il savait maintenant qu’il avait atteint son but. Lentement, en savourant le plaisir d’avoir touché à la fin de son long voyage, il rappelait à lui des souvenirs, d’abord épars, ensuite des images de quelques instants passés et enfin de véritables pages de sa vie. Le froid ne le touchait plus, ses mains ne bougeaient plus, ses lèvres s’étaient tues. Le miracle du silence le transportait dans une forme de béatification. Oui, il se sentait heureux, et comme le disait le curé de son village, il se sentait être un bienheureux. Il n’avait d’ailleurs jamais compris cette notion que le curé ne pouvait pas lui expliquer, car les curés ne peuvent pas tout expliquer. Même s’il avait fait semblant de comprendre, il savait qu’il manquait quelque chose, et ce quelque chose, il venait de le toucher sur ce banc glacé, en face de cette fenêtre à peine éclairée par la lueur d’un feu. Un petit moineau, qui sautillait dans la neige, le chassa de sa réflexion. Il le considéra longuement, prêt à accepter le lourd fardeau qu’il portait, comme cet oiseau acceptait l’hiver, sa nudité, sa cruauté, son inexorabilité. L’ombre des deux platanes vint lécher ses souliers, et même si le soleil était très bas, il avait assez de force pour dessiner sur le sol des méandres noires, qui sur le fond blanc de la neige faisaient penser à des tentacules. Presque par réflexe, il écrasa l’ombre d’une branche avec son pied. Il en sortit une boue noire, pareille à de la poix. Il chercha dans sa poche un morceau de pain qu’on lui avait donné au passage d’un des villages. Il était dur. Il ouvrit sa bouche endormie par le froid et commença à mâcher le croûton pour faire revenir en lui une forme de vie. Aucune saveur n’en sortait. Il lui semblait qu’il mâchait du papier, mais il savait que sa renaissance devait passer par là. Il acceptait tout pour arriver à son but. Il se souvint de cette histoire dans la Bible que le curé du village lui racontait. C’était l’histoire d’un homme qui mangeait des aliments immondes parce que Dieu le lui avait demandé, mais qui, pour lui, avait révélé leur saveur extraordinaire, dès qu’il les avait eus dans sa bouche. Il n’avait jamais compris cette histoire. Encore une fois le curé du village ne l’avait pas convaincu. Si Dieu existait, comme il le croyait, il n’aurait certainement pas demandé à quelqu’un de manger des choses immondes. Pourtant, il continuait à serrer dans ses doigts le chapelet de grains noirs. Pourtant, il continuait à espérer, sans but, comme si l’espoir était un don de Dieu. Le petit oiseau s’envola, l’éveillant de sa pensée.
Il se leva et fit quelques pas vers la chaumière où brillait la lampe du soir. Il attendit longtemps devant la porte, comme un fantôme. Il lui semblerait que pénétrer dans la chaleur de cette pièce, que la porte séparée de l’univers, lui donnerait un haut-le-cœur. Il lui semblait que laisser au-dehors sa misérable marche le priverait de force. Il n’était pas prêt à entrer, lorsque brutalement la porte s’ouvrit, laissant apparaître la silhouette d’une femme qui poussa un cri, et claqua la porte immédiatement. Cette fois-ci, il devait frapper à l’huis. Il rassembla toute sa force et frappa. La silhouette de la femme, avec prudence, apparut à nouveau dans l’encadrement de la porte. Elle le regarda, mais très vite elle le reconnut. Sans un mot, elle le fit pénétrer dans la seule pièce de la maison qui était chauffée. La différence de température lui monta à la tête et il dut s’asseoir sur un petit tabouret proche de la porte d’entrée pour reprendre ses esprits. Une odeur de soupe aux choux régnait, pénétrante, écœurante, exécrable. Il comprenait qu’il n’appartenait plus à ce monde. Cet étrange sentiment le fit réagir. Il se leva, voulut ressortir. La femme le saisit par le bras l’obligeant à s’asseoir. Pour la première fois elle parla :
« Je vais te faire du café. Tu le boiras très chaud. »
C’était la première fois qu’il entendait une voix humaine, une voix de femme, depuis des heures, peut-être depuis des jours, car il avait perdu le sens du temps. Il lui était d’ailleurs impossible de répondre, sa parole avait été gelée comme le reste du corps. La femme s’activa autour d’un fourneau et l’odeur du café envahit la pièce. Pour la première fois, il commença à avoir peur. Le monde des vivants, ses odeurs, ses rituels, ses obsessions le glaça plus que le froid à l’extérieur de la maison. La femme lui tendit un bol de café brûlant. Ses mains entourées de bandelettes lâchèrent le chapelet qui glissa sur le plancher. Il saisit le bol et une incommensurable douleur déchira ses deux mains : il se brûla, mais ne lâcha pas le bol. La femme ramassa le chapelet et le garda dans ses doigts en attendant de le lui rendre, quand il aurait bu le bol de café. Aucun dialogue, aucune parole, aucun mot : rien, le silence, et le ronronnement d’un feu.
Enfin après de longues minutes, la femme prit la parole à nouveau :
« -Mais qu’est-ce que tu fais là ? D’où tu viens ? Qu’est-ce que tu veux ? »
Il la regarda longuement et lentement il retrouva la parole.
« - Je viens la chercher. »
À nouveau long silence s’installa entre eux une stupeur étrange pouvait se lire sur le visage de la femme. Enfin répondit :
« - Mais tu sais bien qu’elle n’est pas ici. Je ne sais pas où elle est. Voilà des années que je n’ai plus de nouvelles, voilà des années que moi aussi j’attends, voilà des années que j’ignore.
« – Mais tu connais au moins la famille qu’il l’a recueillie ? Tu connais leur nom ? Tu sais où ils habitent ? Tu sais si elle a des frères, des sœurs, des cousins ?
« – Tout ce que je sais, tu le sais aussi. C’est une femme qui habite « la Croix Blanche » mais elle est partie depuis des années et personne ne sait où elles sont allées, ni elle, ni la petite. Elle aurait cinq ans maintenant.
« – Cette femme, tu connais son nom ?
« – Oui, Jeanne Blachère.
« – Pourquoi ne m’as-tu jamais donné son nom ? C’est la première fois que je l’entends.
« – J’ai tout fait pour la retrouver. Ça ne sert à rien désormais.
« – Mais le jour où ils l’ont prise pour l’emmener dans cette famille, est-ce que tu as vu cette Jeanne Blachère ? À quoi ressemble-t'elle ? Dis-moi tout. »
La femme se tut longuement et poussant un long soupir comme seule réponse. Il comprit qu’il n’y avait plus rien à tirer d’elle, mais une immense joie fit place dans son cœur, il avait pu enfin découvrir le nom d’une femme, Jeanne Blachère, qui avait habité à « la Croix Blanche ». Il suffisait de revenir à la Croix Blanche et interroger tout le monde d’essayer, d’apprendre le moindre détail sur cette femme, de comprendre ce qu’elle avait fait avec Annette, d’entendre le voisinage lui parler d’Annette, d’écouter des récits mêmes les plus futiles de ses jeux, de l’entendre rire à travers ce que diraient ces témoins. Il fallait qu’il revienne à la « Croix Blanche ». Il tenait le premier fil, il suffisait maintenant de dérouler la pelote et il allait retrouver Annette, elle aurait grandi bien sûr, mais il savait qu’elle ne n’avait jamais oublié. Petite, c’est lui qui lui donnait le biberon, petite, c’est lui qui s’amusait avec ses gros. Doigts à lui chatouiller le nez, petite, c’est lui qui la berçait le soir avant de la déposer délicatement dans son berceau, petite c’est lui qu’il habillait le dimanche pour aller à la messe, petite, c’est lui qui lui achetait deux sous de bonbons à la boulangerie. À chacune de ses pensées, son cœur endolori par le froid sursautait, et des larmes venaient à ses yeux, des larmes brûlantes, des larmes d’espoir. Il se leva d’un coup, reprit son chapelet entre les doigts et sans explication il quitta la maison.
Le froid n’avait pas cessé, bien au contraire. La nuit était maintenant tombée mais il voulait rebrousser chemin jusqu’à « la Croix Blanche », il y arriverait peut-être demain matin. Ces forces avaient décuplé. Dans sa tête ces mots résonnaient comme un son de cloche le matin de Pâques : « Jeanne Blachère à la Croix Blanche ». Il allait refaire la route en sens inverse, en passant par les mêmes endroits, enserrant le chapelet encore plus fort entre ses doigts, et en récitant presque à haute voix des : « Je vous salue Marie » et des « Notre Père ». Le monde entier basculait devant lui, sous ses yeux, au seul nom de « Jeanne Blachère à la Croix Blanche ». Il lui avait suffi de recueillir cet infime détail de la bouche de la femme pour que sa vie bascule dans une exprimable joie de vivre. Ses pas s’alourdissaient dans la neige mais son âme s’allégeait comme si soudain tout son corps était devenu un ballot de plumes. Il rebroussait chemin en remontant du fond de l’abîme. Il avait vu les portes de l’enfer, désormais il voyait celles du paradis. Un seul mot avait suffi pour transformer magiquement la profonde tragédie de sa vie en un rêve paradisiaque. La neige s’était mise à tomber de plus en plus et la nuit désormais très épaisse l’empêchait d’avancer avec rapidité. Il aperçut en longeant le flanc d’une colline une cavité. Il décida de s’y rendre pour s’y reposer, peut-être pour y dormir quelques instants. Il serra contre lui une tranche de pain que la femme lui avait fourrée dans le paletot. Il savait qu’il allait vers la lumière, il savait qu’il allait atteindre son vrai but et que le soleil brillerait pour toujours. Tout avait changé brutalement, comme un miracle, un de ces miracles dont le curé lui parlait souvent et qui pour lui n’étaient restés que des histoires merveilleuses que l’on raconte aux enfants pour qu’ils s’endorment. Le merveilleux envahissait son cœur, et il riait comme si soudain devant lui, la petite fille apparaissait, là, maintenant, semblable à sainte Bernadette au pied de la vierge qu’il contemplait tous les dimanches sur une petite fresque de l’église. Oui, les miracles existaient. Il en était sûr désormais. Oui, toutes ces prières le long du chemin, elles avaient été entendues, oui Dieu était miséricorde, comme le disait le curé, même s’il n’avait jamais compris le sens de ce mot, il savait qu’il contenait un mystère, et dans cette cavité rocheuse, glaciale, il touchait à ce mystère qu’est la miséricorde de Dieu.
Recroquevillé sur lui-même, serrant ses genoux, comme si c’était l’enfant, qu’il berçait, il s’assoupit, puis lentement s’endormit. Son sommeil profond le libéra de toute fatigue ne laissant plus aucune trace des jours passés. L’avenir semblait s’ouvrir devant lui et il voyait déjà la fillette courir à ses côtés. Elle lui disait qu’elle l’aimait, elle lui disait qu’elle l’avait attendu pendant toutes ces années, elle le suppliait de ne plus la laisser seule, elle lui sautait au cou en chantant et le couvrant de baisers. Elle tenait dans ses petites mains ses gros doigts calleux entrelacés au chapelet noir. Elle portait une robe blanche comme la neige, et ses grands cheveux noirs flottaient dans l’air parfumé d’un éternel printemps. Parfois le cri d’un oiseau nocturne le réveillait un instant pendant lequel il croyait avoir entendu les rires de l’enfant. Son regard brouillé par le sommeil entrevoyait des ombres qui portaient des fleurs, et qui dansaient avec la petite fille. Son sommeil fut une suite d’hallucinations dont il tirait un immense bonheur et une irrésistible force à poursuivre sa course. Le froid avait engourdi ses membres au point que la douleur lui paraissait un plaisir. Il se sentait flotter dans l’immobilité totale de son corps, et, alors qu’il reprenait conscience, il pensa à ses histoires de saints dont le curé lui avait raconté les lévitations, encore un mot qui ne comprenait pas. Désormais c’est lui qui était en lévitation. Il flottait et il se demanda s’il n’était devenu un saint. Il se mit à rire à cette idée et son rire résonna dans la forêt, comme une fugue jouée sur un orgue géant.
Lorsqu’un chasseur, au matin, le trouva endormi, il le secoua, pensant qu’il était mort de froid, mais il ouvrit les yeux et lança au chasseur : « Je suis en retard, je dois continuer ». Il se leva d’un bond et d’un pas bien plus assuré, il s’éloigna du lieu presqu’en courant. Les arbres lui parurent fleurir, les rochers scintillaient sous le gel comme des arbres de Noël. Il pensa à celui que le curé mettait au pied de la crèche, la semaine de Noël, cette crèche qu’il aimait tant et que la petite regardait en silence, lorsqu’il allait ensemble à la messe de minuit. Tous ces rochers de lumière lui soulevaient le cœur de joie. Il entonna même un chant de Noël. Il repassa près de l’abreuvoir où un âne buvait. Il s’en approcha et voulut le caresser. L’âne se recula. Il se souvint que dans la crèche il y avait aussi un âne. Le curé disait que l’âne et le bœuf soufflaient sur le Christ pour le réchauffer. Lui aussi voulait sentir le souffle chaud de ces animaux sur son visage. Il ferma les yeux. Un vague désir d’embrasser lui courut sur les lèvres. Mais il fallait continuer ver « la Croix Blanche » Il repassa devant la ferme et le chien aboya, juste après le virage. Il lança un morceau de son pain au chien qui se calma et le prit dans sa gueule. Soudain il se rappela un passage d’un évangile dans lequel un chien mange, sous la table du maître, les miettes de pain qui en tombent. Le curé disait que le chien représentait les pêcheurs qui avaient la foi. Lui aussi maintenant avait la foi. Il ne savait pas que la foi c’était ça. Il savait qu’il allait revoir la petite, à la « Croix blanche ». C’était ça sa foi. Elle avait dû grandir, elle parlait maintenant. Il entendait le son de sa voix. Il continua sa course toute la journée et arriva enfin au lieu-dit « La Croix Blanche » C’était déjà le crépuscule. Il frappa à plusieurs portes mais personne n’ouvrit. Enfin une femme entrouvrit une fenêtre.
- Que cherchez-vous ? dit-elle.
- Je cherche Anne Blachère. Vous la connaissez ? répondit-il les lèvres gercées de froid
- Il y a longtemps qu’elle n’habite plus la Croix blanche. Elle est partie vivre au Mureaux, la ferme des Mathieu.
- Et la petite ?
- Quelle petite ?
- Annette
- Ah la petite qu’elle gardait…Je ne sais pas.
- Vous l’avez vue, vous lui avez parlé ?
La fenêtre claqua et le silence tomba comme la nuit. Il chercha son chemin et finalement se dirigea vers la ferme des Mathieu. Quand il y arriva, il avait le cœur en feu. Il contempla la maison de dehors. Une lumière dorée enveloppait toute la ferme. Un feu pétillait dans toutes les cheminées. La petite était là. Il le savait. Il frappa à la porte. Une femme vint ouvrir. Il expliqua qu’il venait chercher Annette. Pour ne pas laisser la chaleur s’échapper, la femme le fit entrer et lui demanda une deuxième fois ce qu’il voulait. Il répéta qu’il venait chercher Annette. La femme lui répondit qu’il n’y avait pas d’Annette ici et ,pris de pitié devant le spectacle de cet homme en haillons, transis de froid, elle lui proposa de s’asseoir à la cuisine et de prendre un bol de soupe. Il accepta. Soudain, une petite fille blonde aux yeux bleus fit irruption dans la cuisine. C’était elle ! Il la regarda en tremblant. Ils avaient changé la couleur de ses cheveux et de ses yeux, mais c’était elle. Ils avaient voulu qu’elle l’oublie et ils l’avaient transformée en une autre fillette, mais c’était bien son Annette Elle tenait une poupée en chiffon dans ses bras, c’était lui qui lui avait offerte, il en était certain, et elle la gardait dans ses bras attendant qu’il vienne la chercher. Il s’élança vers elle mais la fillette eut peur et se mit à pleurer. Soudain la mère se leva pour protéger l’enfant mais il arriva à lui arracher la poupée des mains.
- Annette, ne pleure pas ! c’est moi papa !
La femme pris de panique ordonna à la fillette de quitter la pièce immédiatement et ,se saisissant d’une bûche, commença à frapper l’homme. Insensible aux coups, il tomba à genoux en sang. La femme arriva à le chasser au dehors. Il hurlait toujours
- Annette, c’est papa, viens ma petite, viens !
Les voisins alertés par les cris sortirent et aidèrent la femme à éloigner l’homme. Vaincu, il dut s’enfoncer dans la nuit et disparaître dans le brouillard. Il marcha longtemps en sanglotant, puis tomba sur le chemin, perdant conscience. Lorsqu’il revint à lui, il était dans un lit. On l’avait recueilli et amené au Lazaret de V***. Les sœurs lui posèrent des questions mais il ne répondit pas. On comprit qu’il avait perdu l’esprit. Il séjourna plusieurs années parmi les sœurs, puis un jour, il mourut comme une feuille d’arbre qui tombe sur le sol en automne.
Bien des années après une jeune femme, très élégante, accompagnée de son fiancé, vint frapper à la porte du Lazaret. Elle recherchait son père, qu’elle ne connaissait pas, et voulait savoir si, par hasard, il aurait pu être soigné et hébergé par les sœurs, car il était pauvre, sans famille, sans argent, et à la merci de son destin. On ouvrit les registres et on chercha.
- Comment s’appelait-il ? demanda la supérieure ?
- Joseph M***
- Il n’y a qu’un Joseph dans le registre mais pas de M***. Ce Joseph n’avait pas de nom, quand il arriva chez nous ; Il n’avait plus sa tête, et ne parlait plus du tout. Il est décédé en 19…
La sœur se tut longuement, puis reprit :
- Les seules choses qu’il possédait en arrivant ici étaient une poupée en chiffon tachée de sang et un chapelet. Les voulez-vous ?
La jeune femme murmura oui.
On lui remit les deux objets et elle prit congé des sœurs. Le jeune homme qui l’accompagnait lui prit le bras et ils allèrent à l’arrêt de bus. Ils montèrent dans l’autobus pour rejoindre M*** d’où ils pourraient prendre un train pour Paris. Le bus sillonna lentement la triste campagne le long d’un chemin étroit. Il s’arrêta à la ferme des Louis, où un âne buvait dans un abreuvoir, puis il s’arrêta encore avant un grand virage et un chien sortit de la grange en aboyant, puis encore une fois il s’arrêta au lieu-dit « la Feuilleret »
Cessant de regarder le paysage à travers la fenêtre de l'autobus souillée de pluie, lorsque la jeune fille se retourna vers son fiancé, des larmes coulaient le long de ses joues.
- Mais pourquoi pleures-tu, ma chérie ? demanda-t’il.
Elle répondit, en serrant le chapelet dans ses doigts.
- Je ne sais pas.
Les grandes douleurs sont les silences de nos destins.
Francis Etienne Sicard Lundquist @2024