Oh ! Un humain !

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Ce texte participe à l'activité : La métamorphose

La terre craquait. Mes pattes pressaient de plusieurs tonnes le sol asséché et fissuré. Il ne pleuvait pas depuis des semaines et l’eau venait à manquer. Même si la réputation des rhinocéros de charger sur tout ce qui bouge me précédait, je n’étais pas de cette humeur sanguine aujourd’hui : courir n’aurait servi qu’à précipiter ma fin. Je marchais donc, sous le soleil tapant vers le prochain point d’eau ; certainement une flaque, déjà convoitée par cinq autres pachydermes cornus et un crocodile nain qui l’envisageait pour domicile.

Le manque d’eau dans la région faisait se rencontrer des espèces qui ne se croisaient jamais. Il arrivait que des tensions naissent lorsqu’un éléphant pompait toute l’eau pour se la pulvériser sur le dos pendant qu’un couple de girafes faisait boire leur petit. Lorsque j’étais jeune, ma mère connaissait tous les points d’eau de la région et me guidait pendant la saison sèche. Je me souviens d’une fois où elle guidait un troupeau entier de zèbres assoiffés. Mais un jour, alors qu’elle buvait à la rivière, elle fut chassée par la vermine humaine. Je courus sans me retourner pour sauver ma peau. Ce carnage fut mon dernier souvenir avec elle. Au diable sculptures et autres anticancéreux !

En marchant, je retrouvai l’emplacement d’une mare mais elle avait disparu. À la place, la peau blanche d’un crocodile écrasé séchait au soleil, prête à l’emploi. Je m’étais trompé : le reptile n’était pas nain, il était albinos. L’eau s’était-elle évaporée ? Quelqu’un l’avait-il bue ? Le crocodile devait avoir vu l’ivrogne. À quoi lui sert sa mâchoire si ce n’est pas pour protéger son territoire ? Ou alors c’était lui ? Il avait vidé sa maison avant de faire le grand saut ? Egoïste ! Peu importe, qu’il n’ait pas su protéger cette mare ou bien qu’il ait bu son précieux liquide, il sera responsable à mes yeux. Je tenais le coupable de l’aridité de mon gosier, mais ma gorge était en feu. L’eau me manquait autant que ma mère me manquait. C’est étrange comme la soif et l’absence peuvent brûler de la même façon. Depuis ce jour, la rivière coule sans elle, et moi, je crois que je mourrais une seconde fois si je découvrais qu’elle s’était asséchée.

Je repris ma marche, porté par l’espoir de retrouver la rivière, tel un pèlerin suit sa coquille. Pourtant, arrivé sur place, je ne trouvai que le lit asséché. Plus d’eau, plus de vie. À la place, un serpent de béton, large et froid, traversait la vallée et emprisonnait chaque goutte. Et si, par miracle, elle venait à s’échapper, elle s’évaporerait en quelques secondes dans cette fournaise aride. Plus loin, j’aperçus deux silhouettes affairées autour du tuyau et une grande forme grise, immobile, qui semblait les observer plus loin. L’image de ma mère me traversa l’esprit, mais le mirage se dissipa : c’étaient des hommes, débarquant du matériel de leur tout-terrain.

Je n’aimais pas les hommes. Jamais ils n’avaient croisé mon chemin sans y causer la peur ou la perte. Ce jour ne ferait pas exception. Naturellement pauvres de tout attribut de force, de légèreté ou de camouflage, je ne pouvais qu’avoir pitié d’eux. Sans machine, sans énergie, et sans l’un des leurs, ils ne sont rien.

Quand ils me repérèrent à une dizaine de mètres, ils cessèrent leurs activités. J’interrompis ma marche d’un coup et fis deux pas en arrière quand je vis l’un des gardes braquer une carabine vers moi. Une lame aiguisée allongeait le canon. Je ne faisais pas le poids face à une seringue hypodermique chargée de sédatif et bien moins encore face à une balle de plomb. L’un d’eux cria en ma direction comme un dernier avertissement avant l’assaut. Je ne bougeai pas et leur répondis un râle dont l’écho résonna dans le cylindre de béton. Les hommes n’ont pas le monopole du langage.

 

Je restai figé dans leur direction, impassible. Qu’ont-ils encore à faire à cet endroit ? Ne l’ont-ils pas détruit suffisamment déjà ? Les humains veulent tout posséder. Ils arrivent sans prévenir, s’installent, chassent, prennent. Pour eux, la terre entière est leur territoire.

 L’un d’eux tira en ma direction. Cette provocation était de trop. Je fis semblant de partir afin qu’ils baissent leur garde. Quelques pas en arrière suffirent pour les rassurer. Leur attention était à présent portée sur l’équipement qu’ils devaient ranger, sans remarquer le nuage de poussière qui grandissait par le mouvement répété de ma patte arrière droite sur le sol. Une rafale de vent leur porta le message mais j’étais déjà lancé vers eux quand ils réalisèrent que je les chargeais. Pris de panique, l’un s’enfuit seul, l’autre eut juste le temps de se réfugier dans leur véhicule. Mes trois tonnes foncèrent sur le fourgon et le bousculèrent fortement, manquant de le retourner. J’avais coincé ma corne dans une portière et je poussais tout sur mon passage. L’homme me braqua une arme mais je ne pouvais plus m’enfuir, ma tête était coincée. Le duel était lancé : un « civilisé » contre un savanidé. Je continuai de le chahuter pour qu’il cesse de me viser. Pourtant, une explosion retentit. Une balle sortit d’un canon. Elle effleura ma tempe mais je fus complètement sonné et étourdi. Dans un dernier élan d’énergie, je déboitai la porte du fourgon et m’enfuis en courant.

Mes pas devenaient lourds, chaque foulée creusant un peu plus la fatigue dans mes membres. Lorsque ma tête reprit ses esprits, je me rendis compte que je ne courais pas. J’avançais à un rythme lent, presque absurde, comme si je me baladais alors que la soif me rongeait. Je m’affaiblissais rapidement : le sol tremblait sous mes pieds, puis, il me fit perdre l’équilibre.

Soudain, une douleur fulgurante me traversa l’échine, comme un coup de tonnerre. Mes pattes cédèrent, mes articulations flanchèrent. Était-ce la soif, la fatigue, ou autre chose ? Je ne contrôlais plus rien. Même mon ombre se délitait et devenait ridiculement petite, comme si elle n’osait plus se montrer. Je ne sentais plus rien, ni la chaleur, ni la poussière, ni même l’odeur de la terre : mon odorat était parti, envolé avec mes certitudes.

Que m’arrive-t-il ? Les hommes ne m’ont pas touché, j’en suis certain. Ils n’ont pas non plus de pouvoir magique. Est-ce la soif qui me contrôle maintenant ? Suis-je devenu fou à force de manquer d’eau ? Impossible ! La seule folie est humaine. Mais alors… suis-je en train de devenir humain ? Je faisais confiance à mon animalité, c’était mon garde-fou, la frontière que je n’aurais jamais cru franchir. Et pourtant, tout vacille.

Le soleil me semblait plus intense que jamais. Ma peau, d’ordinaire cuirassée, semblait toute fine et brûlait, exposée sans défense. Ce qui faisait ce que j’étais n’était plus. Ma corne avait disparu, mon corps massif réduit à néant. Je n’étais plus qu’une silhouette fragile.

Mon barritement était inhabituel. Ridicule, même. Mes râles puissants s’étaient changés en petits gémissements aigus et faibles. Je n’étais plus un rhinocéros. Je n’étais plus l’animal qui inspirait la fuite. Peut-être même plus un animal du tout. J’étais devenu faible et je me sentais infiniment vulnérable.

Ahhhhhhh. Mes pensées étaient moins fluides. Mes mots ne me venaient plus. À la place, il y avait de graves cris bruts. Me tenir sur mes deux jambes me donna un léger déséquilibre mais je m’y fis rapidement. Je ne savais que faire de mes bras. Je serrai la baïonnette sur mon complet de cuir.

Les deux hommes s’étaient retrouvés dans leur véhicule éventré. Je leur fis un signe et ils me rejoignirent à la vue d’un des leurs. À quelques pas d’eux, je pus voir leurs regards interrogateurs. Que fais-tu ici ? semblaient-ils vouloir me dire. Je ne répondis rien et serrai ma baïonnette contre mon torse. Ils sortirent, nullement armés. Tu veux bien poser ton arme ? me demanda l’un d’eux d’un mouvement de bras. Non, hochai-je de la tête. De ce refus, ils sortirent chacun un couteau de leur poche et me pointèrent. Aaaaaaaah ! La force était notre seule solution. Je me ruai sur eux. Ils me griffèrent et tentèrent de me mordre à maintes reprises. Leurs canines glissaient sur mon cuir sans me blesser. J’assommai l’un d’un coup sauvage tandis que l’autre m’étrangla. Je réussis à m’extirper de ses bras velus, plantai ma baïonnette dans son cœur.

Les hommes tuent. Je tue. Donc, je suis un homme. Un vrai ! Ce cadeau de la nature me libéra de ma condition de bête à cornes. Me voilà cet être fou et brillant, maître d’un monde beau à ravir. Il me restait encore ma soif, mais je ne voulais plus boire. Je découvris mon reflet dans la lame polie de ma baïonnette.

J’étais assoiffé. Mais je ne voulais plus boire.


Publié le 18/05/2025 / 61 lectures
Commentaires
Publié le 19/05/2025
Bonjour, bienvenue et bravo. C’est un excellent texte, bien écrit et avec du fond. Votre qualité descriptive permet de nous plonger dans l’histoire et de rapidement développer une empathie pour le personnage dont on ignore encore la nature, ce qui amène d’emblée une intrigue que l’on souhaite clarifier. On est pris dans l’histoire et l’on constate attéré ce que nous savons déjà, l’homme sait aussi être ce désastre ambulant. Merci de votre participation, j’espère pouvoir vous relire avec plaisir prochainement.
Publié le 19/05/2025
Bonjour, je vous remercie pour votre commentaire. C'était un plaisir de l'écrire, heureux que le plaisir soit partagé. À une prochaine fois, j'espère !
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