Louise équivoque (atelier février)

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Ce texte participe à l'activité : Fatale séduction
A cinquantaine-neuf ans, des souvenirs remontent à la surface, enfin des souvenirs de seconde, troisième ou dixième génération. En réalité on se rappelle qu'on s'est rappelé qu'on s'est rappelé qu'on s'est rappelé... La vision du passé en est forcément altérée. Voici ce qu'il me reste d'un doux moment passé au franchissement de mes dix-sept ans. Ne faites pas le calcul, je ne l'ai pas fait !
J'avais rendez-vous avec Brigitte à quatorze heures au «Télégraphe», un bistrot en face de la gare d'Ath. J'y suis arrivé bien à l'heure, je ne fais en effet pas partie de ces gens qui arrivent en retard pour de donner une certaine image d'eux. Mon image et mon moi, on ne fait qu'un, ça permet d'éviter pas mal de quiproquos.
Je rentre dans ce bar. Il m'est familier et j'y vois quelques copains. Je les salue mais je prends rapidement congé après leur avoir expliqué qu'il y a des priorités dans la vie et qu'ayant un cœur d'artichaut, je fais passer d'abord mes relations amoureuses et que puisque j'ai un rendez-vous galant, ciao. Je dois avouer que ce n'est pas vraiment un choix de ma part, c'est plutôt la subjugation que les filles exercent invariablement sur moi qui me dicte ma conduite.
A l'époque, je buvais du Monaco, moitié bière blonde, moitié limonade à l'orange et un peu de grenadine. C'est ce que je commande au bar et que j'emporte à une table un peu excentrée en attendant Brigitte. J'ai toujours été très sucré au point que mes amoureuses, pas si nombreuses en fait, trouvent que j'ai un goût de pain d'épice. Peut-être que lorsqu'elle arrivera, après m'avoir embrassé sur les lèvres, c'est ce qu'elle me dira. Peut-être pas. En tous cas pour l'instant, je suis seul et je fais durer mon panaché en regardant par ci par là. Il m'a d'ailleurs semblé surprendre une fois ou l'autre le regard amusé en ma direction d'un de mes copains du fond du bar. C'est mon très possible prochain lapin qui les fait se marrer ?
Deux heures sont passées de la demi quand Thierry vient me chercher et me propose de jouer au 421 avec la bande. Bien sûr j'y vais. Ça me distraira de ma déception.
Je ne l'avais pas remarquée jusque là mais à la table se trouve installée une fille vraiment jolie. A la vérité elle est carrément canon ! Ses yeux sont pétillants sous ses cheveux châtains très clairs mi-longs. Sa peau est pâle. A chaque fois que je lorgne vers elle, je la surprends à me regarder. Elle ne s'en trouble pas. Elle ne baisse pas les yeux. Ils ne me défient pas, ces yeux bienveillants et un peu amusés, joueurs, ces grands yeux curieux, ces yeux de chaton.
Vers trois heures, assis sur la banquette, à ma gauche, Thierry se redresse pour aller là où on se rend après trois ou quatre bières éclusées, obligeant Dimitri à se lever aussi. Assise sur la chaise suivante, Louise, elle s'appelle Louise, doit, du coup, également se déplacer un peu. Elle est encore debout que des clapings jaillissent du Juke-box. C'est "Where did our love go" qui se met à tourner. Elle se rassoit en me lançant un regard désarmant pile au moment où Diana miaule son premier "Baby, baby" absolument irrésistible, désespérément suppliant. "Don't leave me !" Ses yeux et les mots de Diana Ross se mélangent. Il n'y a plus qu'elle, la musique et moi. C'est la kermesse dans ma tête ! Je m'envole, je suis si léger que je m'envole plus haut que les toits, plus haut que la stratosphère, plus haut que tout.
L'atterrissage en catastrophe est causé par le retour de Thierry qui pousse Louise sur la banquette car son train va bientôt l'obliger à quitter l'assemblée. Dimitri la pousse carrément près de moi car lui aussi va bientôt partir.
Je sens l'odeur et le souffle chaud de Louise à côté de moi. Son odeur, sans doute, son souffle, je pense que je l'imagine. Je pousse à l'extrême tous mes sens pour extrapoler ses expressions, ses sentiments, ses pensées, ses intentions. Il est beaucoup plus difficile de la regarder maintenant qu'elle se trouve à côté de moi. Elle ne joue pas aux dés. Elle nous regarde, je crois. Elle ne parle pas et n'émet de sons que pour rire lors de mes plaisanteries. Qu'est-ce qu'il est beau son rire ! Quels jolis sons ! Je les souhaite, je les guette, je les décortique, je les bois. Je me rappelle comment le moindre indice de son intérêt pour moi me ravissait. Comment il constituait en fait un préliminaire d'autant plus merveilleux qu'à dix-sept ans, on a faim. Mais voilà, je n'ai jamais été un prédateur. Je n'en ai pas la philosophie ni la technique d'ailleurs. Je ne peux qu’espérer le miracle qui finalement se produit quand elle me demande si elle peut goûter mon Monaco. Elle n'en a jamais bu. Je la regarde prendre le verre. Je vois ses lèvres épouser le cylindre translucide et sa gorge battre au rythme de sa déglutition.
Lorsqu'elle pose le verre, je prends mon courage à deux mains. Je lui lâche une phrase construite à la hâte dans ma panique cérébrale la plus totale.
- « C'est un peu comme si on s'était embrassé sur la bouche quand tu bois dans mon verre. »
- « Non, embrasser, c'est comme ça... »
Elle pose ses lèvres sur les miennes, doucement, longuement sans les écarter, puis dirige vers la commissure gauche de mes lèvres sa bouche et l'ouvre un peu, un tout petit peu pour caresser le coin de ma bouche de l’extrémité de sa langue fine et agile. Que c'était doux ! Quarante-deux ans plus tard, j'ai finalement fait le calcul, je peux encore ressentir l'extase que cette communion m'a procurée.
Elle a ramassé son cartable, embrassé toute l'assemblée sauf moi, m'a fait un sourire un peu gêné et s'est éloignée.
- « Où est-ce qu'elle habite ? Tu connais son numéro de téléphone ? A quelle école elle va ? » Pas de réponses. Mais trois mois plus tard, Thierry m'avoua que cette cour que Louise m'avait faite, c'est lui qui en avait eu l'idée, pour me punir de l'avoir négligé en faveur de mon flirt.
Quelques années plus tard, Ingrid, ma cousine, m'a dit qu'elle connaissait Louise qui lui avait dit un jour qu'elle aurait aimé me revoir, qu'elle s'était demandé quelle histoire aurait pu naître ce jour-là.

Publié le 07/02/2022 / 4 lectures
Commentaires
Publié le 07/02/2022
À votre image et à votre “moi”. Des sourires à vous lire ! Le Monaco, c’est vrai : c’est plus doux quand on peut faire durer le panaché :)
Publié le 08/02/2022
Merci immensément pour votre commentaire qui m'encourage et m'aide. Il me permet aussi de comprendre que des choses les détails sont relevés par la lectrice assidue que vous êtes. Je vais abuser, ce matin j'ai retouché mon texte après avoir entendu un titre sur FIP radio. Je suis très content de cette nouvelle idée. J'aimerais beaucoup votre sentiment à son sujet. ;-)
Publié le 08/02/2022
C'est souvent ça l'écriture : un clin d’œil qui nous tombe dessus. J'aime :)
Publié le 08/02/2022
Merci pour votre pugnacité à me lire. Je trouve que le premier jet est bien mais imparfait. Quand je le corrige, c'est moins imparfait mais moins spontané. Merci pour cet encouragement à me relire. Merci mille fois ! ;-)
Publié le 07/02/2022
Eh bien quel texte. Il me ramène à mes 17 ans, ces petits jeux de séduction, le regard, tous les sens en éveil. "C'est un peu comme si on s'était embrassés sur la bouche quand tu bois dans le verre dans lequel j'ai bu". Ça vraiment j'aime beaucoup, c'est une très belle image vu du prisme de l'adolescence. Merci.
Publié le 08/02/2022
Cette histoire est en fait un patchwork de choses que j'ai vécues. "C'est un peu comme si on s'était embrassés..." n'est pas une idée de moi mais elle vient d'une fille, Nathalie, qui me tournait autour et moi, nigaud, je ne m'en rendais pas compte. Je suis content que cette idée vous ai frappé. Je vais abuser, ce matin j'ai retouché mon texte après avoir entendu un titre sur FIP radio. J'en suis très content. J'aimerais beaucoup votre sentiment à son sujet. ;-)
Publié le 07/02/2022
Moi j'ai beaucoup aimé la sensorielle du texte dans lequel chaque sens est abordé
Publié le 08/02/2022
Ça me fait très plaisir ! Je viens d'ajouter de la musique ! Cette nouvelle idée rend le texte encore plus sensuel. Je serais heureux que vous me disiez. ;-)
Publié le 08/02/2022
Bonsoir, bienvenue et merci pour votre texte qui nous plonge dans nos jeunes années toutes en ébullitions et à fleur de peau. Ces quelques secondes qui durent des siècles telles une épitaphe gravant une âme amoureuse, foudroyé sur place par la passion : “Ici gît celui qui a su goûté au sucre de la vie…”. À plus tard j’espère.
Publié le 08/02/2022
Merci pour cet encouragement et c'est sûr qu'on se recroisera ! D'ailleurs, je viens de changer mon texte, en particulier le 7eme paragraphe. Ce sera peut-être déjà l'occasion de se recroiser. Merci et à tout bientôt ! ;-)
Publié le 08/02/2022
La musique active un nouveau sens et intensifie le désir, très bonne idée.
Publié le 08/02/2022
Bienvenue, Studiodhorlebaix (je crois que c'est bon, toutes les lettres y sont dans le bon ordre). D'une part, il y a l'histoire. Le rendez-vous manqué, les copains, la fille, le verre, le baiser, les souvenirs. Et aussi, et surtout, et c'est ce que j'ai aimé, il y a entre la narration. Des petites réflexions semées par-ci, par-là, comme si l'histoire avait été montée de toutes pièces juste pour abriter quelques messages essentiels. "Mon image et mon moi, on ne fait qu'un, ça permet d'éviter pas mal de quiproquos". Bouteille d'eau à la mer : dans quelle mesure est-ce que je colle à 100% à mon image ? "Les yeux qui ne me défient pas". Comment est mon regard quand je regarde quelqu'un dans le blanc des yeux ? Inquisiteur ? Bienveillant ? Défiant ? Amorphe ? "Quarante-deux ans plus tard, j'ai finalement fait le calcul." Ah, ne jamais dire jamais je ne ferai le calcul. Tout est possible, tout est évolution, la vie rime avec souplesse et adaptation. Merci pour ce texte vivant et à double sens.
Publié le 08/02/2022
Merci pour ces encouragements ! J'ai lu les contraintes de l'atelier de février et je ne pouvais pas ma résoudre à être le salaud. J'avais décidé d'attendre le prochain défit mais l'idée tournait dans ma tête et j'ai imaginé être la victime séduite plutôt que le séducteur immoral. Alors, en étant dans la bonne équipe, j'ai pris beaucoup de plaisir à créer et écrire cette histoire. En tous cas merci ! Je me sens bien ici. Je me sens entouré de la bienveillance féminine, celle à qui j'ai toujours donné la priorité. ;-)
Publié le 12/02/2022
Oui, Patrice, vous l'avez écrit : plaisir. Plaisir de créer et d'écrire. Le reste importe peu (le sujet en particulier). Il en est comme ça de la vie. Restons bienveillants et créatifs, c'est l'état d'esprit de cette plateforme et vous y avez toute votre place.
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