Très vite, lorsque Ana m'a présenté Marx, j'ai arrêté de jouer à Colin Maillard avec les borgnes de la Place Fontainas* et un beau matin, c'est moi qui ai mis le feu.
En arrivant au bureau, après deux semaines de vacance, j'apprenais que la triplette serait d'application immédiate, les trois collègues en charge des tournées en périphérie de celle d'un agent absent seraient tenus d'assumer chacun un tiers de la tournée non assurée !
Concrètement et immédiatement il y aurait la suppression de 18 équivalents temps-plein, les agents en réserve qui justement étaient présents chaque matin pour remplacer les maladies, les congés et les pannes d'oreiller.
On pouvait aussi être sûr que l'ambiance allait s'en ressentir. Comment tu peux rester copain avec le salopard qui, la veille par son absence, t'a fait rentrer chez toi deux heures plus tard ?
Pour finir, si un facteur parvient à assurer ponctuellement trente-trois pourcents de plus que sa tournée, c'est que son service est trop léger et il sera alourdi, le cynisme à son apogée, la logique scélérate d'une nouvelle poste privatisée.
Je me suis mis à hurler sur Moeyerson, le sous fifre-zélé, maître d’œuvre de la triplette chez nous, à Ixelles. Aux antipodes du petit bigleux maigre avec des cheveux noirs et gras, il n'avait pas le physique de l'emploi.
Quand je l'ai aperçu tournant le dos à Willy, à l'ouest de Stockholm, je lui ai demandé de reporter la mise en application de la triplette. Il n'a pas réagi, il a continué à chipoter dans les bacs de courrier non trié. Je lui rappelé comment non seulement on perdrait des emplois mais en plus le travail deviendrait infernal et la qualité du service exécrable. Il n'a toujours pas bougé. En élevant le ton, je lui ai demandé à combien s'élevait le montant de la prime qu'il avait perçue pour nous massacrer ? Toujours rien. Alors, parfaitement calme et lucide, je me suis mis à hurler et à lui cracher au visage les mots qui répétaient encore et encore les arguments des plus faibles, de ceux qui ont toujours tort. Les agents tout autour s'étaient arrêtés de travailler, ils nous observaient. Je ne voulais pas lâcher ma proie. J'aboyais de plus en plus fort et je m'approchais de plus en plus près sans qu'il se dresse ou riposte. Brigitte, pourtant le prototype de la factrice docile, s'était relevée sur sa place, en stand by. Toujours la bave aux lèvres, je me suis approché si près de Moeyerson qu'il est parti vers Skelleftea, dans le grand nord. Stockholm et tout le centre du pays brûlait et cet imbécile emmenait le pyromane que j'étais là où tout était encore calme et tranquille. Je l'ai suivi mais je ne m'adressais plus à lui, je parlais à mes collègues qui n'entendaient plus mes mots mais percevaient mon attitude de chef de meute, de chef de guerre. Le nord s'est embrasé telle une brindille comme Marx l'avait dit "Faire la révolution, c'est comme soulever une plume". Je faisais corps avec les postiers. Ils faisaient corps avec moi, enfin, ceux du nord et du centre. Je n'osais pas espérer que Moeyerson m'aide à incendier le sud. Il l'a pourtant fait. J'ai planté la dernière banderille sur le taureau lorsque j'ai crié "Puisque c'est comme ça, on sort tous !" A ma grande surprise on est absolument tous sortis. C'était la première fois que 100% des postiers se mettaient en grève à Bruxelles 5.
C'était la confusion dans la cour. Ça discutait dans tous les sens et tout pouvait basculer en un clin d’œil. En vitesse, on a placé un sac en toile de jute sur le capot du Kangoo d'Hubert, parce que quand même il ne fallait pas abîmer le matériel, et j'y suis grimpé, avec tous les postiers devant moi, tendus vers moi. Seul, debout, de ma voix forte et convaincue, j'expliquais pourquoi, comment et quand.
Du coin de l’œil, je voyais Ana. Elle me regardait, elle m'admirait, elle m'aimait de tout son cœur, juste moi, pour ce que j'étais.
* Siège de la CGSP Bruxelles - Secteurs - Poste.