« Si j’ai le courage de vous adresser ce courrier, ce n’est ni pour avouer un crime ni pour vous faire part de faits en ma connaissance dans une affaire close depuis bien des années et sur laquelle ni vous ni le procureur n’ont eu la curiosité de m’interroger complètement. Vous avez conclu à un non-lieu et pourtant, je suis la seule personne qui eût pu vous apporter les preuves de votre erreur. Je vous rappelle les circonstances dans lesquelles nous nous sommes croisés. Vous enquêtiez sur les lieux du tournage du film La Grande Guerre et plus précisément dans le studio 9 de la rue de la Tourraque. Tous les figurants, dont je faisais partie, avaient été rappelés sur le plateau pour être interrogés sur ce qu’ils avaient vu le mercredi 17 janvier, jour du tournage de la scène 11. Après votre long discours sur la nécessité de dire toute la vérité, vous nous avez rappelé que le silence aussi était un crime puni par la loi. Je ne vous ai jamais rien caché ni tu jusqu’à ce jour parce que je ne crois pas à la disparition accidentelle de Laura van der Ruyten. D’ailleurs si vous aviez pris la peine de me le demander, je vous aurais confessé ce que je vais désormais vous avouer. Laura était depuis quelques jours devenue très proche du Marc Clin, l’acteur principal qui incarnait dans le film en cours de tournage le Sergent Grenier. Je les voyais souvent se promener seuls dans les immenses hangars où sont stockés tous les décors. Je dis, je les voyais, parce que de fait je les suivais, bien entendu. Oui, je les épiais. Pourquoi me direz-vous ? Par besoin de briser leur intimité. Je n’étais ni amoureux ni jaloux, mais je savais que Laura était, ou avait été mariée, parce qu’elle avait un fils, et l’idée de la faire chanter faisait partie du rôle que je ne pouvais pas jouer sur les plateaux de tournage mais que la vie m’offrait dans l’obscur et poussiéreux univers de l’envers des décors. Je lis beaucoup de romans policiers mais je ne trouve jamais leur conclusion satisfaisante. Elle manque de réalité. Je savais que leur relation pouvait être explosive si l’équipe et surtout le metteur en scène en découvrait le caractère. Un jour, j’ai failli me perdre en éveillant leurs soupçons. . Quelque chose d’instinctif les a avertis de ma présence. Pour donner le change, je ne les ai plus suivis pendant quelque temps, mais j’ai commencé à fouiller dans le sac de Laura. J’y ai découvert des lettres compromettantes que j’ai lues sans les subtiliser. Quand j’ai vu que le nombre de lettres, de billets et de bout de papier augmentait (les chérubins s’écrivaient plusieurs fois par jour !) je me suis hasardé à en voler un, puis deux, en prenant soin de ne pas attirer l’attention. Qui se souvient de ces niaiseries lorsque chaque feuille est la répétition de la précédente ou la copie de la suivante ? Je pouffais de rire à lire ces âneries. Vous auriez tord de croire que je préparais un quelconque guet-apens, puisque je vous le rappelle, je ne cherchais pas à nuire à leur idylle ; j’agissais par misanthropie. La découverte du scandale m’aurait d’ailleurs privé de ce délice. Discrètement, je commençais à leur tourner autour. Je me faisais passer pour un figurant qui cherchait à côtoyer de vrais acteurs pour apprendre le métier. Et quoi de plus excitant que de jouer la comédie à de vrais comédiens ? Ils essayaient de mimer la vérité et moi je minais la comédie. Petit à petit à force de m’humilier et de les flatter, je suis parvenu à gagner leur confiance, et comme rien ne leur était facile ou simple pour assouvir leur passion, je leur ai tendu la perche, leur offrant une promenade en barque ou dans des coins de forêt très paisibles où je les laissais seuls. Ils étaient couverts par ma présence, et moi je leur devenais indispensable. Je me suis même allé jusqu’à m’absenter quelques jours des plateaux, prétextant une urgence dans une lointaine famille, et leur demandant de surveiller mon appartement dont bien entendu je leur confiais les clefs. Leur discrétion fut exemplaire. Je n’ai retrouvé aucune trace de leur rencontre chez moi. Ils y allaient tard, restaient une heure au plus et repartaient discrètement mais je savais qu’ils avaient été heureux. D’ailleurs je me postais systématiquement devant mon immeuble pour noter leurs allers et venues et surtout je surveillais les lumières, qui me traçaient leur chemin d’une pièce à l’autre, car ils prenaient toutes les précautions possibles pour ne pas attirer l’attention, éteignant chaque lampe après leur passage. Vous pouvez imaginer sans peine qu’une telle situation ne pouvait perdurer. Le jour où le scandale éclata nous étions des dizaines de figurants pataugeant dans la boue pour tourner une scène de tranchées au Chemin des Dames. Le directeur de plateau eut la brillante idée de me placer à côté de Marc Clin à cause de ma petite taille. Nous avons dû répéter la séquence au moins trente fois. Tantôt l’éclairage ne convenait pas, tantôt le bruitage était incohérent, tantôt encore le champ de la caméra était trop large ou trop restreint. Marc Clin commença à se fatiguer, et comme nous étions proches, je pus lui parler sans trop attirer l’attention des autres acteurs. Je lui dis que j’avais commencé à prendre des cours de théâtre et que je serais heureux de lui réciter quelques poèmes pour avoir son opinion sur mes capacités d’acteur. Il accepta avec d’autant plus de plaisir que les temps entre les reprises sont parfois très longs et fort ennuyeux. Je commençais donc à lui déclamer une lettre de Laura, une lettre suffisamment ancienne pour qu’il ait un doute sur le texte, mais les acteurs ont une mémoire infaillible, et après quelques phrases, je vis son visage changer d’expression. Je fis semblant de ne pas le remarquer en jouant sur l’émotion du mien. Lorsque j’eus fini, il me demanda brutalement d’où j’avais sorti ce texte. Je ne voulais pas lui mentir et je lui ai dit que Laura me l’avait écrit. La jalousie est laide. Il se figea dans un rictus de douleur dont je contemplais la brutalité avec succulence. Heureusement le metteur en scène nous rappela et nous dûmes rejouer, mais Marc Clin se retira du plateau avec violence laissant tout le monde pantois. Trempé jusqu’aux os de boue, dans le rôle ingrat d’un figurant poilu de la guerre de 14, au Chemin des Dames, exténué par la longueur de la prise, mais transfiguré par le plaisir d’avoir brisé les liens entre ces deux imbéciles, je suis parti me changer. Je compris vite qu’une scène brutale et cinglante était en train d’éclater entre les deux tourtereaux, lorsqu’un éclairagiste m’annonça que Laura était en larmes et que Clin vociférait des insultes. Je fis semblant de ne pas comprendre, d’ailleurs le pauvre gars m’expliqua lourdement que Clin reprochait à Laura un manque de fidélité au rôle qu’elle devait interprétait. « Les stars adorent donner des conseils, et souvent elles se prennent pour des tyrans pour faire du genre. » ajouta-t-il. C’est lui que vous retiendrez comme principal témoin lors de votre enquête, parce qu’il était le dernier à les avoir vus vivants. Cette fameuse dispute dont vous ignoriez les raisons, vous a toujours posé un problème. Vous n’avez jamais cru à une rivalité d’acteurs ni à une scène de rupture d’ailleurs, parce qu’il vous manquait le mobile que ni l’une ni l’autre de vos hypothèses ne pouvaient vous donner. Le mobile c’est moi, et vous n’y avez jamais pensé. Lorsque le maquilleur a trouvé Marc Clin mort, les veines tranchées dans la soute à mazout, vous avez cru à un crime passionnel ou à un suicide, parce que vous avez découvert la liaison de Laura et Marc Clin au cours de la perquisition à son domicile. Vous en avez conclu que la passion avait poussé les deux acteurs à l’extrême mais pourquoi n’avez-vous pas remarqué qu’il manquait tant de lettres à leur correspondance ? Lorsque vous m’avez demandé ce qui s’était passé sur le plateau avant la dispute, je vous ai pourtant déclamé tout le texte que j’avais récité à Marc Clin pendant la pause, texte que j’avais bien pris soin de glisser dans la besace du costume de poilu de Marc Clin, et texte que vous avez bel et bien retrouvé, puisqu’il fait partie des pièces sous scellés. Voudriez-vous que je vous en redonne les premiers mots pour vous convaincre de votre inattention. ? « Près de toi, mon amour, les heures se remplissent d’un parfum dont je bois le poison jusqu’à la dernière goutte ; loin de toi mes mains cherchent ton corps sans pouvoir satisfaire leur soif. Quand viendras-tu encore me donner le bonheur que mes sens alarmés confusément dévorent ?.... » Et vous souvenez-vous des tous derniers mots ? «… et mon sang coulera jusqu’à tacher tes yeux de mes larmes d’amour et telle la belle Ophélie j’irai flotter sur l’eau pour te rejoindre au-delà de nos vies. » Je dois vous avouer que l’idée des veines tranchées a commencé à germer dans mon esprit à la fin de cette magnifique phrase. Pour vous épargner l’impatience, je vais vous dire ce que j’ai fait. Lorsque l’éclairagiste s’est éloigné, je me suis approché de la loge où se déroulait la dispute. J’entendais tout. Il était furieux. Elle niait tout, le traitant d’aliéné. Quand j’ai trouvé le moment opportun, j’ai frappé à la porte. Ils m’ont ouvert. Vous n’imaginerez jamais la fureur de la haine qui s’échappait de leur regard. Elle se jeta sur moi en hurlant au mensonge. Il n’a pas réagi. Suprême jouissance que celle de ma machiavélique idée, j’ai brandi à bout de bras d’autres lettres volées dont je récitais des passages marquants. Il ne put plus supporter la souffrance et partit en claquant la porte. Il n’y avait plus personne dans les studios, et Marc Clin s’est dirigé vers la sortie. J’ai pu le rejoindre juste avant la soute à Mazout et le saisissant par le bras pour lui demander de rester ; je lui ai tranché le poignet droit avec un rasoir de barbier. Il n’a même pas remarqué la coupure. J’ai maintenu son esprit échauffé par la jalousie aussi longtemps que possible avant qu’il ne se rende compte de sa blessure, mais il était trop tard. En le jetant au sol, je l’ai vaguement assommé ce qui m’a permis de lui ouvrir l’autre poignet. Il perdait de plus en plus de sang. Je l’ai traîné dans la soute. Il a agonisé mais le bruit sourd de ses gémissements était étouffé par la porte pare-feu. Lorsque j’ai compris qu’il ne bougerait plus. Je suis revenu vers Laura. Elle était étendue au sol, inerte de douleur. Quand elle m’a vu, elle a essayé de se protéger, mais je l’ai frappée suffisamment fort pour lui faire perdre le peu de conscience qui lui restait. Je l’ai traînée jusqu’à ma voiture, derrière les hangars et je l’ai préparée. Je l’ai anesthésiée avec une piqûre, que je gardais prête depuis des mois dans ma voiture. Mon frère est pharmacien, mais il est mort, il y a deux ans. Vous n’aurez aucune preuve de mon acte. Je l’ai conduite jusqu’au fleuve et je l’ai jetée dans le courant. Elle n’avait aucune chance. Lorsque vous découvrirez le corps noyé plusieurs mois plus tard, malgré l’autopsie, vous ne comprendrez pas comment elle avait pu ingérer tant d’anesthésiant, et surtout pourquoi elle s’était suicidée. Le reste de l’histoire vous la connaissez. Je vous ai offert mes services comme chauffeur ou plus précisément comme chauffeur de votre femme. Vous ne m’avez pas reconnu parce que vous ne m’avez jamais remarqué. Je vous ai servi pendant trois ans et je ne pense pas que vous ayez eu pour moi la moindre sympathie. Vous avez certes été généreux et je vous en remercie. Lorsque vous m’avez renvoyé après votre divorce, je me suis demandé si je devais vous reparler de cette vieille affaire mais j’ai décidé d’attendre. On ne doit jamais faire à chaud ce qui demande réflexion. C’est un principe que j’ai toujours respecté. J’ai donc patiemment attendu jusqu’à aujourd’hui pour vous livrer le témoignage, somme toute, d’un double crime, que vous avez jugé sans suite. Il vous manque encore un élément pour bien comprendre ce que j’attends de vous. Cela va vous surprendre, mais je vous demande de rouvrir l’instruction sur la base du récit des faits que je viens de vous décrire. Il vous sera facile de me faire inculper de meurtre. Vous aurez ainsi résolu la première partie de l’énigme. Mais il vous restera à faire face à la seconde partie de cette affaire de meurtre. Et c’est précisément là que je compte sur votre extrême intelligence pour distraire mon incurable misanthropie. J’ai en effet en ma possession, (je vous en joins d’ailleurs, une copie attachée à ce courrier) deux lettres. La première vous a été adressée par la mère de Laura, quelques mois après sa mort. Cette lettre vous supplie de subvenir aux besoins de l’enfant que Laura lui avait confié et dont vous êtes le père. Et la première, la plus belle à mon avis, est celle que vous avez rachetée à prix d’or de Madame van der Ruyten et qui est, de votre propre main, la confession de la joie que vous approuvâtes à la naissance de votre fils, le 9 mai 1984. Pourquoi avez-vous été aussi stupide en acceptant de juger cette affaire, sachant le risque que vous preniez si la révélation, somme toute facile, de votre lien avec la morte avait été mise en avant ? Et pourquoi êtes-vous assez irraisonnable pour penser que ma lettre vous innocenterait totalement, si vous alliez jusqu’à la réouverture du procès, puisque en vous côtoyant sous l’uniforme de chauffeur, j’ai appris à mettre de mon côté toutes les chances de sortir indemne d’une situation aussi grave qu’un double crime ? J’ai en effet aussi en ma possession la fameuse lettre que vous avez écrite à votre femme bien avant le divorce dans laquelle vous lui proposiez de faire disparaître la mère de votre fils illégitime pour vous faire pardonner votre infidélité, et de prendre la charge du procès qui s’ensuivrait inévitablement et dont vous prononceriez le non-lieu ? Comment ai-je pu me procurer ces documents, vous demandez-vous sans aucun doute ? Simplement. En me les livrant votre femme n’a eu aucun scrupule à me confesser sa haine pour vous, et je n’ai aucun remords de vous le faire savoir. Faites-moi donc arrêter sur les aveux de ma participation à un double crime, et votre ex femme confirmera bien qu’elle a dictée ma conduite en tout point en accord avec vous, ou bien livrez-vous donc à la justice pour avoir obstrué une instruction de par la nature des liens qui vous unissaient à la victime, et avouez que vous êtes l’assassin des deux tourtereaux, le mobile étant enfin clairement établi. Votre jalousie et votre adultère convaincraient sans question bien plus aisément un jury que ma haine du genre humain. C’est à vous de trancher, Monsieur le Juge. »
On apprit quelques jours après, par la presse, la pendaison du Juge Jean François Grantin dans sa propriété de Moulins. L’enquête parle d’un suicide.
Francis Etienne Sicard Lundquist @2014