Maman appelait les avocats « Maîtres », les curés « Mon père » et lorsqu'elle m'accompagnait aux réunions des parents, elle écoutait les remontrances des professeurs à mon égard sans jamais les interrompre. Époux et père, j'avais acheté une maison. J'avais acheté une voiture neuve, une Renault Mégane Diadora que j'ai bien vu que mon père était fier que son fils avait acheté une belle voiture neuve comme ça. J'avais un travail et Lili aussi. On ne roulait pas sur l'or mais on ne pouvait pas se plaindre. Tout allait bien, pas un grain de sable dans la mécanique sauf peut-être le samedi matin, lorsque je lavais ma rutilante voiture avec le kit de produits prévu pour et recommandé par les araignées ; je sentais que quelque chose clochait parce qu'une lancinante envie de laisser couler des larmes toujours sous pression et de me rouler par terre en sanglotant continuait à sourdre. A mon insu, je m'enfonçais très progressivement dans un anesthésiant océan tiède de compromis, de formes, d'obligations, de contrats chez le notaire, de responsabilités, de rendez-vous pour l'entretien de la voiture, de visites des enfants à leur club d'équitation, de repas du dimanche chez la belle-maman. Écrasé sous le poids des briques et des tôles, je me perdais, je m'oubliais, je me suis suicidais graduellement mais infailliblement.
En mille neuf-cent nonante-neuf, le sort fût conjuré. J'ai rencontré celle qui serait la maman de Rose, celle qui allait pouvoir effacer le fantôme qui aurait du me damner jusqu'à la mort, celui de Martine. Luce, ma lumière. J'avais trente-six ans quand le démon de midi m'a empoigné. S'il vous empoigne, laissez-vous faire ! Je suis tombé amoureux comme à dix-sept ans, aussi fort ! Je me suis senti vivre comme à dix-sept ans, aussi fort ! Je sortais d'un tombeau. J'émergeais, ma bouche grande ouverte aspirait avec avidité un air vif et frais que j'avais oublié. Je vivais une fulgurante renaissance !
Un samedi matin d'avril, en me rendant chez Juju, un copain, pour parler de Luce qui n'était encore qu'un minuscule point blanc au centre d'une immense flaque grise, la Mégane coupe du monde 98, je lui ai arrangé le portrait. Je me rappelle très bien comment je lui ai cassé la gueule, à cette salope. Venant de Bois-de-Lessines, je roulais à vive allure sur le chemin d'Enghien. Sur la droite, venant du chemin de Mons à Gand, une voiture avançait. Je n'ai pas levé le pied, j'étais prioritaire. Elle poursuivit sa route sans balancer. J'ai hésité mais j'ai toujours pas freiné. Elle continua encore. Là, j'avais compris que le conducteur ne m'avait pas aperçu mais j'étais sûr qu'il finirait par me voir. J'ai toujours pas freiné. Je devais être à trente mètres du croisement quand j'ai dit à haute voix, « Il va s'arrêter, ce con ? ». Mais non, il continua encore. J'ai freiné. L'ABS de ma magnifique Mégane a failli, les roues se sont bloquées et j'ai glissé sur la mer de gravillons qui recouvre cette route empruntée par de nombreux camions de carrière tous les jours de l'année car, vous devriez le savoir, Lessines est l'une des deux seules ville de l'univers où l'on produit gravier et pavés à partir de la roche volcanique qu'est le porphyre. J'ai entendu le son sinistre des deux masses qui se percutaient. J'ai senti mon corps partir vers l'avant. J'ai entendu le « tchac » du verrouillage de la ceinture et mon corps est reparti en arrière. Alors seulement j'ai vu ce ridicule ballon sortir du volant et se gonfler très vite devant ma poitrine juste avant qu'une odeur de poudre envahisse l'habitacle. Il ne doit pas exister au monde un plus bel exemple d'acte manqué. Je venais de dire non à la suffisance de l'avocat, au paternalisme du curé et à la bienveillance perverse du professeur.
Le point blanc n'était pas encore bien gros mais suffisamment pour que je décide de quitter mon foyer. Sans auto, ni maison, ni rien en fait. Je logeais chez mes parents. Pour aller travailler, je prenais le train.
Un soir, en rentrant, avec le 17h15, nous voyagions ensemble sans le savoir, Martine et moi. Elle avait appris que mon mariage était cramé. Lorsque je suis descendu sur le quai de la gare de Lessines, elle m'a rattrapé pour me demander :
- « C 'est toi qui as quitté Lili ou c'est Lili qui t'a quitté ? »
L'ombre jamais anéantie du rendez-vous manqué des années plus tôt venait de voler en éclat !
Je me suis éloigné pour récupérer mon vélo et rejoindre la Chevauchoire de Viane, où se trouvait la maison de mes parents.