Le pont du canal
Dans les années septante, on avait un café. Il était sur un coin. Sur un angle, la grand-rue, sur l'autre, une rive de la Dendre. De part et d'autres de très larges fenêtres permettaient aux clients qui ne savaient pas comment tuer le temps, de regarder ce qui se passait dehors bien que dans le petit village de Deux-Acren, ce qui se passait dehors était rarement exaltant.
Toujours est-il que, quand je rentrais de l'école, pour regagner la maison familiale, terme qui convient très mal à un bistrot, je devais emprunter un pont. Celui-ci avait cela de particulier qu'il était impossible pour un véhicule et un piéton de s'y dépasser. L'accotement en bois de l'ouvrage avait une largeur qui n'excédait nulle part vingt-cinq centimètres.
Donc, alors que je me présentais à l'entrée du pont, un camion m'y rejoignit. Je savais très bien que si je m'y engageais, je condamnais le chauffeur aux trente mètres les plus longs de sa journée mais, dans ma tête de petit garçon d'une douzaine d'années, ce n'était pas mon problème. Je fis donc la traversée en tête.
A travers les vitres, maman, de derrière le comptoir, avait observé la scène.
Après être entré dans la maison, terme qui convient très mal à un bistrot, je lui dis :
- « Bonjour Maman ! »
A quoi elle me répondit :
- « Pourquoi n'as-tu pas laissé passer le camion ?
Syndrome du petit frère
Mon grand-frère, Philippe, était très calme, très tranquille. L'intelligence se lisait sans doute déjà dans ses yeux alors qu'il n'était pas encore propre... pas dans les miens, il faut croire car maman avait envisagé sérieusement de m'inscrire en première année primaire dans l'enseignement spécialisé comme je l'appris bien plus tard.
Mais je ne peux pas lui en vouloir. Contrairement à ses compétences de psy, son point de référence, Philippe, était assez exceptionnel. Quand j'y repense, elle était vraiment mal équipée pour être mère et pourtant, je suis très content qu'aucun expert n'ait pu le lui interdire.
Un nanar
J'ai toujours été attiré par les filles, les femmes, la féminité et ses mystères, son univers exotique, son monde interdit, ses courbes, sa douceur et sa chaleur alors dès que je voyais une fille qui faisait un tant soit peu attention à moi, j'en tombais instantanément amoureux.
Ce soir d'octobre mille neuf-cent quatre-vingts, j'avais dix-sept ans, il y avait une surboum à Ollignies. Les filles qui faisaient un tant soit peu attention à moi n'étaient pas encore apparues, alors, je buvais un coup ou deux en attendant la prochaine série de slows qui me permettrait de tenter ma chance et il en faudrait beaucoup vu ma maladresse.
Mes prétentions étaient très raisonnables, une fille avec deux bras et deux jambes ferait parfaitement l'affaire. J'acceptais les lunettes et même, éventuellement, les cheveux un peu gras. Je ne cherchais pas une fille pour tirer un coup. Je voulais juste exister à ses yeux. En fait tout l'inverse de ce que les danseuses souhaitaient car il fallait bien qu'elles fassent leurs armes et avec les empotés qui se présentaient et dont j'étais, c'était pas gagné.
Un verre à la main, je déambulais, autour de la piste comme les visiteurs du salon de l'auto déambulent, une pile de prospectus sous le bras. Je cherchais quelque chose dans mes moyens. Je savais, ou plutôt j'imaginais, que les trop belles me riraient au nez alors je me tournerais éventuellement vers les occases, les accidentées, les obsolètes ou les fins de série.
J'aperçus Martine. Elle était rousse, très rousse avec la peau pâle, très pâle et des tâches de rousseur, très nombreuses. Ses lèvres fines ont imprimé un sourire lorsqu'elle m'a vu me diriger vers elle. J'me suis dit « Vas-y Jeannot ».
Je la connaissais un peu car elle et moi étions en cinquième secondaire à l'Athénée Royal de Lessines. Mais je la connaissais assez peu car elle était dans la section scientifique, celle des bosseurs. J'étais chez les littéraires, les feignasses.
Je me suis approché d'elle et, d'une voix très mal assurée, j'ai du lui dire un truc inédit du genre : « Tu danses ? » De toute façon dans les maisons du peuple avec un temps de réverbération de quatre secondes et « Galactica Sound » qui assure l'ambiance, ton ton, on l'entend pas et tes mots non plus. Tout ce qui compte, c'est l'intention, avec la main en avant et le regard aussi.
Nous sommes allés sur la piste et nous nous sommes pris. Je l'ai tenue par la taille qu'elle avait très fine. Elle a posé ses mains sur mes épaules, de dimensions standards. Je me rappelle intensément ce contact. Je sentais sa peau sous sa chemise fine un peu moite. Sa taille ondoyait au rythme de la musique. Je respirais l'odeur de ses longs cheveux roux ondulés et de son parfum un peu sucré pendant que nous bougions doucement. Je l'ai serrée un peu plus et nos corps se sont rapproché. Elle ne résistait pas. Mon audace ne la contrariait pas. Mes mains sont remontées vers ses omoplates et ma tête a pivoté pour que mon nez touche son cou très fin et très long, très doux aussi et chaud. Tous les indicateurs étaient au vert. J'ai posé mes lèvres sous son oreille. Elle a tourné la tête et nous nous sommes embrassé « sur la bouche » et sans doute avec la langue et sûrement très maladroitement.
Plus tard elle m'avoua que s'il ne s'était pas agi de rendre jaloux son récemment ex-copain, Bernard, jamais il n'y aurait eu cette étreinte. Mais entre temps nous sortions ensemble. Pour un garçon, ou pour une fille, que signifie « être amoureux » à dix-sept ans ? Il ne fallut pas une semaine pour que je sois éperdument amoureux d'elle.
Au départ, sa voix, son visage, ses goûts pour les études m'étaient étrangers et antipathiques avant d'être familier, aimé et acceptés.
Cette histoire dura ce qu'elle dura et il fallut sans doute beaucoup d'abnégation à Martine pour qu'elle dure autant car victime du syndrome du petit frère dans une famille de serviteurs, je m'accrochais à elle comme un naufragé à une bouée. Et si j'étais une bouée, je vous dirais qu'un naufragé une heure ou deux, ça va mais plus, ça devient lourd. On a beau vouloir rendre service, il y a des limites et là, je les avais largement dépassées.
La mégane coupe du monde 98
La solution que j'ai trouvée, plus ou moins inconsciemment, pour faire face à l'avenir était de ne plus tomber amoureux.
Durant ces années, j'ai fait tout comme il fallait. Maman appelait les avocats « Maîtres » et les curés « Mon père » et lorsqu'elle m'accompagnait aux réunions des parents, elle écoutait les remontrances des professeurs à mon égard sans jamais les interrompre. Je m'étais marié. J'avais eu deux filles. J'avais acheté une maison. J'avais acheté une voiture neuve, une Renault Mégane « coupe du Monde 98» que quand je l'ai montrée à mon père, j'étais fier qu'il était fier de nous, la Mégane et moi. J'avais un travail et Lili travaillait aussi. On ne roulait pas sur l'or mais on ne pouvait pas se plaindre. Tout allait bien, pas un grain de sable dans la mécanique sauf peut-être le samedi matin, lorsque je lavais ma voiture neuve avec le kit de produits adéquat recommandé par les araignées ; je sentais que quelque chose clochait, une envie minuscule mais continue de laisser couler les larmes que je sentais sous pression derrière mes pommettes depuis ces années et de me rouler par terre en sanglotant.
Mais en mille neuf-cent nonante-neuf, le sort fût conjuré. J'ai rencontré ma lumière, Luce, celle qui a pu effacer le fantôme qui aurait du me damner jusqu'à la mort. J'avais trente-six ans quand le démon de midi m'a empoigné. S'il vous empoigne, laissez-vous faire ! Je suis tombé amoureux comme à dix-sept ans, aussi fort ! Je me suis senti vivre comme à dix-sept ans, aussi fort ! Je me suis senti sortir d'un tombeau.
Alors justement un samedi matin de nonante-neuf, en me rendant chez Juju, un copain, pour parler de Luce qui n'était encore qu'un minuscule point blanc au centre d'une immense flaque noire, la Mégane coupe du monde 98, je lui ai arrangé le portrait. Je me rappelle très bien comment je lui ai cassé la gueule, à cette salope. Venant de Bois-de-Lessines, je roulais à vive allure sur le chemin d'Enghien. Sur la droite, venant du chemin de Mons à Gand, une voiture avançait. Je n'ai pas levé le pied, j'étais prioritaire. Elle poursuivit sa route sans balancer. J'ai hésité mais j'ai toujours pas freiné. Elle continua encore. Là, j'avais compris que le conducteur ne m'avait pas aperçu mais j'étais sûr qu'il finirait par me voir. J'ai toujours pas freiné. Je devais être à trente mètres du croisement quand j'ai dit à haute voix, « Il va s'arrêter, ce con ? ». Mais non, il continua encore. J'ai freiné. L'ABS de ma magnifique Mégane coupe du monde 98 n'a pas fait son boulot, les roues se sont bloquées et j'ai glissé sur la mer de gravillons qui recouvre cette route empruntée par d’innombrables camions de carrière car, vous devriez le savoir, Lessines est l'une des deux seules ville de l'univers où l'on produit gravier et pavés à partir de la roche volcanique qu'est le porphyre. J'ai entendu le son sinistre des deux masses qui se percutaient. J'ai senti mon corps partir vers l'avant. J'ai entendu le « tchac » du verrouillage de la ceinture et mon corps est reparti en arrière. Alors seulement j'ai vu ce ridicule ballon se gonfler très vite devant ma poitrine juste avant qu'une odeur de poudre envahisse l'habitacle de la magnifique épave de ma Renault Megane Coupe du monde 98. Il ne doit pas exister au monde un plus bel exemple d'acte manqué. Je venais de dire non à la suffisance de l'avocat, au paternalisme du curé et surtout à la bienveillance perverse du professeur.
Alors que le point blanc n'était pas encore bien gros, je n'avais plus ni auto, ni maison, ni rien en fait. Je logeais chez mes parents. Je prenais le train pour aller travailler. Un soir, en rentrant, avec le 17h15, nous voyagions ensemble sans le savoir, Martine et moi. Elle avait appris que mon mariage était cramé. Lorsque je suis descendu sur le quai, elle m'a vu, m'a rattrapé, m'a demandé :
« C 'est toi qui as quitté Lili ou c'est Lili qui t'a quitté ? »
Je regardais ses lèvres s'agiter comme un botaniste aurait observé en accéléré la décomposition d'un champignon. L'ombre jamais anéantie du rendez-vous manqué des années plus tôt venait de voler en éclat !
Fédora
Ce soir-là, maman n'était pas à la maison. J'étais seul avec mon père. J'étais de retour dans le nid familial mais c'était « contre nature », un peu comme regarder un film un lundi matin ou comme prendre ses vacances en novembre. Les secondes claquaient dans l'horloge. L'ambiance n'était pas à la joie mais chacun tenait son rôle du mieux qu'il pouvait.
On était dans la cuisine, papa et moi. On mangeait. Je ne sais plus ce qu'on mangeait. On entendait que le bruit de nos couverts et de nos mâchoires. Les minutes étaient longues dans ce silence, dans ces circonstances. Alors papa m'a demandé pourquoi j'avais quitté Lili alors que j'avais tout. Je lui ai répondu :
- « je viens de rencontrer Luce. C'est loin d'être du tout cuit, nous ne nous sommes pas encore embrassé. Si je quitte Lili pour la séduire et que ça n'aboutis pas, je n'aurai aucun regret à avoir car j'aurai fait tout ce qu'il m'était possible de faire. Mais si je ne quitte pas Lili et que rien ne se passe, alors toute ma vie, j'aurai des regrets car je ne saurai jamais ce qui aurait pu se passer si j'avais quitté Lili. »
Les yeux de mon père étaient brillants et il me raconta dans sa langue, le wallon, son histoire. Je ne vais pas retranscrire ses mots car le wallon est une langue parlée. L'écrire, c'est le trahir. Les gens chez nous meurent dans le silence, loin de l'exubérance des gros malins qui passent devant les micros des menteurs. Le wallon meurt dans l'indifférence générale, criblé des balles de la mondialisation, de la centralisation, de l'européanisation tirées par des technocrates arrogants qui nous expliquent comment vivre alors qu'eux mêmes sont déjà morts.
« Et bien, ton histoire, je l'ai vécue aussi. Alors que j'étais déjà avec ta mère, j'ai rencontré Fédora. On allait à la motte et on s'embrassait. On se caressait sans vergogne. On était gourmands. Nos baisers étaient humides et sans retenue, sans la moindre retenue. J'étais fou d'elle mais je n'ai pas quitté ta mère. Il y a plus de quarante ans de ça et tous les jours, tous les jours, Patrice, j'y pense. Tous les jours je me demande comment aurait été la vie avec Fédora. »
On a continué à manger. On était un vendredi soir en juillet.
Bruxelles 5
Je vivais la nuit à Deux-Acren, chez mes parents, le jours à Ixelles au bureau de poste où je travaillais et où Luce venait d'être engagée depuis le treize avril. Nous n'étions pas très nombreux à accepter de former les nouvelles recrues alors les rares volontaires, on leur accordait tout. Quand j'ai vu Luce, en civil, se déplacer, hésitante, dans le bureau de la chaussée de Boondael accompagnée par « « 'Thur », j'ai dit à Laurence, chef pupitre : « La petite-là, tu me la mets pour la formation ». Le lendemain, on me l'a amenée à ma place. Alors parce qu'elle était là et par jeu, je faisais le beau en préparant le courrier. Je frimais. On frime selon ses moyens. Les motards, avec leur moto ; les sportifs, avec leurs biceps ; les facteurs, avec les lettres de Sibelgaz... Je fumais aussi. Je lui expliquais ce que je faisais, pourquoi je le faisais et dans quel ordre je le faisais. Et on était partis dans des explications à n'en plus finir que je sentais que la salive me manquait. De temps en temps, nos regards se croisaient.
Ma première fois à la Poste d’Ixelles m’est revenue à l’esprit. Il faisait gris et humide, chaque façade était étrangère, chaque arbre m'était indifférent, les visages que je croisais étaient fermés. Mais, au fur et à mesure que les jours ont passé, ces façades, ces arbres et ces visages sont devenus familiers, sont devenus des amicaux. Je caressais la fraîcheur des pierres de fenêtre, je reniflais les écorces des arbres et j'échangeais des clins d’œil avec des passants. Je pense que l’amour, n'est rien d'autre que cela, la familiarité. Nos parents, nos enfants, nos frères et sœurs sont tellement incrustés dans nos vies que nous les aimons. Ce n'est pas parce qu'ils sont extraordinaires. C'est tout le contraire. Lorsque j’ai rencontré Luce, à travers ses yeux, j’ai vu quelqu’un que je connaissais très bien. Je l’ai aimée dès la première minute parce son regard reflétait une conception du monde jumelle de la mienne.
Nous étions en mai et nous partions en tournée à deux, l'élève et le formateur, le « parrain ». Juste après le travail, vers quinze heures, nous allions boire une verre, nous promener dans les parcs, nous asseoir au bord de l'étang d'Ixelles. Nous avions tant de choses à nous dire, des anecdotes aussi dont celle de la petite souris grise.
La petite sourir grise
« A la poste, la journée est divisée en deux services. D'abord on prépare et on distribue le courrier prioritaire, ensuite le courrier non urgent et les présentations.
Il arrive que des lettres de première catégorie aient été dévoyées entraînant un retard dans leur traitement. On les reçoit avec le produit de « la deuxième » mais on ne les distribue pas tout de suite. On les garde sur sa place pour le lendemain.
Ce jour-là, en rentrant de ma première, j'ai reçu un envoi prioritaire qui a tout de suite attiré mon attention, d'abord, parce que l'enveloppe avait été confectionnée à partir de la page soigneusement pliée d'un magazine, ensuite, parce que l'affranchissement était un faux. L'expéditeur avait imité le graphisme d'un timbre mais d'un timbre qui n'existait que dans son imagination ! On y voyait le buste d'un homme barbu, la mention « Belgique-Belgïe » et la valeur, 16 francs belges. Il avait même découpé les dents en bordure. Tu as déjà compté le nombre de dents sur un timbre-poste ? Septante-deux sur le timbre de « Tintin Philatélie » en 1979 qui est loin d'être le plus dentelé des timbres du royaume. Il faut vraiment n'avoir rien d'autre à foutre ou être complètement fauché, ou être complètement fauché et n'avoir rien d'autre à foutre pour découper très régulièrement septante-deux demi ronds dans un bout de papier de six centimètres carrés ! De voir ce travail dérisoire, j'ai eu les larmes aux yeux. J'suis un sensible !
« Dépêchez-vous, facteur. C'est une lettre d'amour ! », indiqué à gauche de l'affranchissement m'apprit que l'expéditeur était sûrement une expéditrice car le destinataire était un monsieur, que je ne connaissais pas qui habitait l'étage au dessus du libraire que je connaissais bien.
C'était amusant et c'était tellement plus glamour que les rappels du gaz ou les invitations à se présenter à l'administration communale que j'ai emmené la petite œuvre d'art aussi sec et que je l'ai déposée dans la boîte au lettres du veinard non sans m'être permis d'écrire, en petit « J'suis au taquet ».
Quelques jours plus tard, je reçois une lettre sœur que je reconnais du premier coup d’œil. Elle portait une mention différente « Merci facteur ! » signé « la petite souris grise ».
je me sentais proche d'elle. Je me sentais proche d'eux et autorisé à exister. Je ne me rappelle pas si c'était le printemps mais dans mon souvenir, c'était le printemps. C'était le printemps. C'était gai. C'était ludique. Je voulais jouer alors j'ai ajouté « Jouons ! Je vais essayer de vous deviner. Qu'en dites-vous ? »
A partir de là, les échanges plus ou moins hebdomadaires se sont succédé. Elle était jeune mais moins que je ne l'avais imaginé. Elle avait les cheveux courts et ne portait que des pantalons. Elle n'avait pas de formation artistique. Elle était blanche. Elle habitait Bruxelles-ville en effet. Et oui, elle était née ailleurs, à Bastogne précisément. Elle n'avait pas de voiture mais elle était propriétaire de son appartement. Elle n'avait pas d'enfant. Elle fumait mais elle essayait d'arrêter. Elle avait la peau pâle et mesurait moins d'un mètre soixante-cinq. Elle s'intéressait à...
De nuit, assis sur un tabouret pivotant haut, souvent une cigarette au bec dont les cendres tombaient avec la lenteur des flocons de neige, durant huit heures, sur leur tablier d'un gris-bleu aussi fatigué que leurs yeux, les trieurs, qui connaissaient toutes les rues d'Ixelles par cœur, jetaient les envois, à la fréquence d'un et demi par seconde, sur des étagères métalliques grises dont chaque étage était divisé en compartiments. Mais il y avait plus de quatre-vingts tournées sur Ixelles et davantage de liasses directes ; certaines adresses de gros destinataires qui exigeaient aussi leur propre cellule. Il aurait fallu des bras absolument immenses aux hommes de nuit pour faire le boulot avec des armoires de deux-cents casiers, soit quatre mètres carrés pour les envois normalisés ou seize pour les grands formats. La solution que la poste avait imaginée, dans son infinie sagesse de service publique, c'était la triplette ; le trieur jetait pour une triple tournée dans un seul casier et les seconds trieurs séparaient sur les places des facteurs. Christian, Denis et moi, nous assurions les services 2A, 2B et 2C. Le plus rapide à avoir accompli sa première distribution, Christian en général, allait chercher les dévoyés dans les casiers, les séparait et les posait sur nos places respectives car de premiers et de deuxièmes trieurs, le jour, y'en avait plus.
Tout ça pour vous dire que quand je rentrais de ma première, je me précipitais sur ma place dans l'espoir de trouver une trace de la petite souris grise mais que ça n'est jamais plus arrivé.
Chaque jour un facteur doit distribuer environ soixante kilos de papier. La charge est bien trop importante. Alors, la Poste, dans son infinie sagesse de moins en moins de service de publique, a inventé les surcharges ; des parts de courrier qui sont déposées par les chauffeurs à différents points de l'itinéraire du postier.
Ma première surcharge, comme tu le sais, je la récupère à l'Ultime Atome, le café branché du quartier Saint-Boniface. Après des débuts réservés et discrets, très progressivement, Raphaël, le barman qui fait le service du matin, et moi, on s'est apprivoisé. J'ai besoin qu'on ne brusque pas les choses, qu'on ne fasse pas semblant, qu'on ne se prétende pas amis alors qu'on n'a aucun quotidien commun passé, aucun ou trop peu. C'est précisément l'addition de ces moments qui va créer la complicité. Après plusieurs années, en rentrant dans ce bar, j'étais chez moi. Nous parlions, Raphaël et moi, pendant qu'il coupait ses oranges en deux, pendant et que je dégustais mon expresso délicieux.
Un matin, de ma voix franche, je racontais à Raphaël l'histoire de la petite souris grise. Quand j'ai eu fini mon récit, une jeune femme a quitté sa table. Elle est venue nous rejoindre. Elle était petite et brune. Un pull-over ligné rouge et orange surmontait un jean à pattes d'éléphant et des converses. Elle m'a dit : « Excusez-moi, je ne voulais pas être indiscrète mais je n'ai pas pu m'empêcher de vous entendre. Et la petite souris grise, je la connais très bien ainsi que cette histoire car Célia, elle s'appelle Célia, me l'a racontée. »
Plus tard j'ai revu la fille aux pattes d'éléphant qui m'a dit que si je le souhaitais, Célia aimerait me rencontrer. J'ai décliné. »