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Les banlieues érogènes - Givenchy tax-free (2)
Chapitre 3

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Le « jet-lag » commençait déjà à se faire sentir, et il clignait des yeux, regard brouillé contre le ciel blanc à travers les vitres du terminal d’arrivée. Il marchait d’un pas rapide vers les postes de contrôle douaniers, le long du couloir autoporteur, se faufilant entre la foule des passagers venus des quatre coins du monde, sur le caoutchouc du tapis roulant, pour raccourcir le temps des retrouvailles. Seuls quelques dizaines de mètres les séparaient, maintenant. Bientôt ils s’embrasseraient. Passeports, police de l’air, concierges des frontières en sentinelle. Au-delà de la cloison de verre, derrière les pistes et les hangars, s’étendait la grande ville invisible qui grouillait d’inconnus ignorant que le vol 816 au départ de Boston venait d’atterrir. À cet instant il n’existait pas encore pour la ville qui l’accueillait dans son ventre comme un fœtus étranger, et il était planté là en file d’attente sur le carrelage pâle, indifférencié en zone internationale. Avec le Givenchy tax-free au fond du sac.

Il franchit le contrôle des douanes comme une lettre à la poste, à peine un regard sur le passeport – tandis qu’un pauvre sud-américain au guichet voisin était martelé à grands coups de tampons par le képi autoritaire et chefaillon d’un fonctionnaire discipliné. Puis ce fut la course vers les carrousels à bagages qui charriaient en méandre leurs valises incognito, cargaisons suivies par le regard fatigué de possibles propriétaires qui baillaient devant leur caddy vide. Il participait à l’agglutination verticale devant le défilé anonyme des valises, tout engourdi par les heures immobiles passées dans la carlingue sèche de l’avion. Chacun en silence traquait du regard ce cortège qui s’écoulait avec lenteur. Les valises ventrues exhibaient en nonchalance un signe de quelqu’un d’autre, vides de sens pour tous ces yeux à la recherche de leur propriété. À intervalles, une main chanceuse délivrée de l’attente saisissait l’un quelconque de ces objets, et le type s’éloignait en poussant le caddy avec son bout de soi retrouvé. Il était planté dans la raideur du décalage horaire. Son bagage arrivait là-bas, au bout du tapis, son gros sac, écrasé par deux valises de première classe.

Il n’y avait plus qu’une porte, une dernière porte. Les derniers pas avec le flacon tax-free, vers cette dernière cloison vitrée derrière laquelle s’entassaient les familles ou les amis d’accueil. Il pénétrait la foule du regard, voulant écarter les corps entassés, à sa recherche. Où était-elle ? Dans la cohue derrière cette vitre, il guettait le déclic d’une couleur de cheveux, le signal d’un regard, la réponse d’une silhouette. Il franchit la dernière porte, hésitant à marcher plus loin, haussant la tête

au-delà de la barrière des gens, Il scrutait l’écran compact de la cohue, à gauche, à droite. Quelques pas. Le regard en périscope dans la marée humaine. Où était-elle ? Quelques pas encore, en avant, à gauche, à droite. Autour de lui, on faisait de grands signes. Une jeune femme venait de laisser tomber son bagage au sol pour enlacer un homme qui avait couru vers elle.

Où était-elle ? Au bout du bras, son sac tirait, pesant. Il le posa à terre et se figea en fouillant des yeux tout cet espace devant lui, dans l’air qui dansait sous le décalage horaire. Les carillons légers rebondissaient sur les murs du hall, et des voix aseptisées valsaient en annonçant les départs et les arrivées. Où était-elle ?

Elle le cherchait aussi, c’était certain. Là, maintenant. Elle devait sûrement trier les gens, guettant un appel dans les corps multipliés. Elle devait avoir ce petit pli au front qu’il connaissait bien, et dans les yeux un atome d’inquiétude. Elle devait être là, perdue dans cette masse étrangère. Il reprit son bagage et s’éloigna du centre de la mêlée. À l’écart, elle l’apercevrait plus aisément s’il était à l’écart. Bras croisés, bagage au pied, adossé – à l’écart – contre le mur des arrivées. Il attendait qu’elle émerge de cette foule, et qu’ils courent enfin l’un vers l’autre, en surprise soulagée. Au fond du sac en bandoulière, le flacon de Givenchy tax-free attendait lui aussi.

Le « jet lag » lui avait anesthésié la mâchoire et la nuque, et des vagues irrépressibles de fatigue lui plombaient les paupières. Cigarette aux lèvres pour ne pas céder à cette torpeur. À côté, les derniers passagers franchissaient la porte d’arrivée dans le hall maintenant quasi déserté. Goutte à goutte en silence, après la fureur. Il attendait depuis vingt minutes. Elle avait dû avoir un bouchon sur l’A1, ou un problème d’embouteillage sur le périphérique, ou quelque chose comme ça. Ou alors, elle s’était trompée de porte d’arrivée, ou bien elle était allée l’attendre à l’aérogare 1, l’autre aérogare. Oui, ça ne pouvait être qu’un truc comme ça. Soit elle avait eu un embouteillage, soit elle s’était mélangé les deux aérogares. Quoiqu’il en soit, le mieux était d’attendre là, sans bouger, contre le mur et bien visible. Avec le Givenchy tax-free, pour mieux parfumer le désarroi et le soulagement

qu’elle aurait tout à l’heure lorsqu’elle arriverait en courant au bout du hall. Ils finiraient quand même par se trouver. Simple question de patience. Inutile de s’inquiéter plus avant.

L’horloge du hall indiquait midi maintenant. Cela faisait une heure qu’il attendait. Elle ne pouvait pas avoir eu un problème d’embouteillage, ni un problème d’aérogare. C’était trop long. Il tripotait entre les doigts un mégot encore fumant, assis dehors à quelques mètres de la porte d’arrivée. Pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident sur la route. Ou alors, si elle était malade ? De toute façon il ne pouvait plus rester là à attendre sans savoir. Oui mais. Si elle arrivait quand même, là dans quelques instants. Ce serait trop bête de se louper. Pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident. Il regagna le hall. Il hésitait, un œil sur sa montre. Midi quinze. Pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident. L’estomac pinçait. De toute façon, s’il rentrait en taxi et qu’elle arrivait, elle comprendrait bien qu’ils se sont simplement ratés. Non ? Oui, bien entendu qu’elle comprendrait. Oui. Il n’y avait pas à s’inquiéter. Et le baiser de leurs retrouvailles n’en serait que plus amoureux. Il sortit de l’aérogare. Pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident.

Ca roulait fluide sur l’autoroute A1, dans la ouate lumineuse de cette journée de printemps. Le taxi obliquait sur l’échangeur de l’A86 à hauteur du Bourget. La banlieue nord dressait ses immeubles et Montmartre passait en cliché dans les vitres du taxi. Le chauffeur engagea la voiture sur les quais rive gauche, laissant le pont de Gennevilliers dans la perspective rectiligne de ses huit voies rapides. Pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident. Tout raide à l’arrière du taxi, il luttait contre le sommeil lourd qui tombait en nappes, gorge serrée, ventre en angoisse, triturant sa ceinture de sécurité. La ville passait comme une étrangère. Quelques minutes plus tard, la voiture stoppait devant le béton d’une tour de douze étages. Il régla la course et descendit, levant les yeux, interrogeant une fenêtre quelque part là-haut, leur fenêtre, à plat sur le béton au milieu des autres fenêtres.

Il est dans l’ascenseur, tête basse, un œil sur les chaussures. Il essaie de ne pas y penser - pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident. Il est dans le couloir, pression sur l’interrupteur et il avance vers la porte. Il est devant la porte, appuie sur la sonnette. Souffle en suspens. Il attend devant la surface lisse et muette, devant le judas, l’œilleton rond qui l’observe. La porte ne répond pas. Pourvu qu’elle n’ait pas eu d’accident. Mal de ventre, cœur en chamade. Silence. Sonnette à nouveau. Rien. Il respire difficilement maintenant. Une main plongée dans la poche, il fouille, il cherche. Trousseau de clés, grincement dans la serrure. Il ouvre. Il entre.

Rien ne bouge. Les persiennes laissent filer quelques rais de lumière. L’appartement respire calmement. Il franchit le couloir de l’entrée, puis passe dans le salon. La pièce est assoupie dans l’ordonnance des meubles et des bibelots. Aucun signe. Il se tourne, hébété, et là il les voit, bien rangés, luisants dans la pénombre, sur l’étagère. Tous les flacons de Givenchy tax-free.

Sur l’étagère, dans son appartement de célibataire.

Publié le 22/05/2025 / 14 lectures
Commentaires
Publié le 07/06/2025
Ce chapitre et ce que je soupçonne être une fin de par la chute inattendue est très réussie. Bien écrite avec le style que j’avais perçu précédemment et qui prend sa place dans ce chapitre. De l’étendue des villes et de la masse de ses habitants jusque l’atome d’inquiétude, une plongée au coeur du personnage principal pétri d’une attente puissante dont on comprendra la raison en toute fin de texte. Je sens une écriture plus libérée sur ce chapitre et c’est vachement bien. Bravo, de très beaux textes en perspectives en poursuivant cette exigence et tout le travail qui va avec.
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