Les banlieues érogènes - Givenchy tax-free (1)

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s avions décollaient. Il avait encore le temps de prendre une bière et de les regarder partir, ces avions américains, des vols intérieurs presque tous, qui s’envolaient vers Chicago, New York City, Philadelphie – Northwest, Delta, American Airlines. Encore trente minutes. La dernière bière, debout, le nez sur la vitre, comme un pare-brise devant les pistes. Il était 20h15 et il finissait la dernière bière. Le DC10 TWA pour Paris Charles de Gaulle attendait. C’était le vol 816 à Boston Logan Airport, comme chaque fois. Et c’était le début du printemps.

 

Il y a deux heures de cela, il roulait depuis la longue banlieue ouest sur le Massachussetts Turnpike entre les sapins et le soleil couchant, puis il plongeait dans le tunnel sous le bras de mer qui séparait le grand aéroport du reste de la ville. Il avait laissé la voiture de location là-bas, sur les parkings lointains qu’il avait regardés s’effacer au crépuscule, à travers la vitre du « shuttle », en direction du Terminal 7. Il avait acheté un parfum – duty-free tax-free. Pour elle. Et elle serait là derrière la vitre à Paris Roissy, demain, encore douce de sommeil – Oh, tu sais, c’est un simple petit flacon tax-free, lui dirait-il. Et elle serait là. Il se répétait déjà cette phrase tout à l’heure dans la Chevrolet de location – Un simple petit flacon tax-free, tu sais, et la route toute lisse glissait sur une musique de Neil Young.

Il avait fait enregistrer ses bagages très tôt, gardant avec lui un petit sac en bandoulière, bagage à main – Hand-luggage – smoking or non smoking ? – smoking yes please, row 39 preferably. La rangée 39, c’est la dernière rangée au fond sur les DC10. C’est la rangée fumeurs, celle où viennent s’asseoir les gens et s’en griller une cinq minutes en passant, celle à côté du coin cuisine, c’est plus simple pour demander un whisky supplémentaire à l’hôtesse, c’est celle où on a toute la carlingue en panoramique qui vrombit ou qui dort devant soi. Dans la nuit atlantique.

Il était maintenant assis dans la salle d’embarquement, faisant face à la rangée des sièges-télévision où l’on enfonçait cinquante « cents » pour voir dix minutes du match de baseball. Le fuselage rouge et blanc du vol 816 attendait sagement et faisait des clins-d’œil avec les gyrophares au bout des ailes. C’est quand même marrant, non, un parfum tax-free Lancôme ou Givenchy qui vient par airline des États-Unis ? L’hôtesse lui remettrait tout à l’heure à la porte de l’avion lorsqu’il embarquerait. Ici c’est comme ça, les duty-free. Il donnerait son reçu contre le flacon de Givenchy qu’il glisserait dans son bagage à main.

Deux heures plus tôt, il était allé au bar au fond du Terminal 7, un pub anonyme. Il avait ouvert un livre face à lui sans le lire, en tirant sur sa clope, les coudes au comptoir. Derrière le zinc trônait une serveuse noire, matrone gospel entre les bouteilles de bourbon-whisky et les robinets chromés des « Coors » et des « Budweiser » pression. Par les baies vitrées, ça se bousculait sur les pistes d’envol. En silence.

Maintenant il embarquait, dans la longue allée gauche du DC10, le sac avec le petit flacon tax-free à l’épaule, entre les coffres à bagages aux ailes déployées, jusqu’à la dernière rangée, dans l’avion briqué comme un sou neuf, oreillers rebondis sur les sièges, écouteurs radio-ciné sagement posés dans leur pochette plastique. Les hôtesses souriaient – Good evening – welcome on board. On est forcément heureux de s’entendre dire ça quand on passe avec précaution entre les sièges, en cherchant sa place des yeux. Il était debout sur la pointe des pieds, déposait le sac là-haut dans le coffre à bagages, puis s’asseyait. Clic-clac ceinture. Dans quelques minutes il ôterait ses chaussures, fin prêt pour une trajectoire de sept heures. À l’arrivée il aurait bien sûr un peu de mal à enfiler ses godasses, les pieds gonflés par l’air pressurisé de la cabine. Forcément. C’est comme ça. Mais quand même, quel plaisir de se lever tout à l’heure dans la pénombre – en douce au milieu du film – avec les chaussettes en tire-bouchon comme des babouches et la chemise chiffonnée qui sort du pull dans le dos, pour aller pisser quelque part au milieu de l’immensité océanique, dans les toilettes chimiques.

La poussée le surprit, comme toujours. Il s’étonnait à chaque fois de cette énergie énorme que larguait au décollage la masse d’acier, inerte encore juste auparavant. Good bye America, baiser sucré-salé d’adieu tout provisoire. Quand on part, même quand c’est pour rentrer, on laisse toujours un peu de soi, là en-dessous, sur le plancher des vaches. Comme la balade hier soir sur Quincy Market, ou comme le soleil entre les sapins sur le Turnpike tout à l’heure dans la voiture de location. Ce sont des souvenirs. Boston allongeait son port et ses « highways » en scintillements rectilignes. Et l’océan et le vaste continent s’affrontaient en taches sombres à travers le hublot. Il regarda une dernière fois les ondulations paisibles des amples collines, montagnes érodées depuis des millions et des millions d’années, qui berçaient la conurbation entre les plis de leur drap infini. L’avion fonçait entre les nuages vers le Nord, il allait remonter les côtes du Vermont et du Maine, altitude de croisière au-dessus du Saint-Laurent avant de passer le Labrador, puis la course se déplierait vers l’Est, cap océanique sur près de quatre mille kilomètres – Groenland, Islande, Irlande – avant de redescendre – Angleterre et Normandie – jusqu’à Paris Roissy.

Il avait fermé les paupières tandis que la vie s’organisait autour de lui. Il était maître de la partition de son plaisir. Cocon douillet du siège et attraction du vide par le hublot tout proche. Les signaux « smoking prohibited » disparurent. Il porta la main au paquet de cigarettes glissé dans la poche de sa chemise, mais décida de faire durer encore un instant le doux supplice de l’attente. Dans le coffre à bagages, le petit parfum tax-free faisait lui aussi le voyage de retour vers son pays.

Le vol 816 était quasi vide. Soixante ou quatre-vingt personnes se partageaient la carlingue. Cela allait être aussi agréable pour les hôtesses que pour les passagers. Il disposait pour lui seul des trois sièges latéraux sur la rangée 39, et il organisa son microcosme : un oreiller calé sur la paroi du « jet », un autre sous les fesses et le troisième sous les pieds, façon canapé. Chaussures planquées sous le siège et chaussettes blanches immaculées pointant à la frontière de l’allée. Il y avait une promesse de bonheur dans le chuchotement proche des étoiles. Il avait ouvert ce livre de Paul Auster qu’il avait lu tant de fois – c’était sur un vol Amsterdam-Vancouver la première fois – il y a déjà longtemps. Il avait ses fétiches et ses totems, juste pour retrouver les bonheurs précédents qu’il avait connus en survolant la terre, pour les retrouver plus forts encore. Comme un torrent qui élargit son flot avec les mêmes eaux claires.

Son regard s’alluma à la vue du chariot poussé par l’une des hôtesses. Il ne put retenir plus longtemps son délicieux manque – cigarette, briquet, braise rougeoyante et volute gris-bleue sous la lumière du plafonnier. Le chariot arriva – whisky on ice and salt peanuts, please – here it is Sir (sourire) – thank you very much (sourire) – you’re welcome. Et le liquide doré, gratis, cadeau, tremblait dans le verre en plastique. La première petite gorgée passa en feu velouté dans l’estomac. Et l’avion qui vole. Loin. Il a un peu chaud. Il pense à Rimbaud et au Bateau Ivre, mais lui il est là bien calé dans sa rangée 39, sans risques, dans l’avion qui vole. Loin. Il écoute le présent – qui dure – dans le grondement des réacteurs. Parfois on saisit le temps au vol, juste en refermant la main, et la vie coule jusqu’à la sentir dans les veines. Il murmura – on doit être en train de survoler l’Acadie.


Publié le 21/05/2025 / 4 lectures
Commentaires
Publié le 22/05/2025
Bonsoir Stanislas et merci pour ce texte qui invite non pas au voyage à mes yeux mais à l’introspection des plus grandes solitudes. Bien qu’heureusement, nous ne soyons jamais véritablement seuls en compagnie de références littéraires comme Rimbaud ou encore Paul Auster qui a si bien écrit les villes et qui avait New-York en intraveineuse. Il y a certains passages dont ces magnifiques dernières lignes qui me font dire que vous en avez sous le coude et disposez d’une vraie griffe, que l’on aimerait lire davantage, idéalement en continu. Il y a un vrai style qui sommeille et qui ne demande qu’à rugir, à suivre...
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