Le service militaire, les classes

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Le service militaire 

Les classes

 

En 1978, je fus convoqué à Lyon pour les fameux « trois jours ». Trois jours qui, en vérité, n’en duraient qu’un. C’était le rite de passage, l’examen qui décidait de notre destin : apte ou réformé.

J’avais toujours cru que mes ongles incarnés suffiraient à me libérer. Une excuse dérisoire, mais à dix-neuf ans, on s’accroche à ce qu’on peut. Le matin même, j’étais encore persuadé qu’on me renverrait chez moi, dispensé, léger.

Les tests passèrent sans heurts : médecin, psychologue, formalités. Rien d’effrayant, juste cette appréhension sourde qui serre le ventre. Puis on nous remit une feuille. Je regardais la mienne, perplexe. Pas de verdict apparent. Alors j’ai demandé à un gars :

— « Comment on sait si on est réformé ou pas ? »

Il m’a lancé un sourire amusé :

— « Regarde bien… là, en travers… c’est écrit APTE. »

En rouge, en oblique, les lettres espacées comme pour ne laisser aucun doute. Je n’avais pas vu. Voilà. J’étais apte. Le sort venait de se sceller.

Un an plus tard, en novembre 1979, je rejoignis Fontainebleau. Dix-neuf ans. Une caserne de pierre grise, des dortoirs alignés, quarante garçons, et l’inconnu au tournant.

Le premier matin, l’aube ne se leva pas : elle nous fut jetée en pleine figure. À cinq heures, les lumières s’allumèrent d’un coup, éclaboussant les lits, et le maréchal des logis entra comme un ouragan. Inspection : draps tendus au carré, couvertures sans un pli. Le moindre défaut et c’était la remarque sèche, mais toujours avec ce sourire qui disait qu’au fond, nous étions pardonnés. Puis venait le footing.

Moi, je traînais derrière, mes baskets aux pieds. L’infirmier m’avait interdit les rangers à cause de mes ongles incarnés. Petit privilège insolite : une silhouette en baskets au milieu du martèlement régulier des bottes. J’avançais lentement, si lentement que parfois je perdais le groupe. La nuit se faisait encore noire dans la forêt de Fontainebleau. Les autres disparaissaient au loin et je croyais être perdu. Puis une voix jaillissait :

— « Hé, chéri ! Par ici ! »

C’était le maréchal, goguenard, qui me ramenait dans le rang. Et nous riions ensemble de ma lenteur.

Il y avait aussi les exercices de marche : « demi-tour droite ! demi-tour gauche ! » Les ordres claquaient comme des coups de cymbales, mais nos pas, eux, formaient une cacophonie. Chacun se trompait, s’embrouillait, partait à contre-sens. Le maréchal, incapable de se retenir, tournait le dos et éclatait de rire. Nous riions aussi, à gorge déployée, comme des enfants pris dans une farce.

Le soir, le dortoir retrouvait son calme. Mais il y avait le foyer : un refuge aux néons jaunes, aux flippers cliquetants, aux bavardages qui résonnaient comme une ruche joyeuse. Là, toutes les différences s’étaient effacées : plus de vêtements de marque, plus d’origines sociales, plus de hiérarchie invisible. Juste quarante garçons réunis dans une même galère, devenus camarades.

Et c’est cela que j’ai retenu. Plus que les ordres, plus que la discipline, plus que les réveils au carré : j’ai retenu la fraternité. Pendant deux mois, j’ai découvert ce que signifie être vraiment égaux. On riait ensemble, on se respectait, on se portait les uns les autres. Un apprentissage que je n’ai jamais retrouvé ailleurs avec une telle intensité.

Aujourd’hui encore, je crois que ces classes m’ont fait grandir. Elles m’ont donné le goût de la rigueur, mais aussi celui de l’autre. J’y ai appris que le respect est la première des forces, et que l’amitié naît souvent dans la contrainte partagée.

Alors oui, je trouve dommage que le service militaire ait été supprimé. Ce n’était pas seulement un uniforme et des corvées. C’était une école de vie. Une école de respect. Une école de fraternité. Et je crois que notre société, aujourd’hui, aurait bien besoin de retrouver ce souffle-là.

j'ai vraiment adoré ces 2 mois de classes. Ensuite je partais à l'École Militaire face à la Tour Eiffel et au Champ de Mars pour les 10 derniers mois. Que du bonheur. 

 


Publié le 21/08/2025 / 3 lectures
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