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Les limbes
Vêtu de son dernier uniforme terrestre, et avec la démarche du chef militaire qui passe en revue ses troupes, Adolf s’approche de Jésus qui lévite au loin dans une position identique à celle du lotus. Alentour, tout est infiniment blanc, infiniment vide et silencieux, sans relief ni paysage ni horizon.
Arrivé à sa hauteur, il adopte une posture de repos déhanché militairement réglementaire, jambes légèrement arquées et mains croisées derrière le dos. Il scrute l’absence de panorama, secoue légèrement la tête en feignant de comprendre quelque chose à tout cela, mais en réalité il attend de son voisin aérien un début de conversation qui ne vient pas. Jésus a en effet reconnu sur le visage de l’ancien dictateur son incorrigible air de manigance et demeure volontairement coi. Agacé, Adolf finit par l’interroger, à contrecœur :
- Ca va ?
Jésus, qui s’est fait du dépouillement une spécialité depuis longtemps, se fend d’un « oui » laconique car pour les messies les choses vont toujours bien, c’est évident.
Adolf fait alors claquer les talons de ses bottes en même temps qu’il croise vigoureusement les bras sur sa poitrine médaillée et, le menton haut, adopte un air absorbé qui dissimule mal sa frustration de n’avoir pas obtenu mieux. Il avait décidé en s’approchant qu’il ne serait pas celui qui veut faire parler mais celui que l’on veut faire parler (ce qui en soi constitue une nouveauté), seulement, face au mutisme de Jésus, il comprend qu’il lui faut changer de stratégie, chose qu’il n’a jamais aimé faire. Vexé, il veut vexer en retour et demande où est Adam, le frère de Jésus selon lui, précise-t-il. Las des syllogismes idiots de son visiteur, Jésus lui explique qu’Adam n’est pas son frère, provoquant aussitôt sur le visage d’Adolf un air de fausse innocence.
- Vous avez tout de même un père en commun, ce qui, par voie de conséquence, fait que vous êtes frères !
Jésus fait une moue dépitée tandis qu’Adolf, content de sa petite polémique, continue de réclamer l’adhésion à sa logique en concédant toutefois qu’en l’absence de mère commune, Adam et lui peuvent être considérés comme demi-frères. Jésus soupire et lui fait ce commentaire destiné à critiquer à la fois sa vie passée et son éternité présente :
- Ça te fait toujours autant kiffer de persécuter les Juifs ?
Machinalement, Adolf ricane, laissant subséquemment penser qu’il tire effectivement un certain plaisir d’avoir été sur Terre le tyran que l’on sait, et qu’il cherche à en tirer encore. Devant sa mine réjouie, Jésus se dit qu’il pourrait le désarmer d’un irrésistible sourire pieux et compassionnel plein d’ironie, mais il se contient en se souvenant qu’Adolf n’a pas accès au second degré. Il renonce donc à cette option et continue sa lévitation silencieuse, non sans laisser entendre tout de même à ce prochain démesurément orgueilleux que son rictus d’autosatisfaction, à peine camouflé, ne l’affecte pas.
Chacun s’occupe ensuite à penser de son côté quand Adolf, sûr de lui, se met soudainement à dénoncer l’intercession de Jésus auprès de son Père divin au moment de son procès.
Surpris, Jésus examine l’ex-Führer :
- Qu’est-ce que tu racontes ?!
Satisfait d’être enfin questionné, le menton haut et la nuque raide, Adolf le regarde de travers :
- Ton initiative auprès de ton paternel visant à m’obtenir un sursis avant de rejoindre les Enfers comme je m’y étais préparé, c’était indigne !
Puis, il marque une pause destinée à faire réagir Jésus, mais la réaction ne vient pas. Jésus continue de léviter, les yeux dans les yeux et en silence.
- Tu n’as pas respecté ma personne en agissant de la sorte ! précise Adolf. Et le zèle dont tu as fait preuve lors de ton plaidoyer montre que tu étais davantage animé par un désir vaniteux de s’opposer à Lui plutôt que par l’élan charitable et désintéressé que tu professes !
Ahuri mais un peu amusé, Jésus ne sait pas quoi répondre.
L’expression amusée sur le visage de Jésus fait vaciller la susceptibilité fragile d’Adolf qui se met à le traiter d’usurpateur, l’accuse d’avoir dévoyé son précepte d'Amour, avant de se poser finalement en victime :
- Tu m’as spolié ! s’exclame-t-il.
- Spolié ?!
- Parfaitement ! Je m’étais imaginé acquis d’avance un séjour auprès de Caïn, mais au lieu de cela je croupis dans cet endroit brumeux où se côtoient à la fois des Justes, des criminels, des rois et des esclaves, des pieux et des impies, le tout dans un silence insupportable et sans qu’il soit possible de savoir si c’est définitif ou non !
- Où veux-tu en venir, Adolf ?
- Je veux en venir qu’ici il n’y a que des amnésiques alors que pour moi tout se prolonge indéfiniment ! C’est insupportable ! Et je te soupçonne de l’avoir fait exprès ! M’imposer pareil séjour est une honte ! Parmi ceux que je croise, il y en a dont j’ai précipité moi-même le trépas et ça me dégoûte !
- Comment ça, ça te dégoûte ?
- Ils ne se souviennent même pas de moi ! Ils ne savent plus qui je suis !
- Et c’est ça qui est dégoutant ?
- Oui ! Parce que moi, je me souviens de tout ! Je suis obligé d’endurer la fournaise de mes souvenirs et ce n’est pas juste !
Atterré, Jésus secoue la tête :
- Je constate avec plaisir que tu as plutôt bien observé l’endroit où tu te trouves, car ici il n’y a effectivement plus rien, c’est un lieu où demeurent en silence les défunts jusqu’à ce qu’ils redeviennent poussière, mais…
- Pareil séjour relève du sadisme ! le coupe Adolf.
Jésus, qui ne s’était encore jamais fait traiter de sadique, prévient :
- Je sais que tu ne veux pas te repentir et que c’est pour ça que tu me fais cette scène ! Mais sache que c’est aussi pour ça que ton séjour n’en est que plus long !
- Pourquoi, moi, suis-je obligé de séjourner ici sous la présidence de ma mémoire ?
- Parce que, précisément, la mémoire est source de tourments, Adolf ! Mais tu devrais être content, ici au moins ton corps n’est plus tourmenté ! Regarde comme ta maladie de Parkinson a disparu ! Tu ne trembles plus comme autrefois ! De quoi te plains-tu ?
Puis, à son tour, il marque une pause tandis qu’Adolf observe ses mains tranquilles.
- Tu ne l’avais même pas remarqué, je suis sûr ! Quant à ta mémoire, la question n’est pas aussi simple ! Avec ce que tu as infligé à l’humanité, ton âme…
- Quoi mon âme ! Qu’est-ce qu’elle à mon âme ? le coupe encore sèchement Adolf piqué au vif.
Jésus cherche ses mots avant de lui répondre :
- Te faire séjourner ici sans mémoire serait inconvenant, Adolf ! Ton empreinte sur Terre empêche de te laisser connaître un sort identique à ceux qui méritent une doucereuse postérité. Elle est là, la rétribution de ton âme !
- Je vois que tu sais toi aussi être injuste ! peste Adolf.
- Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même ! Ton passage sur Terre n’est pas anecdotique ! Toi, vu ta postérité faite de disgrâce et de nostalgie, tu m’excuseras mais…
- Attend ! Il y a des nostalgiques de moi ? se réjouit aussitôt Adolf.
- Hélas oui… reconnaît Jésus. Mais ne te réjouis pas trop vite ! Ce n’est qu’un petit nombre de fanatiques. Et encore, s’ils font un peu de bruit durant quelques années de leurs vies, la majorité d’entre eux finit toujours par se calmer. En vieillissant, ils prennent conscience de leur erreur et s’accordent avec ceux qui jugent bon de t’honnir !
- Je constate également que tu sais mépriser les gens ! commente Adolf le menton en avant.
- Ce n’est pas du mépris envers ces gens. C’est plutôt de la tristesse face aux pensées simplistes qui s’imposent à eux parfois avant de comprendre que cela constitue un mauvais chemin de vie. C’est triste de gaspiller sa vie ainsi !
- Ce que je subis est un scandale ! reprend Adolf.
- Je voudrais que tu réfléchisses…
- À quoi ? Au repentir, c’est ça ? le coupe une nouvelle fois Adolf. Mais je suis déjà mort ! À quoi bon ? Et pour des gens qui ne sont rien ni n’ont jamais rien été, en plus ! Quel intérêt ? Et pourquoi moi je garde mes souvenirs et pas eux ?
- Le problème vient précisément du fait qu’il y a encore des gens sur Terre pour estimer que certains êtres humains ne sont rien, regrette jésus.
- Et alors ! Je n’y suis pour rien, moi !
- Si, tu y es pour quelque chose. Les paroles que tu as tenues ont eu leur portée.
- Dis donc, c’est qui le messie ? C’est toi ou c’est moi ? ironise Adolf.
- Ce n’est pas toi, il n’y a pas de doute là-dessus. Quant à ton séjour ici, tu le dois au mauvais chemin que tu as choisi de suivre en laissant libre cours à tes bas instincts pour mieux caresser ceux des gens dont tu voulais faire un auditoire, et auprès de qui tu voulais te façonner une image.
- Non mais ! Ho ! Ça va bien, oui ! Je ne suis pas le seul ! Il y a eu bien pire que moi !
- N’essaie pas de me duper, Adolf, je sais pertinemment que dans ta bouche le mot « pire » veut dire « bien plus admirable ». Leurs règnes et leur cruauté t’inspirent de l’admiration et de la jalousie ! Heureusement qu’ils ont presque totalement été oubliés, eux !
- Ce n’est quand même pas de ma faute s’il y a des gens qui m’aiment ! tente de s’excuser Adolf que la perspective de l’oubli effraie.
- Est-ce que tu sais au moins ce que j’ai voulu dire le jour où j’ai commandé aux hommes "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" ?
- Je ne vois pas le rapport !
- Le rapport est qu’en fin de compte, toi tu t’es toujours détesté.
Adolf soupire avec dédain :
- Tu verses dans la psychologie de comptoir, maintenant ?
- Tu t’es détesté au point d’en devenir incapable d’aimer quiconque, insiste Jésus. Avec toi, c’était plutôt du genre "Tu détesteras ton prochain comme toi-même" ! Mais fallait-il vraiment que tu deviennes un tyran pour que tu éprouves enfin un peu d’amour-propre ? Est-ce ce qui te pousse à vouloir côtoyer Caïn ? Parce que ce n’est pas très glorieux comme perspective ça !
- De quoi tu parles ?
- Ne fait pas l’innocent ! C’est parce que lui aussi voulait renverser Dieu, n’est-ce pas ?
Comme Adolf refuse de répondre, Jésus décide de le piquer un peu :
- Encore un de tes fantasmes ! Tu t’es imaginé pouvoir te prendre pour Lui, avoue-le ! L’erreur a été commise maintes et maintes fois, ça a commencé avec Adam et Ève lorsque le serpent leur a dit qu’ils seraient "comme" Lui s’ils croquaient la pomme, mais l’erreur fut d’ignorer la nuance de sens contenue dans le mot "comme" !
_ Qu’est-ce que tu racontes ?
- Je raconte qu’être "comme" ne veut pas dire être "l’égal de" ! Je sais que cette nuance est difficile à comprendre pour les hommes pleins d’orgueil comme toi, mais…
- Non mais tu te prends pour qui ?
Jésus ne répond pas tout de suite. Il jette d’abord un coup d’œil sur les cicatrices qui marquent le creux de ses mains, puis finit par demander :
- Qu’est-ce que tu dirais si on te disait qu’aujourd’hui sur Terre, il y a des gens qui pensent pouvoir être "comme" toi ?
- Impossible ! assène Adolf sûr de lui.
- Ha bon ? Et pourquoi ?
Un difficile processus de réflexion s’inscrit sur le visage d’Adolf, que Jésus ne peut s’empêcher de railler :
- C’est difficile comme question, n’est-ce pas ?
Devant le mutisme persistant de son interlocuteur, il ajoute :
- Ton père, il voulait que tu deviennes "comme lui" un fonctionnaire, n’est-ce pas ? C’est bien ce que tu as écrit dans ton manifeste ?
Piqué au vif à l’évocation de ce souvenir, Adolf fronce les sourcils.
- "Mon père avait l'idée arrêtée que son fils aussi serait fonctionnaire, dit Jésus en imitant la voix du jeune Adolf. Il ne concevait pas que je puisse refuser. Sa décision était simple, assurée et naturelle à ses propres yeux".
Une envie de messicide traverse l’esprit d’Adolf.
- "Il devait cependant en être autrement, insiste Jésus avec malice. Pour la première fois de ma vie, j'avais onze ans, je me rangeais dans l'opposition. Aussi tenace que pût être mon père pour mener à bien les plans qu'il avait conçus, son fils n'était pas moins obstiné à refuser une idée dont il n'attendait rien de bon. Je ne voulais pas être fonctionnaire. Ni discours, ni sévères représentations ne purent venir à bout de cette résistance. Je ne serais pas fonctionnaire, non et encore non ! J'avais des nausées à penser que je pourrais un jour être prisonnier dans un bureau ; que je ne serais pas le maître de mon temps, mais obligé de passer toute ma vie à remplir des imprimés".
- Tu as fini ? veut commander Adolf qui n’apprécie pas l’imitation que fait de lui Jésus.
- Non pourquoi ? Ça te gêne ? "Ma résolution était inébranlable. J'avais alors douze ans et il m’était évident que je devais devenir artiste-peintre. Mon talent de dessinateur était indiscutable et, lorsque pour la première fois, à la suite d'un nouveau refus de ma part d'adopter l’idée favorite de mon père, il me demanda ce que je voulais être, ma résolution me dicta une réponse immédiate : il en demeura presque muet. Peintre ? Artiste-peintre ? Il douta de mon bon sens, crut avoir mal entendu ou mal compris, mais lorsque mes explications complètes à ce sujet lui eurent montré le caractère sérieux de mon projet, il s'y opposa aussi résolument qu'il pouvait le faire. Sa décision fut excessivement simple. Artiste-peintre ? Non, jamais de la vie ! Mais son fils avait hérité d'une opiniâtreté semblable à la sienne, et ma réponse en sens contraire fut tout aussi énergique".
- Je te conseille de ne pas chercher à m’humilier ! le prévient Adolf la voix chevrotante.
- Alors comme ça tu avais du talent pour la peinture ?
- Parfaitement !
- "Comme mon père m'interdit tout espoir d'apprendre jamais la peinture, je déclarai que je ne voulais plus étudier" finit d’imiter jésus avant de réprouver : Rien que ça !
- Ça y est ? Tu as fini ? éructe de nouveau Adolf.
- Tu sais, c’est assez courant pour un jeune homme d’être confronté à ses parents. Par contre, ça l’est moins de faire du chantage à son père. Lui rapporter des bulletins médiocres pour le forcer à changer d’avis, tu te rends compte ! Qu’est-ce que tu aurais dit si ton fils avait tenté de te faire plier en agissant ainsi ?
- Je n’en sais rien, je n’ai pas eu de fils !
- Ce combat pour devenir artiste-peintre contre l’avis de ton père, tu l’as transformé en génocide, Adolf ! Ta rage contre lui s’est muée en folie meurtrière !
Adolf veut répliquer, il cherche quelque chose de blessant à dire, mais il est distrait par un individu qui vient de surgir au loin dans le dos de Jésus. C’est Saint Nicolas de Myre qui, tout droit descendu des couches supérieures du firmament, s’approche maintenant d’eux. Ses pensées s’interrompent, il observe le visiteur coiffé d’une mitre, portant la barbe et une crosse épiscopale, qui glisse vers eux comme s’il dissimulait un hoverboard sous sa chasuble.
Jésus se retourne, aperçoit Saint Nicolas et se déplie pour l’accueillir chaleureusement tandis qu’Adolf s’agace de leurs effusions. Saint Nicolas se tourne ensuite vers Adolf et le salue non sans inspecter son costume militaire qui semble l’amuser. Adolf n’apprécie pas cette inspection cavalière et ne rend pas la politesse. Saint Nicolas lui sourit et, s’adressant à lui comme on s’adresse à un jeune homme que l’on n’a pas vu depuis qu’il était enfant, lui dit :
- Tu as bien grandi, dis donc ! Tu te souviens de qui je suis ?
- Non ! ment machinalement Adolf pour se montrer blessant.
- Moi, je me souviens de toi ! Tu es celui qui ne voulait pas devenir le subalterne de l’État comme le voulait son père, et qui s’est dit qu’il deviendrait mieux que ça en devenant l’État à lui tout seul !
- Il est surtout celui qui, n’écoutant que son orgueil, s’est vengé sur les Juifs ! précise Jésus.
- Tu sais que ce n’était pas bien du tout, ça ? réagit Saint Nicolas. Vouloir devenir calife à la place du calife, c’est une chose, mais tu aurais dû faire attention !
- Attention à quoi ? veut savoir Adolf non sans morgue.
- À tout sauf à ton orgueil démesuré !
D’un coup de menton, Adolf sollicite Jésus :
- Que me veut cet individu avec ses manières familières ?
Sans quitter son sourire aimable, Jésus ne lui répond pas directement, préférant lui rappeler que les mots humiliation et humilité ont une racine latine commune :
- Mon destin, je le dois à cette racine, Adolf ! « humus » qui veut dire sol, terre. Puis, « humilis » qui en latin véhicule l’idée d’être en bas, près de la terre, d’être humble et pauvre, sans prétention.
- Et le Verbe s’est fait chair ! Merci monsieur le professeur pour cette petite leçon d’étymologie ! rit Saint Nicolas en adressant un regard complice à Jésus avant de s’adresser directement à Adolf : il a professé l’humilité et ça l’a mené tout droit vers les sommets ! Toi, c’est tout le contraire !
L’œil glacial et les lèvres pincées, Adolf toise les deux compères. Il est probable qu’il les aurait tout les deux giflé si Saint Nicolas, d’une voix enjouée, n’avait pas subitement ajouté qu’Adolf sera parfait.
- À quoi vous jouez, tous les deux ? leur demande-t-il. Parfait pour quoi ?
- Sais-tu que je connais très bien ce lieu ? lui répond Saint Nicolas de manière solennelle.
Adolf hésite entre son envie d’assommer cet individu barbu et mitré dont il se fiche qu’il ait pu être un ancien curiste devenu notable du système, et son envie de comprendre ce qu’il a voulu signifier au moment de dire à Jésus : "Il sera parfait !".
- J'y ai séjourné longtemps, poursuit Saint Nicolas d’un ton rêveur.
Adolf n'aime pas être mis en situation de devoir deviner pour obtenir des précisions, aussi ne réagit-il pas. Un court instant de silence s'installe, qui revêt dans son esprit la forme du jeu où le premier qui prend la parole a perdu. Il a ourdi et déjoué suffisamment de complots pendant son séjour terrestre pour être devenu, selon lui, plus fort que quiconque au jeu du silence psychologique.
- Sais-tu quel âge j’ai ? lui demande Saint-Nicolas sur le ton de celui qui s’apprête à surprendre.
Comme Adolf hausse les sourcils en signe de dédain pour le sujet, Saint Nicolas répond à sa place :
- Plus de dix mille ans !
Aussitôt, Adolf s’interroge en secret sur la santé mentale du vieux bonhomme.
- Les origines de ma naissance sont floues et complexes ! commence Saint Nicolas heureux de parler de lui. Je suis un métissage de plusieurs traditions et de légendes, vois-tu ? Mais j’ai cru comprendre que ce n’était pas vraiment ton truc à toi, le métissage, n’est-ce pas ?
Adolf demeure stoïque. Toute son attention est tournée vers ce nombre renversant : dix mille ans !
- Quand j’étais jeune, j’étais déjà barbu figure-toi ! J’étais une sorte de sorcier masqué et cornu, habillé de peaux de bêtes. J’incarnais aux yeux des peuplades qui me vénéraient l’Esprit de la nature. Pour eux qui étaient chasseurs, j’étais une sorte d’intermédiaire entre eux et l’Esprit de la forêt. On m’offrait des sacrifices et on enflammait des arbres. C’est comme ça dans les rites païens, on aime bien mettre le feu à tout un tas de choses !
L’idée de mettre le feu à quelque chose semble susciter l’intérêt d’Adolf…
- Pour les peuples germaniques, j’étais le dieu Odin qui se déplaçait sur un cheval à huit jambes et à qui on demandait le retour du soleil après le long hiver. J’étais le dieu de la guerre et de la victoire, on disait de moi que j’étais sage et protecteur, on décorait et on illuminait des sapins avec des torches devant les maisons pour attirer mes bonnes grâces.
Faussement las, Adolf soupire.
- Mon fils Thor, lui, se déplaçait dans le ciel avec un char pour protéger les hommes à travers le monde, pour récompenser les familles méritantes ou pour punir les méchants. Mais bon, aujourd’hui, tout ça c’est démodé ! Ça ne fait plus autant rêver ! Surtout qu’avec l’avènement du christianisme, les cultes païens ont commencé à déranger l’Église, tu comprends ? Au Diable les sorciers vêtus de peaux de bêtes !
Refusant d’admettre qu’il écoute avec intérêt, Adolf se montre assommé.
- Du coup, comme les hommes ont viscéralement besoin d’adorer et que l’Église n’acceptait pas que l’on puisse adorer n’importe quoi, ni n’importe qui n’importe comment - tu as été militaire, je ne vais pas t’apprendre l’importance du costume - elle s’est débrouillée pour qu’on oublie tous les sorciers à peaux de bêtes pour faire de Lui le seul et unique Sauveur !
Disant cela, il désigne Jésus et constate que ce dernier attend sans le lui reprocher la fin de son discours hagiographique.
- Certes, ça n’a pas été facile au début, les gens le trouvaient un peu distant et préféraient vénérer mes reliques parce que j’avais sauvé des enfants d’un affreux boucher qui voulait les faire rôtir… poursuit-il avant de comprendre qu’il est temps de passer à autre chose. Bref ! T’aimes bien ça toi aussi, faire rôtir des gens, n’est-ce-pas ? plaisante-t-il. C’est comme ça ! La foi est volatile ! Les gens zappent ! Il faut sans cesse susciter leur attention sinon tu les perds ! Il faut renouveler les histoires sinon ils cessent de réfléchir. Ils sont vite paumés, les gens, tu sais ! Ils s’accrochent à tout ce qui fascine, même aux histoires moches comme la tienne, hélas ! Mais heureusement qu’à la fin, toi, tu meurs !
- C’est censé être drôle, ça ? lui reproche Adolf.
- Ma foi, oui ! Car il ne faut pas qu’ils oublient qui tu as été ! Et on va veiller à ce que tu ne fasses pas l’objet d’un quelconque syncrétisme ! Si moi, je suis une ancienne divinité devenue un simple grand-père jovial et bienveillant qui se promène de cheminée en cheminée en distribuant du bonheur grâce à ce « Nouveau Monde » à qui tu dois ta déculottée, toi, avec ton costume et ta croix gammée, tu m’excuseras mais…
Instinctivement, Adolf bombe le torse.
- Ta p’tite moustache et tes fours crématoires, jamais personne ne devra s’en souvenir autrement qu’avec dégoût, mon petit !
- Passionnant ! commente Adolf avec arrogance. Tu es passé de sorcier primitif à protecteur des enfants, c’est bien !
- Bon… intervient Jésus qui souhaite mettre un terme à leur chamaillerie.
- Contrairement à ce que tu prétends dans ton bouquin, insiste Saint Nicolas, tu n’as jamais eu le moindre sens de l’Histoire ! Mais en bas, il y en a qui ne l’ont toujours pas compris. Les écrits, c’est la seule chose à laquelle les hommes se réfèrent le mieux. Seuls les écrits restent, comme on dit, n’est-ce-pas ? Même ton bouquin continue d’être édité et d’être lu ! Mais c’est de la merde ! Et ce n’est pas avec ça qu’on va réenchanter le regard des gens !
- Ce qui est le plus impardonnable à mes yeux, veut recadrer Jésus, c’est que tu n’as absolument pas respecté le don de Vie !
Puis, conscient d’avoir prononcé là une litote sans effet sur l’esprit d’Adolf, il choisit de la faire suivre de mots plus forts :
- Tu as ordonné un génocide et des millions d’assassinats ont été commis en ton nom. Tu es même allé jusqu’à supprimer ta propre vie.
- Non mais ça, c’est parce qu’il a eu la pétoche, le petit Führer ! se moque Saint Nicolas.
Offensé, Adolf fait un pas autoritaire vers lui pour le défier :
- Répète un peu pour voir !
- Ce n’est pas toi qui a écrit dans ton bouquin : "Comme partout et toujours, dans chaque combat, il y a trois clans : les combattants, les tièdes et les traîtres" ?
Adolf approche plus près son visage de celui de Saint Nicolas qui ne se laisse pas impressionner :
- Tu as oublié de mentionner un quatrième clan, celui des vaniteux qui préfèrent lâchement mettre fin à leurs jours pour ne pas avoir à répondre de leurs actes !
Comme Adolf approche encore davantage son visage, Jésus intervient :
- Cessez cela !
Aussitôt, Saint Nicolas pose une main pesante sur l’épaule d’Adolf et, l’air sévère, tranche :
- Tu ne m’impressionnes pas, tu sais ! Et puisque ton manque d’humilité t’empêche de te repentir, tu vas venir avec moi !
Sans le montrer, Adolf est surpris par cette main vigoureuse.
- C’est loin d’être un cadeau, lui ! lance Saint Nicolas à l’adresse de Jésus.
- Je sais… répond ce dernier.
- Et on va où ? veut savoir Adolf frustré de n’avoir pu exprimer sa colère.
- Tu connais Origène ? lui demande Jésus.
- Non, répond sèchement Adolf.
- C’est un théologien né quelques temps après ma mort qui soutenait que mon Père engendrait d’abord des esprits purs qui s’incarnaient ensuite dans des corps terrestres, pour qu’à travers le Verbe ils puissent faire l’expérience de la liberté en choisissant de communier ou pas avec Lui.
- Choisir de s’éloigner ou de s’approcher de la perfection originelle, si tu préfères ! traduit Saint Nicolas.
- Oui, c’est ça, apprécie Jésus. Expérimenter la vie sur Terre à travers un corps physique et, grâce au Verbe, passer l’épreuve du choix de ce qu’on veut en faire.
- Je ne comprends rien à votre charabia ! répond Adolf avec mépris.
- Oui, on s’en doute. En tout cas, nous, grâce à ton Verbe, on sait quel fut ton choix ! Mais là, ça va être différent, tu verras !
- Je verrai quoi ?
- Mon Père n’a pas vocation à contraindre les âmes, lui explique Jésus. Il préfère recourir à l’éducation. Le Verbe est censé servir à ça, on va donc vérifier.
- Je ne comprends rien ! On va vérifier quoi ?
Mais personne ne répond à Adolf. Sans prévenir, Jésus les salue tout deux d'un geste de la main et s'évapore, tandis que Saint Nicolas rend sa main posée sur l’épaule d’Adolf plus astreignante encore avant de déclarer :
- Allez ! Je vais te présenter des gens qui en avaient du Verbe ! Des gens humbles et courageux à la fois !
- 2 -
La robe
Sans qu’il identifie tout à fait ce qu’il craint, une bouffée d’angoisse envahit Adolf. Son réflexe est de vouloir s’en prendre à Saint Nicolas, de retirer la main qu’il a posée sur son épaule et de l’insulter, mais au moment de vociférer la bordée d’injures qui lui brûle les lèvres, son souffle se transforme en une exhalaison humide et blanchâtre comme seul un climat un peu froid sait en faire sortir des êtres vivants et chauds. Surpris par ce petit nuage de vapeur, Adolf a un mouvement de recul. Depuis combien de temps n’a-t-il pas vu pareille chose sortir de lui ? Il ne sait plus. Cela lui semble tout à la fois récent et confusément lointain. La sensation est agréable et il se plaît à la reproduire plusieurs fois en direction du visage impassible de son voisin emmitré. Lui qui n'a jamais fumé se souvient tout à coup de ses généraux qui soufflaient la fumée de leurs cigares aux visages de leurs subordonnés pour leur signifier leur dédain ou leur autorité. Il se souvient aussi avoir toujours méprisé ces manifestations vulgaires de domination, lui qui, d'un simple regard, faisait éteindre tous les cigares…
Progressivement, un paysage naît tout autour de lui mais, focalisé sur ses exhalaisons, il ne le remarque pas tout de suite. La luminosité est passagèrement crépusculaire, pendant un court instant l’air ambiant est frais et en dehors des vapeurs qui sortent de sa bouche rien d’autre de tangible n’attire son attention. Pourtant, Saint Nicolas et lui se sont déplacés et, même si aucun son n’est encore identifiable, le silence des limbes semble avoir disparu. Quelque chose s’anime alentour. Le crépuscule se fait aube et le profil d’une bâtisse apparaît sous ses yeux. Au fur et à mesure que vient l’aurore, la lumière blanchit et révèle une rue qui, timidement, devient sonore. Le bruit d’un moteur de voiture qui traverse des rues voisines vient stimuler ses tympans. Il n’avait rien entendu de tel depuis si longtemps ! Puis, c’est le bruit que font les souliers de quelques passants au loin sur les pavés des trottoirs qu’il distingue. Il ne les voit pas encore, mais il comprend qu’ils sont là, quelque part. Très vite, l’air se réchauffe et les vapeurs d’Adolf cessent. La lueur du soleil franchit l’horizon caché derrière la bâtisse et donne à la rue dans laquelle ils se trouvent un air de vallon où l’ubac et l’adret seraient encore tout deux endormis.
- Allez, on y va ! ordonne Saint Nicolas.
De façon assez peu surprenante, l’esprit d’Adolf se détache aussitôt de ces éléments de découverte et réagit vigoureusement à l’ordre qu’il vient de recevoir ; d’un geste vif, il se débarrasse de la main posée sur son épaule et empoigne Saint Nicolas pour, dans son idée, lui coller son poing dans la figure, tant il supporte mal l’idée d’être commandé, mais aussi un peu parce qu’il met sur son compte la disparition de ses plaisantes exhalaisons. Il est vrai que c’est là un plaisir immense et il faut avoir perdu la vie au moins une fois dans sa vie pour comprendre cela…
Il réalise avec un temps de retard que Saint Nicolas est étrangement plus grand que tout à l’heure.
- Voyons, Kitty, cesse cela ! Tu froisses mon aube et mon étole de diacre ! lui reproche Saint Nicolas.
Adolf ne tique pas du fait que l’évêque se prétende soudainement diacre, car il ignore que cela relève de l’aberration du droit canon. Il est plutôt interloqué par le curieux diminutif que Saint Nicolas vient de lui donner. Il veut d’abord croire à une sorte de bafouillage qui l’aurait fait passer d’Adolf à Kitty, avant de réfléchir à une possible raillerie ou à un calembour qu’il n’aurait pas compris. Il le libère finalement et s’abstient de le défroisser après coup - ce geste aurait témoigné d’une forme d’estime absolument absente de sa pensée - et entreprend plutôt de défroisser son propre costume. Seulement voilà, ses mains ne reconnaissent pas l’étoffe ! La rencontre de ses doigts avec le rabat de ses poches ne se fait pas, le tissu n’est plus aussi lourd sous la main, les coutures ne sont plus aussi raides et les boutons métalliques ont disparus ! Ce qu’il sent est beaucoup plus léger, aérien, dentelé ! Ses ongles accrochent même une succession de volants faits d’une sorte de mousseline qui l’incite à machinalement porter son regard sur ce qu’il ne reconnait pas comme étant son costume militaire, et c’est pour lui une étonnante découverte que de se voir vêtu d’une robe blanche d’aspect dominical.
- Qu’est-ce que ça veut dire ? lâche-t-il sous l’effet de l’ahurissement.
Il découvre également que son corps est affublé de mains juvéniles et féminines, d’avant-bras imberbes et fluets, de jambes minces et pâles, d’épaules chétives qu’il palpe et de cheveux longs coiffés vers l’arrière. Sa stupéfaction est totale ! Hébété, il plante un regard désespéré dans celui de Saint Nicolas tandis qu’il découvre, en les palpant également, de petites perles nacrées fichées dans le lobe de ses oreilles. Instinctivement, il cherche du bout des doigts la petite moustache drue qu’on lui connaît, mais constate avec effroi qu’elle n’est plus là.
- Qu’est-ce que tu as, Kitty ? lui demande Saint Nicolas l’œil amusé.
Adolf ne sait pas quoi dire tellement il est horrifié. Au même moment, une voix dont il ne comprend pas la provenance se met à parler :
- « Je vais pouvoir, j’espère, te confier toutes sortes de choses, comme je n’ai encore pu le faire à personne. »
Désemparé, Adolf interroge Saint Nicolas :
- Qu’est-ce que c’est que cette fourberie ?
Saint Nicolas dissimule son plaisir derrière un masque d’incompréhension :
- De quoi parles-tu, Kitty ?
- « Je vais commencer au moment où je t’ai reçu. C’était mon anniversaire ! » dit encore la voix sortie de nulle part.
Adolf pointe aussitôt son petit menton de fillette vers Saint Nicolas et, imaginant pouvoir se faire menaçant, enchaîne les questions :
- Cesse de m’appeler Kitty ! Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Pourquoi suis-je accoutré de la sorte ? Qu’est-ce que je fais dans ce corps de pucelle ? Et d’où provient cette voix que j’entends ?
- Ma foi, c’est pourtant simple, Kitty ! La robe que tu portes est pareille à celles que portent toutes les jeunes filles de ton âge, et c’est d’ailleurs la seule que tu aies, alors je t’invite à en prendre grand soin.
La colère d’Adolf envahit les traits de Kitty :
- Il n’en est pas question ! hurle-t-il.
- « À six heures, je n’avais pas le droit de me lever, alors j’ai dû contenir ma curiosité jusqu’à sept heures moins le quart. Là, je n’y tenais plus, je suis allée dans la salle à manger où Moortje le chat m’a souhaité la bienvenue en me donnant des petits coups de tête. »
- C’est toi qui vas en prendre un, coup de tête, si tu n’arrêtes pas cette trahison ! hurle encore Kitty à l’adresse de Saint Nicolas.
- Allons ! Il y a des gens qui nous regardent, Kitty ! gronde ce dernier.
En effet, de l’autre côté du canal, au coin des rues Prinsengracht et Bloemgracht, des passants surpris par les cris matinaux de la jeune fille devant le 263 Prinsengracht se sont immobilisés pour la considérer avec étonnement. Sans hésiter, Adolf les défie du regard et ne comprend pas pourquoi ils restent figés, alors que d’ordinaire la crainte qu’il inspirait autrefois faisait se détourner tous les regards. Les poings posés sur les hanches, Saint Nicolas adopte une posture de tuteur froissé, puis, pour tenter de dissiper les malentendus et faire cesser le voyeurisme, saisit Adolf par les épaules pour qu’il leur tourne le dos. Dans le reflet des portes vitrées de la bâtisse face à lui, Adolf réalise que ce n’est pas le Führer que ces gens toisaient, mais bel et bien une jeune fille étonnamment irrévérencieuse.
- « C’est une sensation très étrange, pour quelqu’un dans mon genre, d’écrire un journal. » dit la voix.
Adolf tend ses bras vers la vitre dans laquelle il se voit en même temps qu’il tape nerveusement le sol avec le pied :
- Mais qui parle ?! Et qu’est-ce que c’est que ce corps de jouvencelle ?!
- « Non seulement je n’ai jamais écrit, mais il me semble que plus tard, ni moi ni personne ne s’intéressera aux confidences d’une écolière de treize ans. »
- Une écolière de treize ans ?! répète Adolf déconcerté.
- « À vrai dire, cela n’a pas d’importance, j’ai envie d’écrire, et bien plus encore de dire vraiment ce que j’ai sur le cœur une bonne fois pour toutes à propos d’un tas de choses. Le papier a plus de patience que les gens : ce dicton m’est venu à l’esprit par un de ces jours de légère mélancolie où je m’ennuyais. Et comme je n’ai pas l’intention de jamais faire lire à qui que ce soit ce cahier cartonné paré du titre pompeux de Journal, personne n’y verra probablement pas d’inconvénient. »
- Si ! lance Adolf en tapant une nouvelle fois du pied, le regard planté dans son mauvais reflet. Moi, j’en vois un d’inconvénient !
- « Me voici arrivée à la constatation d’où est partie cette idée de journal ; je n’ai pas d’amie. »
- Je veux que cesse immédiatement cette mascarade ! crie Adolf qui veut se retourner vers Saint Nicolas.
Mais de sa main astreignante, celui-ci l’en empêche et l’entraîne plutôt vers l’intérieur du 263 Prinsengracht pour soustraire aux yeux de la rue le spectacle gênant qu’offre leur tandem. Tandis qu’ils pénètrent l’étroit petit immeuble, Adolf entend encore :
- « Mon père, le plus chou des petits papas, avait trente-six ans quand il a épousé ma mère, qui en avait alors vingt-cinq. Ma sœur Margot est née en 1926, à Francfort-sur-le-Main en Allemagne. Le 12 juin 1929, c’était mon tour. J’ai habité Francfort jusqu’à l’âge de quatre ans. »
Adolf est immédiatement intrigué par la mention faite par cette voix off étonnamment audible au sujet de la nationalité allemande des personnes qu’elle évoque.
- « Comme nous sommes juifs à cent pour cent, mon père est venu en Hollande en 1933. »
Tandis qu’il résiste tant bien que mal au fait d’être guidé par Saint Nicolas, Adolf réagit au mot « juif » qui réveille en lui son esprit policier, et porte toute son attention sur les détails de ce qui est dit pendant qu’il avance vers l’immeuble. Le père de la jeune voix a été nommé directeur d’une société néerlandaise sise dans l’immeuble et spécialisée dans la préparation de confitures, son épouse l’a rejoint en septembre de la même année tandis que la jeune voix accompagnée de sa sœur Margot ont préalablement rejoint leur grand-mère à Aix-la-Chapelle, avant de finalement rejoindre leurs parents un peu plus tard.
- Toues ces informations semblent t’intéresser, Adolf… Heu, je veux dire, Kitty ! intervient Saint Nicolas au moment de pénétrer une étroite petite pièce dans laquelle se font face deux portes vitrées.
- Tu l’entends toi aussi cette voix ? grimace Adolf qui a besoin de croire qu’il n’est pas subitement devenu fou et qui prête encore l’oreille, découvrant maintenant que la voix a servi de cadeau lors de l’anniversaire de sa grande sœur et qu’elle a été scolarisée dans une école Montessori avant d’être admise dans le même lycée juif que celle-ci.
- Ne te fatigue pas à retenir toutes ces informations. Ta guerre, ça fait longtemps que tu l’as perdue ! élude Saint Nicolas au moment d’inviter Kitty à franchir la porte de gauche.
Sur le moment, ce n’est plus tant le fait d’être appelé Kitty qui déroute Adolf, ni le corps qu’il habite, mais le récit que fait la voix sortie de nulle part.
- « Les lois antijuives de Hitler n’ont pas épargné les membres de la famille qui étaient restés en Allemagne. », déplore-t-elle.
Tandis que devant lui s’élève maintenant un escalier abrupt, l’évocation de son propre nom dans le récit lui procure un sentiment étrange.
- « En 1938, après les pogroms, mes deux oncles ont pris la fuite et se sont retrouvés sains et saufs en Amérique du Nord. »
Attentif aux informations que donne la voix, Adolf continue de se laisser guider par Saint Nicolas qui lui indique falloir gravir les marches devant lui.
- « À partir de mai 1940, c’en était fini du bon temps. Nos misères, à nous les Juifs, ont commencé. Les lois antijuives se sont succédées sans interruption et notre liberté de mouvement fut de plus en plus restreinte. »
À la troisième marche, Adolf se prend le pied dans sa robe et trébuche et se cogne douloureusement le genou. Instinctivement, Saint Nicolas tend vers lui un bras secourable mais Adolf, vexé, le refuse et peste contre sa robe embarrassante qu’il retrousse grossièrement avant de poursuivre son ascension, sans s’émouvoir du retour des sensations physiques dans sa vie, tant il est occupé à écouter la voix.
- « Les Juifs doivent porter l’étoile jaune, redémarre-t-elle. Les Juifs doivent rendre leurs vélos, les Juifs n’ont pas le droit de prendre le tram ; les Juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une voiture particulière ; les Juifs ne peuvent faire leurs courses que de trois heures à cinq heures, les Juifs ne peuvent aller que chez un coiffeur juif ; les Juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de huit heures du soir à six heures du matin… »
Instinctivement, Adolf se met à faire claquer lourdement ses chaussures de fillette au rythme des interdits dans le but fantaisiste de couvrir la voix qui les scande. En vain.
- « Les Juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les cinémas et autres lieux de divertissement ; les Juifs n’ont pas le droit d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou à d’autres sports ; les Juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron ; les Juifs ne peuvent pratiquer aucune sorte de sport en public. Les Juifs n’ont plus le droit de se tenir dans un jardin chez eux ou chez des amis après huit heures du soir ; les Juifs n’ont pas le droit d’entrer chez des chrétiens ; les Juifs doivent fréquenter des écoles juives, et ainsi de suite, voilà comment nous vivotions et il nous était interdit de faire ceci ou de faire cela. Jacqueline me disait toujours : "Je n’ose plus rien faire, j’ai peur que ce soit interdit !" »
Soudain, Adolf se retourne et grogne :
- Elle va égrener comme ça encore longtemps ?
- Quoi ? Elle te dérange cette liste ? Elle est de toi, pourtant ! ironise Saint Nicolas.
Sur leur droite se tient maintenant une porte avec l’inscription Bureau en lettres noires, mais Saint Nicolas indique celle qui ferme le haut de l’escalier. Robe toujours retroussée, Adolf l’ouvre sèchement et découvre un étroit couloir au sol recouvert d’une moquette rouge. Comme il ne se décide pas à avancer, Saint Nicolas pose à nouveau sa main sur son épaule, plus légèrement cette fois, pour l’inciter à le faire. À quelques pas seulement, trois nouvelles marches en bois vernis permettent d’accéder à un second couloir en angle droit. L’architecture semble complexe, il y a des coins et des recoins un peu partout. Les portes ne sont pas toutes identiques, il y en a faite de bois clair, percées de vitres occultées par des rideaux tendus depuis l’intérieur, d’autres sont aveugles, seules les lampes accrochées au plafond, rondes et régulièrement espacées, sont du même modèle et font penser, de loin, aux coursives étroites d’un navire.
- « Le monde entier s’est mis tout à coup sans dessus dessous, mais vois-tu, Kitty, je vis encore et c’est le principal, comme dit Papa. Oui, c’est vrai, je vis encore. »
Adolf s’avance à pas feutrés comme le ferait vers l’inconnu un cambrioleur. Un sentiment inconfortable germe tout à coup dans son esprit, comme s’il craignait désormais de faire à chaque pas des découvertes synonymes de risques pour sa vie. Saint Nicolas remarque cette hésitation, s’en satisfait et choisit de ne pas le presser.
- « À trois heures quelqu’un a sonné à la porte. Margot est apparue tout excitée. "Il est arrivé une convocation des S.S. pour Papa". Ça m’a fait un choc terrible, une convocation, tout le monde sait ce que cela veut dire, je voyais déjà le spectre des camps de concentration et des cellules d’isolement et c’est là que nous aurions dû laisser partir Papa. »
La crainte que ressent Adolf, jusque là diffuse, se mue peu à peu en un tourment qui se met à circuler en rond dans son cerveau, en même temps que, dans sa jeune poitrine, quelque chose se crispe.
- « "Il n’est pas question qu’il parte" affirma Margot. "Maman est allée chez Van Daan demander si nous pouvons nous installer demain dans notre cachette. Les Van Daan vont se cacher avec nous." a-t-elle ajouté. »
Alors qu’il ne se sent pas lui-même en sécurité, Adolf s’agace d’entendre parler de menace.
- « Soudain, la sonnette retentit. » annonce la voix.
Adolf tressaille. La main de Saint Nicolas posée sur son épaule de jeune fille lui paraît si pesante qu’il ne sait plus si elle le rassure ou si elle le guide vers une issue menaçante. Il prend pleinement conscience qu’il habite un corps de fillette et ressent, pour la première fois de sa vie un singulier sentiment d’insécurité.
- « La convocation n’était pas pour Papa mais pour Margot. Ça m’a fait encore un choc et j’ai commencé à pleurer. Margot à seize ans, ils font donc partir des filles aussi jeunes ! »
Adolf, que cette histoire de convocation ne met pas à l’aise parce qu’il porte lui-même une robe de jeune fille, questionne Saint Nicolas :
- Qu’est-ce qu’on fait ici ? Vers où tu m’emmènes ?
« Vers où, vers quoi, vers qui ? » précise-t-il ensuite en silence dans sa tête.
- « Mais elle n’irait pas, Maman était formelle, et c’est sans doute à cela que Papa avait fait allusion quand il m’avait parlé de nous cacher. »
L’esprit d’Adolf fait des nœuds. À la seule évocation de ce mot soupçonneux "se cacher", il se veut policier et veut en savoir davantage. Mais, d’un autre côté, il n’aime pas cette histoire de convocation adressée à la jeune sœur de la voix. Sur qui va-t-il tomber en s’avançant dans les couloirs de cet immeuble, se demande-t-il avec inquiétude.
- « Nous cacher ? Mais où ? En ville, à la campagne, dans une maison, une cabane, où, quand, comment ? »
Le stress de la voix se combine au stress que ressent Adolf. Elle enchaine les questions, puis raconte qu’elle et sa sœur ont commencé à ranger dans leurs cartables tout un tas de choses en vue de fuir, tout un fourbis fait de bigoudis, d’un peigne, de mouchoirs, de livres de classe et de vieilles lettres, sans oublier le précieux journal auquel elle semble tenir beaucoup. Pour elle, la perspective de devoir aller se cacher dans un endroit inconnu est une chose obsédante.
- « Je fourrais n’importe quoi dans la sacoche, mais je ne le regrette pas, je tiens plus aux souvenirs qu’aux robes. »
De son côté, même s’il trouve intolérable et honteux, et, en la circonstance, même dangereux de devoir porter la sienne, Adolf se rend compte qu’il commence un peu à tenir à ce vêtement. De manière assez étrange, étant donnée l’absence de son uniforme et alors même qu’il la déteste, sans elle, l’exploration hésitante du lieu dans lequel ils se trouvent en serait plus pénible ; sans elle, il se sentirait insupportablement tout nu. Dit autrement, il se sent tout nu sans son costume militaire mais il ne l’est pas tout à fait grâce à elle. Bref, il n’a pas les mots exacts pour décrire ce qu’il ressent, mais il a l’impression d’être un peu en sécurité à l’intérieur de ce vêtement…
- « Nous nous sommes couverts d’habits comme pour passer la nuit dans une glacière. Aucun Juif dans notre situation ne se serait risqué à quitter sa maison avec une valise pleine d’habits. J’avais mis deux chemises, trois culottes, une robe, et par dessus une jupe, une veste, un manteau d’été, deux paires de bas, des chaussures d’hiver, un bonnet, une écharpe et bien d’autres choses encore, j’étouffais déjà avant de sortir, mais personne ne s’en souciait. »
Est-ce parce que ce qu’il entend détient un pouvoir suggestif qu’Adolf commence à avoir chaud lui aussi ? C’est possible, car ce n’est pas la robe qu’il porte qui peut en être la cause, elle est bien trop légère pour cela. Ça ne peut être que l’influence exercée sur lui du récit qu’il entend. Gêné par ses vapeurs, il marque une pause dans sa lente progression, tourne la tête pour sonder le regard de Saint Nicolas et le questionner encore :
- Tu ne veux vraiment rien me dire sur les raisons à tout cela ?
- Que ce soit clair, tu veux parler de ce que tu es en train de vivre toi ? On est d'accord ? Ou bien tu t’intéresses à ce que ces gens sont en train de vivre eux ?
- Pourquoi tu cherches à m’embrouiller comme ça ?
- Non, c’est juste que s’agissant de ce qu’ils vivent eux, la raison c’est toi ! le pique Saint Nicolas.
- « J’ignorais quelle serait notre mystérieuse destination, se désole la voix. Nous avons refermé la porte derrière nous. Les lits défaits, les restes du petit déjeuner sur la table, tout donnait l’impression que nous étions partis précipitamment. Nous marchions sous la pluie battante, chacun portant un cartable bourré jusqu’à ras bord d’objets les plus hétéroclites. Les ouvriers qui allaient au travail à cette heure matinale nous lançaient des regards de pitié ; le jaune éclatant de l’étoile en disait assez long. »
- Je ne comprends pas, dit Adolf. Ils vont où ces …gens ? Ils viennent de quitter l’immeuble ? C’était leur maison ici ?
Mais Saint Nicolas ne répond pas. Il sait qu’au dernier moment, Adolf s’est retenu de dire le mot « Juifs » au lieu du mot « gens ».
- Ça sert à quoi de venir ici s’il n’y a plus personne ? insiste Adolf.
- « C’est seulement dans la rue que Papa et Maman m’ont dévoilé leur plan pour nous cacher. »
Tandis que la voix explique que sa famille faisait sortir depuis plusieurs mois de leur maison autant de mobilier et de vêtements que possible, dans le but d’aménager petit à petit leur future cachette et de la rendre la plus confortable possible en attendant l’heure de l’investir pour de bon et de s’y cacher durablement, Adolf détaille l’endroit autour de lui et ne comprend pas :
- Si nous ne sommes pas dans leur ancienne maison, nous sommes donc dans leur cachette ? veut-il essayer de deviner.
Saint Nicolas lui répond par une mimique qui laisse penser qu’il s’agit effectivement de deviner.
- Quoi ? C’est une sorte de jeu de devinette ? Un jeu de cache-cache ? Il faut que je les trouve ? C’est ça ?
- Tu verras bien assez tôt, se contente de lui répondre Saint Nicolas.
- À moins qu’on soit là pour se cacher nous aussi ! ricane Adolf, narquois.
- « La convocation avait devancé de dix jours notre départ, si bien qu’il nous fallait nous contenter d’appartements moins bien arrangés. »
- Ça ne peut pas être ici qu’ils vont venir se cacher, il n’y a pas d’appartement, il n’y a que des bureaux !
- « La cachette se trouvait dans les bureaux de Papa. C’est un peu difficile à comprendre quand on ne connaît pas la situation, c’est pourquoi je vais donner quelques explications supplémentaires. »
Adolf approuve l’initiative, mais la description qui vient ensuite ne l’aide pas beaucoup car, empressée, la voix passe en revue beaucoup de choses en même temps, donne de très nombreux détails, part du rez-de-chaussée où se trouve un grand entrepôt dans lequel sont stockés de la cannelle moulue, des clous de girofle et, dit-elle, de l’ersatz de poivre, avant de lister différentes portes auxquelles Adolf n’a pas prêté attention en arrivant, d'évoquer ensuite un escalier sans qu’Adolf ne comprenne s’il s’agit de celui contre les marches duquel il s’est cogné le genou, etc. Les sourcils froncés, il tente de suivre mentalement les éléments du récit, mais il est pris d’une sorte de tournis :
- Elle va trop vite… râle-t-il dans sa barbe.
Mais la voix continue sa description, parle de plusieurs autres portes dont celle portant l’inscription Bureau en lettres noires devant laquelle Adolf est passé un peu plus tôt :
- Ça, c’est bon ! Je l’ai vu passer ! se réjouit-il.
Puis, il est question d’un petit cabinet qu’Adolf ne localise pas, d’un bureau de direction qui serait petit, renfermé et sombre mais dont il ne comprend pas l’emplacement, puis d’une remise à charbon, d’un étroit couloir et de quelques marches qui permettraient d’atteindre un soit disant joyau dans tout le bâtiment, un bureau privé joliment meublé qu’il ne localise pas non plus, avec du linoléum et des tapis, une radio et une lampe élégante. Pour s’aider, il désigne du doigt les différents points cardinaux du l’immeuble, cherche à reconstruire la configuration des lieux en fonction des éléments qu’égrène la voix, mais ce n’est que façade ; en réalité, il est totalement perdu.
- « Une grande et vaste cuisine avec chauffe-eau et une gazinière à deux feux et à côté, des toilettes. Voilà pour le premier étage. » continue la voix, enthousiaste.
- Elle va beaucoup trop vite ! s’agace Adolf en s’adressant à Saint Nicolas.
- « Du couloir d’en bas, un simple escalier monte à l’étage supérieur. En haut, il y a un petit passage baptisé palier ».
Saint Nicolas, qui s’amusait jusqu’à présent du spectacle d’un Adolf complètement paumé, l’invite cette fois à gravir les marches dudit escalier devant lequel ils se trouvent précisément. Robe retroussée, Adolf le gravit et débouche effectivement sur le palier qu’a décrit la voix ; il y a là deux portes. La voix l’informe que celle de gauche mène au bâtiment sur rue, à la réserve d’épices et vers d’autres pièces qu’ils n’iront pas voir.
- « À droite se trouve l’Annexe. Nul ne soupçonnerait que tant de pièces se cachent derrière cette simple porte peinte en gris ! »
- On y est ! lui indique Saint Nicolas.
- Comment ça, on y est ? interroge Adolf avec nervosité.
- Tu es nerveuse, Kitty ?
- Non, je suis parfaitement calme ! ment Adolf. Et puis cesse de m’appeler Kitty ! C’est juste qu’elle va trop vite ! On ne comprend rien à tout ce qu’elle dit !
- Beaucoup de choses sont allées très vite pour beaucoup de gens à cette époque, tu sais ! lui fait remarquer Saint Nicolas avant de l’inviter à franchir la porte peinte en gris au-delà de laquelle ils découvrent, face à eux, un nouvel escalier, bien plus raide que le précédent.
- C’est à partir d’ici que ça se passe ! l’informe Saint Nicolas.
- C’est à partir d’ici que ça se passe « quoi », à la fin ? Tu veux bien me le dire ? exige de savoir Adolf.
Mais Saint Nicolas ne répond pas. Il laisse la voix continuer ses explications. Elle indique que l’étroit petit couloir à gauche de l’escalier donne accès à une pièce destinée à devenir à la fois salle de séjour et chambre à coucher de la famille Franck, tandis que la pièce plus petite située juste à côté servira de chambre à coucher et de salle d’étude aux deux demoiselles Franck. À droite de l’escalier, elle leur apprend que derrière la porte se trouve une pièce sans fenêtre avec un lavabo et des toilettes.
- Donc, ici, c’est une cachette, si j’ai bien compris ! veut s’entendre confirmer Adolf.
- « Quand, en haut de l’escalier, on ouvre la porte, on est surpris de trouver une pièce grande, claire et spacieuse. » indique maintenant la voix, comme pour inviter le tandem à gravir les marches devant eux.
- C’est là-haut que se cachent ces …gens ? demande Adolf en marquant une nouvelle fois un temps d’hésitation avant d’utiliser le mot « gens ».
Saint Nicolas a repéré ce nouveau lapsus évité à la dernière seconde et s’en irrite :
- Monte ! ordonne-t-il d’une voix grave en se contentant de tendre le bras et de désigner de l’index le haut de l’escalier, donnant l’impression de donner l’ordre à un enfant de monter dans sa chambre pour le punir.
Adolf ne passe pas à côté de cette impression et renâcle pour montrer qu’il n’aime pas être ainsi traité. Puis, tout en dissimulant qu’il appréhende de rencontrer quiconque là-haut parce qu’il n’assume pas la robe qu’il porte, il la retrousse et gravit les marches d’un trait à contre cœur. Parvenu au sommet, il découvre la pièce assez grande que la voix avait annoncée. Elle est effectivement grande et claire, comprend un coin cuisine composé d’une cuisinière et d’un évier, d’un coin salon avec un lit double en guise de canapé sur lequel sont posés des cartons, d’un coin salle à manger dotée d’une grande table envahie elle aussi de cartons et de tout un tas de choses qui semblent devoir être rangées. La voix précise qu’à côté se trouve une petite pièce de passage qui permet d’accéder au grenier et aux combles et qui doit également servir de chambre au fils des époux Van Daan.
- « Voilà, je t’ai présenté toute notre belle Annexe ! » s’exclame-t-elle.
La robe encore roulée entre ses doigts, Adolf parcourt des yeux l’endroit qu’il juge très poussiéreux et demeure perplexe.
- « Il est très probable que ma description à rallonge t’a fortement ennuyée, mais je trouve qu’il faut quand même que tu saches où j’ai atterri. » lui explique la voix.
Las de ne pas comprendre ce qu’on attend de lui, Adolf ne peut se retenir de questionner Saint Nicolas :
- Qu’est-ce qu’on fait ici, hein ? Dis le moi, s’il te plait, parce que là moi je… On est où ? C’est quoi cet endroit ? On est chez qui ? De qui elle parle cette gamine ? Et puis d’ailleurs, c’est qui ?
- À l’époque où elle raconte tout ça, cette voix de gamine que tu entends, elle ne comprenait pas plus que toi ce qui lui arrivait, lui répond Saint Nicolas.
Pour montrer sa désapprobation de ne pas obtenir de réponse plus claire, Adolf décide de ne pas pénétrer la pièce et de rester sur son seuil. Il fait simplement demi-tour sur lui-même pour faire face à Saint Nicolas légèrement en contrebas, puis, d’un geste quasi instinctif, lâche sa robe et la défroisse pour tenter de se donner de la contenance devant lui. Ce faisant, en son for intérieur, une intuition lui suggère de maîtriser à l’avenir encore davantage ce vêtement, cela participera peut-être, pense-t-il, à lui rendre la fierté qu’avec lui on essaye de lui soustraire.
- « À notre arrivée à l’Annexe, nous nous sommes retrouvés tout seuls, explique la voix. Notre salle de séjour et les autres pièces étaient pleines d’un fouillis indescriptible, tous les cartons qu’on avait envoyés au cours des mois précédents étaient empilés par terre et sur les lits ; la petite chambre était bourrée de literie jusqu’au plafond. Si nous voulions dormir le soir dans des lits à peu près bien faits, il fallait s’y mettre tout de suite et ranger tout le fourbi. Papa et moi, les deux rangeurs de la famille, voulions commencer sans plus attendre. Nous avons passé toute la journée à déballer des cartons, à remplir des placards, à planter des clous et à ranger jusqu’au soir, et nous nous sommes écroulés dans des lits bien propres. Nous n’avions rien mangé de chaud de toute la journée, mais cela ne nous avait pas arrêtés. »
À son grand étonnement, Adolf perçoit des bruits de coups de marteau dont il situe mal la provenance ; cela semble venir de divers endroits dans le bâtiment. Il se retourne pour inspecter à nouveau la grande pièce remplie de cartons et constate que le fourbi a diminué ; des cartons ont disparu de sur le lit-canapé et de sur la table.
- Ce n’était pas comme ça il y a encore une seconde ! commente-t-il incrédule en se tournant vers Saint Nicolas qui l’a rejoint et qui confirme en opinant du chef. Il y a quelqu’un ici ? Pourquoi je ne vois personne ?
Comme Saint Nicolas ne réagit pas, il insiste :
- Elle est là cette gamine dont j’entends la voix ? Elle et sa famille, ils sont là ? Pourquoi les choses changent-elles au fur et à mesure qu’elle parle ?
- Tu veux vraiment les voir ? semble vouloir le défier Saint Nicolas.
- Ce ne sont pas des fantômes, tout de même ! On peut les voir, j’imagine !
- Non, Kitty, ce ne sont pas des fantômes, ce sont de vrais gens.
- Alors pourquoi je ne les vois pas ?
- Tu ne les vois pas parce que tu n’as jamais voulu les voir, Adolf ! Tout simplement !
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- Tu ne les as jamais regardé tels qu’ils étaient, ces gens ! le sermonne Saint Nicolas. Être regardé, c’est pouvoir Être, et ainsi pouvoir exister vraiment ! C’est pour ça qu’il s’est montré, Jésus !
- Et toi ! Tu te montres, peut-être ? veut se moquer Adolf.
- Indirectement, oui ! Mais je n’ai pas tant besoin de me montrer pour laisser comprendre que je vois les gens. Toi, même quand ils se montrent, tu ne vois pas, les gens. Tu n’as jamais regardé personne d’autre que toi-même ! Quant aux autres, tu t’es contenté de les stéréotyper ! Te souviens-tu de ce que tu as écrit dans ton bouquin ? Te souviens-tu de cette cave dans laquelle tu faisais vivre une famille entière de travailleurs pour les besoins d’une de tes démonstrations ridicules ?
Pour ne pas avoir à s’expliquer, Adolf feint de ne plus se souvenir.
- "Dans deux pièces d'une cave habite une famille de sept travailleurs", se met à le citer Saint Nicolas. "Sur les cinq enfants, un marmot de trois ans. L'étroitesse et l'encombrement du logement sont une gêne de tous les instants : des querelles en résultent. Ces gens sont tassés les uns sur les autres, les minimes désaccords qui se résolvent d'eux-mêmes dans une maison spacieuse occasionnent ici d'incessantes disputes."
Le visage d’Adolf s’assombrit mais il continue de feindre qu’il ne sait pas de quoi parle Saint Nicolas.
- "Passe encore entre enfants, un instant après ils n'y pensent plus. Mais quand il s'agit des parents, les conflits quotidiens deviennent souvent grossiers et brutaux à un point inimaginable. Et les résultats de ces leçons de choses se font sentir chez les enfants. Il faut connaître ces milieux pour savoir jusqu'où peuvent aller l'ivresse et les mauvais traitements. Un malheureux gamin de six ans n'ignore pas des détails qui feraient frémir un adulte. Empoisonné moralement et physiquement sous-alimenté, ce petit citoyen s'en va à l'école publique et y apprend tout juste à lire et à écrire. Il n'est pas question de devoirs à la maison où on lui parle de sa classe et de ses professeurs avec la pire grossièreté. Aucune institution humaine n'y est d'ailleurs respectée, depuis l'école jusqu'aux plus hauts corps de l'État ; religion, morale, nation et société, tout est traîné dans la boue. Quand le garçonnet quitte l'école à quatorze ans, on ne sait ce qui domine en lui : ou une incroyable sottise ou une insolence caustique et une immoralité à faire dresser les cheveux." C’est ta prose ! conclut Saint Nicolas. Tu n’as jamais voulu voir les gens, Adolf ! Tu n’as jamais rien fait d’autre qu’extrapoler à leur sujet ! Leur réalité, leurs vraies vies et leurs vraies personnalités, tu ne les as jamais regardées en face. Alors es-tu bien sûr, cette fois, de vouloir les voir, ces gens entassés dans leur cachette ?
Face à ses écrits ainsi moqués et pour donner le change à la colère de Saint Nicolas, Adolf le dévisage et laisse poindre sur son propre visage une expression de colère emplie d’un désir de violence physique. Il ne peut pas s’en rendre compte, mais l’effet que produit cette colère sur le visage de Kitty est d’une telle laideur que Saint Nicolas s’interdit d’aller plus loin. Tandis que les deux personnages se dévisagent froidement, la voix se fait de nouveau entendre et aussitôt ils s’y s’intéressent :
- « Papa a amélioré le camouflage des fenêtres qui était insuffisant, nous avons frotté le sol de la cuisine et une fois de plus, nous nous sommes activés du matin au soir. Je n’ai pour ainsi dire pas eu un seul instant pour réfléchir au grand changement qui s’était produit dans ma vie. »
Sans comprendre comment cela a pu se produire, Adolf constate l’amélioration du camouflage des fenêtres et perçoit très clairement que le sol n’est plus aussi sale et poussiéreux qu’il y a un instant.
- Comment tu la trouves, cette gamine ? lui demande Saint Nicolas.
Adolf est tenté de la qualifier de stupide, mais il préfère s’abstenir et s’attarder sur la satisfaction qui est la sienne de voir que les choses changent sans qu’il soit besoin pour ceux qui s’affairent de le voir vêtu de sa robe.
- « Chère Kitty, pour la première fois depuis notre installation, l’idée de ne jamais pouvoir sortir m’oppresse plus que je ne suis capable de le dire et j’ai très peur qu’on nous découvre et qu’on nous fusille. »
- Alors ? Tu veux la voir ou pas ? relance Saint Nicolas.
- Je ne sais pas ! s’irrite Adolf. Pas forcément !
- Qu’est-ce qui te travaille le plus ? L’idée de les voir ? Ou bien l’idée que la gamine soit fusillée ?
- Bon écoute-moi Saint Truc ! se cabre aussitôt Adolf. J’en ai marre de ton petit jeu ! Ce n’est plus de mon âge ! Je ne sais pas ce que tu cherches, mais moi je n’ai rien à faire ici ! Je veux m’en aller !
Constatant que Saint Nicolas ne réagit pas, il ajoute :
- À quoi ça rime de toute façon, tout ça ? Je suis censé comprendre quoi de cette histoire ?
Réalisant qu’il parle fort, Adolf s’en inquiète tout à coup et questionne Saint Nicolas à voix basse :
- Elle m’entend tu crois ?
Saint Nicolas fait un effort pour masquer son amusement et conserver un visage grave :
- Tu sais, Kitty, la question n’est pas de savoir si elle t’entend ou pas. La question est de savoir ce que tu as à lui dire.
Adolf soupire de lassitude. Il ne sait plus comment fuir le sujet et sa pensée s’épuise.
- Tout l’intérêt de ce jeu, comme tu le nommes si bien, est de choisir avec soin ta posture !
- Donc tu vas m’obliger à écouter encore longtemps ces jérémiades, si je comprends bien !
- « Papa est le seul à me comprendre de temps en temps. » dit la voix.
- De quoi elle se plaint ? lance Adolf agacé. Chez moi c’était tout le contraire !
- « Moortje, le chat, me manque à chaque instant de la journée et personne ne sait à quel point je pense à lui ; chaque fois, j’en ai les larmes aux yeux. »
- Non mais c’est sérieux, là !? Je te préviens, je ne vais pas supporter ça bien longtemps ! Ça commence à bien faire ces pleurnicheries ! Qu’est-ce que ça peut bien me faire, à moi, ces histoires de chat ? Hein ? Je te le demande !
- C’est donc ça, ta posture ? critique Saint Nicolas.
- Mais qu’est-ce que tu veux de moi, à la fin ?! Que je sois ami avec cette gamine ?
- Ça dépend…
- C’est n’importe quoi !
- Tu as bien été ami avec Bernile !
Surpris mais fidèle à sa mauvaise foi, Adolf feint de ne pas comprendre :
- Comment ça ?
- Rosa Bernhardine Nienau ! Autrement appelée la petite Bernile, tu ne te souviens pas ? Cette petite fille juive avec qui tu as entretenu une relation amicale et que tu as souvent reçue au Berghof !
Impassible et feignant d’être tout à coup concentré sur sa robe, Adolf s’entête à montrer qu’il ne souvient pas.
- Toi qui te plaignais auprès de Jésus d’avoir conservé toute ta mémoire, je te trouve bien amnésique ! se moque Saint Nicolas.
Adolf ne répond pas. Il se remémore en secret les moments passés avec la petite Bernile, auprès de qui il avait effectivement affiché une certaine amitié malgré son ascendance juive entre 1933 et 1938. Son père médecin était mort peu avant sa naissance, elle vivait à Munich avec sa mère et sa grand-mère et elle était venue lui rendre visite un jour au Berghof au prétexte qu’elle était née, elle aussi, un vingt avril. C’était une gentille petite fille très attentionnée, elle l’avait rapidement appelé « mon oncle » et lui avait même tricoté une écharpe et des chaussettes pour qu’il n’attrape pas froid. Un jour qu’ils déambulaient tout les deux dans les allées du domaine, ils avaient partagé un goûter fait de fraises avec de la chantilly, et pour lui faire plaisir il s’était plusieurs fois laissé photographier en sa compagnie autrement que pour nourrir sa propagande, posant volontiers avec celle qu’il surnommait affectueusement en retour « sa jeune mariée ». Plusieurs fois durant ces années, elle lui écrivit, mais les membres du bureau de son parti nazi décidèrent un jour d’éloigner cette petite fille juive contraire à leur idéologie aryenne, car les photos sur lesquelles Adolf acceptait de poser en sa compagnie étaient contraires à la propagande officielle.
- Ton photographe personnel a soutenu l’idée que tu t’étais opposé à cette mesure d’éloignement… Mentait-il ?
Adolf ne veut pas répondre. Il se souvient qu’il a effectivement objecté à son entourage une attitude purement humaine envers la gamine, mais ce fut en vain. Bernile fut définitivement interdite de séjour au Berghof et Adolf, amer, s’était alors plaint qu’il y ait des gens autour de lui dont le seul talent était de lui gâcher chacune de ses petites joies.
- Tu savais que le père de Bernile avait été récompensé de la même croix de fer que toi après la première grande guerre ? Celle que tu as reçue après qu’un officier allemand de confession juive a recommandé ton nom pour son obtention !
Tout à ses souvenirs, Adolf, que l’information surprend pourtant parce qu’il n’était pas au courant, choisit de continuer à faire la sourde oreille et ne relève pas.
- « Je m’invente toujours de beaux rêves, mais la réalité, c’est que nous devons rester ici jusqu’à la fin de la guerre. » intervient la voix.
- Sais-tu à peu près à quelle époque elle écrit ça dans son journal, cette gamine dont tu ne veux pas être l’ami ?
- Comment veux-tu que je le sache ? s’agace Adolf.
- Je vais t’aider un petit peu. La semaine dernière, tu as donné des ordres pour que le site du congrès annuel de ton parti nazi à Nuremberg soit agrandi et aménagé pour accueillir au minimum… deux millions de personnes ! Rien que ça !
Le souvenir que vient de faire naître en lui Saint Nicolas le fait sourire d’un sourire pincé.
- C’est beaucoup, n’est-ce pas ? Pourtant, c’est en dessous du nombre de tes victimes.
- « Les Van Daan sont arrivés le 13 juillet, intervient encore la voix. Nous pensions qu’ils viendraient le 14 mais comme les Allemands ont commencé à affoler de plus en plus de gens en envoyant des convocations de tous les côtés, ils ont jugé qu’il valait mieux partir un jour plus tôt. »
- Des convocations, puis l’extermination… Et comme ce n’était jamais assez, dans un mois environ, tu vas émettre une directive ordonnant de renforcer la répression contre la population suspectée de résistance et tu vas donner plus de latitude à tes unités spéciales SS.
Adolf ne réagissant toujours pas, Saint Nicolas ajoute :
- Combien de personnes ont tenté de se cacher de toi ici, selon toi ?
- « À neuf heures et demie est arrivé Peter, le fils des Van Daan, un garçon de bientôt seize ans, un dadais timide et plutôt ennuyeux dont la compagnie ne promet pas grand-chose. Madame et Monsieur ont fait leur entrée une demi-heure plus tard ; à notre grande hilarité, Madame transportait dans son carton à chapeau un grand pot de chambre. Le premier jour où nous avons été réunis, nous avons mangé ensemble dans la bonne humeur et au bout de trois jours, nous avions tous les sept l’impression d’être devenus une grande famille ».
- Ben sept ! répond Adolf sur le ton de l’évidence en passant devant Saint Nicolas pour ressortir de la pièce.
Las d’être debout mais ne voulant pas s’asseoir sur le canapé ou sur une des chaises rangées autour de la table, il retourne dans l’escalier, époussète une marche et s’assoit dessus en prenant soin de lisser sa robe sous ses fesses, puis sur ses cuisses, comme il a vu certaines dames le faire parfois. Comme cela semble surprendre Saint Nicolas, il précise :
- Je ne veux pas salir cette robe que tu m’obliges à porter, si tu veux savoir ! Or rien n’est propre ici !
- Mais… tu as tout à fait raison de vouloir prendre soin de ton vêtement, Kitty ! lui répond Saint Nicolas un peu interdit.
- Pourquoi est-ce que tu me fais vivre tout ça ?
- Pour que tu prêtes enfin attention à certains menus détails de la vie des autres que tu n’as jamais voulu considérer, lui répond paternellement Saint Nicolas. Ils sont insignifiants pour toi, ces gens et ces détails, on le sait, pourtant ils sont sources d’émerveillement quand on veut bien les regarder de près. Tu es là pour ouvrir les yeux sur tout ça. Tu t’en es tenu si éloigné ! La preuve, tu préfères rester sur cet escalier plutôt que d’explorer leur résidence forcée !
Adolf opine du chef, laissant croire qu’il comprend la leçon, mais le commentaire qu’il bougonne ensuite se révèle décevant :
- C’est parce que j’en ai marre d’être ici. Je veux sortir et m’en aller mais je ne peux pas.
- Rien ne t’en empêche pourtant.
- Si. Cette robe que tu m’obliges à porter.
- L’extérieur te fait peur ? Tu crains d’être montré du doigt comme tu as voulu qu’on montre du doigt ceux que tu as contraint à se cacher ici ? Tu ne cours pourtant pas le même risque qu’eux, tu sais !
Adolf ne réagit pas. Il attend, espérant que son inaction suscitera une nouveauté dans les plans de Saint Nicolas.
- Tu veux retourner d’où tu viens pour retrouver ton joli costume militaire, peut-être ? Je t’y emmène tout de suite, si tu veux !
- Il ne se passe rien là-bas ! se désole Adolf. C’est démoralisant ! Ici non plus, tu me diras, il ne se passe pas grand-chose, mais…
Dans les yeux de Saint Nicolas, une clandestine lueur de satisfaction s’allume :
- Mais quoi ? C’est presque préférable, c’est ça ?
Adolf se retient d’approuver.
- Tu ne trouves pas que ces gens sont loin de ressembler à ceux que tu décris dans ton bouquin ?
Comprenant immédiatement ce à quoi Saint Nicolas veut faire référence, et oubliant de feindre une nouvelle fois une absence de mémoire, Adolf réagit :
- Attend de voir ! Dans peu de temps, ils vont montrer leurs vrais visages et tu verras que j’avais raison !
- « Ce n’est pas le grand amour entre Maman et Mme Van Daan, semble vouloir illustrer la voix. Les occasions de frictions ne manquent pas, pour ne citer qu’un exemple, je te raconterai que Madame a retiré de l’armoire à linge commune tous les draps sauf trois, elle a évidemment décidé que le linge de Maman pouvait servir à toute la famille. En plus, Madame est furieuse qu’on utilise son service plutôt que le nôtre ! »
Adolf se réjouit de ce témoignage. Il lève les yeux en direction de Saint Nicolas et déclare de manière sarcastique :
- Tu vois ? Ça commence exactement comme ça !
- « Note bien, Kitty, que les deux dames ici présentes parlent un néerlandais abominable. Si tu entendais leur charabia, tu serais pliée en deux ! »
Adolf, tout en s’étonnant lui-même de ne plus s’offusquer d’être appelé Kitty, enfonce le clou :
- Même la gamine le dit ! C’est gens sont vulgaires. En tout point ça colle avec ce que je disais !
- « La semaine dernière, un petit incident est venu rompre la monotonie de notre vie à cause d’un livre sur les femmes. Il faut que tu saches que Margot et Peter ont le droit de lire presque tous les livres mais ce livre-ci les adultes préféraient le garder pour eux. »
L’anecdote fait de nouveau réagir Adolf :
- Sotte, insolente, immorale… Voilà ce que va devenir cette engeance !
- « Cela excita immédiatement la curiosité de Peter. Que pouvait-il bien y avoir de défendu dans ce livre ? Il l’a subtilisé à sa mère pendant qu’elle était en train de bavarder en bas et a emporté son butin sous les combles. »
- Qu’est-ce que je disais ! On a déjà un petit voleur !
- « Pendant deux jours, tout s’est bien passé ; Mme Van Daan était parfaitement au courant de son manège, mais s’est bien gardée d’en parler jusqu’à ce que Monsieur découvre le pot aux roses. »
- Bravo, belle éducation !
- « Lui, en revanche, s’est mis en colère, il a confisqué le livre et a cru l’affaire réglée. »
- Heureusement qu’il y a le père pour veiller au grain !
- Il veille au grain comme veillait au grain sûrement le tien, non ? le nargue Saint Nicolas.
- Ça n’a rien à voir ! s’offusque aussitôt Adolf. Ma famille n’était pas juive et ma mère était une sainte !
- « Cependant, il avait compté sans la curiosité de son fils, que l’énergique intervention du papa n’avait nullement désarçonné. Peter avait trouvé le bon moment, celui où personne ne s’occupait du livre ni de lui. À sept heures et demie du soir, pendant que toute la famille écoutait la radio dans le bureau privé, il a repris son trésor et l’a emporté sous les combles. »
- Visiblement, ce gamin non plus n’est pas résolu à écouter ce que lui dit son père ! fait remarquer Saint Nicolas.
- « Il devait normalement être redescendu à huit heures et demie, mais le livre était si captivant qu’il n’a pas vu le temps passer, et il arriva en bas de l’escalier du grenier au moment précis où son père entrait dans la pièce. »
Adolf comprend avec surprise que la scène se déroule à l’endroit exact où ils se trouvent. Ses sens se mettent immédiatement en alerte, mais comme personne n’apparaît nulle part, de peur d’être ridicule, il se ressaisit.
- « On imagine la suite, tape, gifle, bourrade, voilà le livre sur la table et Peter sous les combles. »
À ce moment précis, le bruit d’un objet que l’on plaque violemment sur la table dans la pièce d’à côté, suivi de celui de la trappe du grenier qui se referme en claquant sèchement contre son cadre en bois, se font entendre. Par réflexe, Adolf bondit sur ses jambes tandis que la voix continue sa narration :
- « Trois jours de mines renfrognées, de silences butés, et tout a fini par rentrer dans l’ordre. »
- Trois jours et puis tout rentre dans l’ordre, tu imagines ? commente Saint Nicolas. Ce n’est pas comme certains qui s’entêtaient au point de faire du chantage aux résultats scolaires à leur vieux père, n’est-ce pas ?
Intrigué par l’événement de la trappe, Adolf soupire bruyamment pour montrer qu’il s’intéresse davantage à elle plutôt qu’à ce dernier commentaire.
- Te souviens-tu de ce que tu pensais à propos des Juifs à tes débuts ? lui demande soudain Saint Nicolas.
Sans que l’on sache si c’est lié au comportement étrange de la trappe ou à la méfiance qu’il nourrit envers les sermons de Saint Nicolas, Adolf fronce les sourcils.
- Laisse-moi te rafraichir la mémoire : "Il me serait difficile aujourd'hui de dire à quelle époque le nom de Juif éveilla pour la première fois en moi des idées particulières. Je ne me souviens pas d'avoir entendu prononcer ce mot dans la maison du vivant de mon père. Je crois que ce digne homme aurait considéré comme arriérés des gens qui auraient prononcé ce nom sur un certain ton. II avait, au cours de sa vie, fini par incliner à un cosmopolitisme plus ou moins déclaré qui, non seulement avait pu s’imposer à son esprit malgré ses convictions nationales très fermes, mais avait déteint sur moi."
Adolf lève aussitôt les yeux au ciel, comme pour se montrer à lui-même qu’il a eu raison de se méfier des sermons…
- Tiens donc ! On était chez toi à la fois nationalistes ET cosmopolites ? s’amuse Saint Nicolas.
- Tu mélanges tout ! se cabre Adolf en se rasseyant, le regard fuyant.
- "À l'école, rien ne me conduisit à modifier les idées prises à la maison. Ce fut seulement quand j'eus quatorze ou quinze ans que je tombai fréquemment sur le mot de Juif, surtout quand on causait politique. Ces propos m'inspiraient une légère aversion et je ne pouvais m'empêcher d'éprouver le sentiment désagréable qu'éveillaient chez moi, lorsque j'en étais témoin, les querelles au sujet des confessions religieuses. À cette époque, je ne voyais pas la question sous un autre aspect. Persuadé qu'ils avaient été persécutés pour leurs croyances, les propos défavorables tenus sur leur compte m'inspiraient une antipathie qui, parfois, allait jusqu'à l'horreur. Je ne soupçonnais pas encore qu'il pût y avoir des adversaires systématiques des Juifs." lui rappelle encore Saint Nicolas.
Adolf vit mal la confrontation que lui impose Saint Nicolas avec ses anciens écrits.
- Tu aurais dû t’en tenir à ça, tu sais Adolf !
- Tu mélanges tout, je te dis !
- "Bien qu'alors Vienne comptât près de deux cent mille Juifs sur deux millions d'âmes, je ne les remarquais pas. Je ne voyais encore dans le Juif qu'un homme d'une confession différente et je continuais à réprouver, au nom de la tolérance et de l'humanité, toute hostilité issue de considérations religieuses. En particulier, le ton de la presse antisémite de Vienne me paraissait indigne des traditions d'un grand peuple civilisé. J'étais obsédé par le souvenir de certains événements remontant au Moyen Âge et que je n'aurais pas voulu voir se répéter." Quand on connaît la suite, on se dit que c’est ahurissant, conviens-en !
Adolf demeure coi face au sermon qui dure et se demande si la trappe n’aurait pas été claquée par un fantôme.
- "Si mon jugement sur l'antisémitisme se modifia avec le temps, ce fut bien là ma plus pénible conversion. Elle m'a coûté les plus durs combats intérieurs" insiste encore Saint Nicolas.
- Ça va ? Tu t’amuses bien ? finit par grogner Adolf.
- "Un jour où je traversais la vieille ville, je rencontrai tout à coup un personnage en long caftan avec des boucles de cheveux noirs. Est-ce là un Juif ? Telle fut ma première pensée. À Linz, ils n'avaient pas cet aspect-là. J'examinai l'homme â la dérobée. Était-ce là aussi un Allemand ?"
- Les enfants sont au courant, qu’en vrai, ta compagnie est plutôt pénible ?
- Les enfants ne me craignent pas, Adolf ! Ils savent que je leur veux du bien. Même s’ils sont parfois intimidés à l’idée de me rencontrer, ils aiment ce que je représente. Ce qui n’est pas ton cas. Toi, ton choix de devenir un tyran après avoir renié ton éducation à fait de toi un méchant qui tétanise aussi bien les grands que les petits !
- « Mme Van Daan est insupportable. Madame a trouvé un nouveau truc, maintenant elle a décidé qu’elle ne voulait plus laver les casseroles, et quand il reste une petite bricole, elle ne la met pas dans un récipient en verre mais la laisse se gâter dans la casserole. »
Un bref bruit de vaisselle que l’on lave se fait entendre et inquiète Adolf :
- Tu sais quoi ? dit-il. Cette femme dont parle la gamine, elle a un point en commun avec toi : elle est pénible ! Et je la plains, cette petite !
- Éprouverais-tu de l’empathie pour cette jeune fille juive ?
Occupé à vérifier si le bruit de vaisselle se reproduit avant de se décider à pénétrer dans la pièce pour vérifier si quelqu’un s’y trouve, Adolf ne relève pas.
- « Je venais de te parler de Madame quand elle est arrivée, et hop ! Je ferme le livre. - Hé, Anne, tu me fais voir ce que tu écris ! - Non, madame. – Juste la dernière page ? – Non plus, madame. J’ai eu une sacrée trouille parce qu’à cette page, elle ne se trouvait pas décrite sous son meilleur jour ! »
- Bien fait pour elle ! se réjouit Adolf qui, lui aussi, trouve casse-pied cette Mme Van Daan et qui est satisfait de pouvoir mettre, pour la première fois, un prénom sur la voix : Anne.
- 3 -
Le smartphone
- Je dois m’absenter, déclare soudain Saint Nicolas.
- Ah très bien ! On va où cette fois ? se réjouit Adolf.
- Non, toi, tu restes ici, Kitty.
- Quoi ? Tu me laisses ici tout seul ?
- Aurais-tu peur ? ironise Saint Nicolas qui sans attendre et en un clin d’œil, sans qu’il soit besoin de se déplacer physiquement, propulse leur duo dans le grenier où s’empilent sur un meuble à étagères des vivres que l’on tente de protéger contre les rats grâce à des moustiquaires.
Constatant où ils se trouvent, Adolf s’exclame :
- Il est hors de question que tu me laisses ici tout seul ! Je te préviens !
- C’est ça ou le retour où tu sais !
- Je choisis le retour !
Saint Nicolas n’est pas surpris de cette réaction, il s’y attendait :
- Tu es sûr de ne pas vouloir y réfléchir un peu avant de…
- C’est tout réfléchi ! le coupe Adolf.
- Bon, comme tu voudras.
En bon spécialiste de la télétransportation, Saint Nicolas conduit aussitôt Adolf dans l’infiniment blanc du début. Le changement de lieu est, là aussi, immédiat, ainsi que le changement de corps et de tenue vestimentaire. L’ancien dictateur retrouve avec plaisir son uniforme militaire qu’il se met à caresser avec un tel contentement que Saint Nicolas ne peut s’empêcher d’en ressentir un sentiment d’amertume.
- Qu’est-ce que vous faites-là ? interroge brusquement Jésus au moment d’apparaître devant eux comme s’il épiait chacun de leurs va-et-vient.
- Ha ! Te voilà ! réagit Saint Nicolas. J’espérais justement que tu apparaisses car j’ai besoin de te parler de quelque chose.
- Pourquoi il est là, lui ? veut savoir Jésus en désignant Adolf du menton.
- Il avait peur de rester tout seul et a préféré me suivre.
- Pas du tout ! se défend Adolf l’air altier. Apprenez, Monsieur, qu’à aucun moment je n’ai eu peur de quoi que ce soit !
- C’est ça oui, ricane Saint Nicolas, on lui dira !
Puis, s’adressant à Jésus en aparté comme s’il devait se justifier auprès de lui :
- On ne tirera rien de lui ! déplore-t-il. Faut laisser tomber ! Il est totalement étanche, ce type ! Il fait partie de ceux pour qui l’expérience ne sert à rien ! En plus, j’ai du boulot qui m’attend, moi !
- Ce n’est pas du tout ce qui était prévu, Nicolas ! objecte Jésus. Ce n’est pourtant pas dans tes habitudes de vouloir renoncer de la sorte.
- Oui, je sais, s’excuse humblement Saint Nicolas, mais là je sens que ça ne va pas être possible ! Il est hermétique ce type ! Obtus et enfermé dans son système ! Et puis, je te le redis, j’ai ma tournée à préparer !
- Allons Nicolas ! Tu sais tout aussi bien que moi que tu n’as aucun souci à te faire à propos de ta tournée. Tout se passera comme prévu. La magie de Noël sera, comme à chaque fois, au rendez-vous, ne t’en fais pas.
Jésus sait qu’en dépit de ses craintes au sujet de sa tournée qu’il voit approcher à grands pas, Saint Nicolas a foi en lui, aussi le presse-t-il :
- Que décides-tu ?
- Avec lui, j’ai parfois la même envie qu’avec Arius et ça me fait un peu peur… confesse Saint Nicolas.
- C’est qui Arius ? intervient Adolf qui tendait l’oreille.
Saint Nicolas lance un regard exaspéré en direction de Jésus pour lui faire comprendre qu’il a vraiment du mal à rester zen avec l’ancien dictateur.
- C’est le théologien à l’origine de l’arianisme, lui précise sèchement Jésus sans un regard pour lui.
- Ah, mais je pense que tu fais erreur ! le corrige Adolf avec suffisance. Tu confonds avec Houston Steward Chamberlain !
- Non mais tu l’entends ? Tu comprends maintenant ? se plaint Saint Nicolas en prenant Jésus à témoin.
- Calme toi, s’il te plait, et explique lui ! tempère ce dernier.
Le visage de Saint Nicolas s’assombrit. Le souvenir d’Arius date de l’époque du Concile de Nicée et réveille en lui un regret ; un geste resté célèbre que Jésus a toujours désapprouvé… Une gifle.
- Tu te trompes Adolf. Les disciples d’Arius ce sont les ariens et sa doctrine c’est l’arianisme. Ça n’a rien à voir avec ton concept de bons aryens, mauvais en tout !
Le jeu de mot amuse Jésus :
- Ton goût pour les bons mots me surprendra toujours, Nicolas !
- Ça te cloue, n’est-ce pas ? surenchérit spontanément Saint Nicolas.
Mais Jésus ne semble pas apprécier ce second trait d’humour. Avec équanimité, il désigne Adolf que le calembour fait ricaner en secret :
- Tu n’amuses que le chancelier.
Tandis qu’il se tourne vers Adolf pour constater son ricanement, l’évêque sait ce qu’attend Jésus de lui. Dévoué, il demande à Adolf :
- Tu sais ce qui t’attend ici, n’est-ce pas ?
- Non. Qu’est-ce qui m’attend ? fait semblant de ne pas savoir Adolf.
- Tu le sais très bien. La même chose qu’avant. Rien si ce n’est le vide, l’absence, le silence, la solitude…
- Et ta mémoire ! ajoute Jésus.
Adolf fait mine de réfléchir, mais Saint Nicolas sait parfaitement bien qu’il cherche à gagner du temps :
- Bon, quel est ton choix ?
- Je ne l’ai pas beaucoup eu jusqu’à présent !
- Hé bien, désormais tu l’as ! Et ça fait précisément toute la différence ! le tance Jésus.
- Je veux garder mon uniforme !
- Je ne te garantis rien, lui répond Saint Nicolas.
Adolf hésite. Il est mis face à un choix qui ne lui convient pas, il aimerait être plus malin et imposer une alternative, mais rien ne lui vient à l’esprit.
- Tu resteras avec moi si on retourne en bas ? demande-t-il en s’adressant à Saint Nicolas.
Aussitôt, Jésus affiche un sourire de satisfaction et disparaît sans prévenir.
- Quel malpoli ! s’indigne aussitôt Adolf qui voit là l’occasion de grappiller quelques secondes de polémique avant d’être obligé de partir. Il aurait pu nous saluer avant de filer comme un malpropre !
- Qu’est-ce que tu crois ? Qu’il allait s’éterniser, peut-être ? Ou bien c’est sa présence qui te manque déjà ? ironise Saint Nicolas.
Adolf ne répond pas et hausse machinalement les épaules avant de constater qu’il se trouve une nouvelle fois à l’intérieur de l’immeuble du 263 Prinsengracht, sur le palier où se trouvait la porte d’entrée grise de la cachette baptisée « Annexe ». Sauf que là, la porte grise a disparu et une bibliothèque pivotante la remplace. Elle est grande ouverte, comme figée depuis longtemps dans cette position. Une file de jeunes gens en âge d’être au collège termine de s’y engouffrer à la queue leu leu. Le dernier de la file, un jeune homme aux cheveux blonds, le bas du visage recouvert d’un masque et vêtu de la tête aux pieds d’un survêtement noir estampillé Hugo Boss à l’aide de lettres blanches et voyantes, aperçoit Adolf et le met aussitôt en joue avec son smartphone, sans se frapper de cette apparition soudaine. Tandis qu’il est filmé sans le savoir, Adolf, qui a remarqué le logo, s’adresse à lui :
- Vous êtes de la famille ?
- Quelle famille ?
- Le nom inscrit sur votre vêtement, vous êtes de la famille ?
- Ben non c’est juste une marque ! précise le jeune homme avec évidence.
- Ha. Parce que je l’ai bien connu, moi, Monsieur Boss, vous savez ! Je constate avec plaisir qu’il habille autant qu’autrefois la jeunesse !
Le jeune homme ne répond pas et continue de filmer tandis qu’une voix féminine s’approche de lui :
- Kévin, qu’est-ce que tu fais ? Je t’ai déjà dit de rester avec le groupe !
- Madame ! Y a un acteur en costume nazi ! lui explique le jeune homme sans s’émouvoir. En plus, il n’a pas de masque !
Intriguée, la dame en question fait un pas hors de l’Annexe et découvre Adolf avec stupeur. Elle est âgée, professeure d’histoire du jeune Kévin et proche de la retraite, et échappe un petit cri derrière le masque en tissu qu’elle porte elle aussi :
- Oh mon dieu !
Adolf l’observe sans réagir. Contenant du mieux possible son trouble mâtiné de dégoût face à ce surprenant sosie du Führer, la petite dame s’interroge :
- Excusez-moi, monsieur, mais je viens ici avec mes élèves régulièrement et c’est la première fois que la direction du musée décide de… Je ne comprends pas très bien la raison de votre déguisement et de votre présence ici.
De façon assez curieuse, Adolf s’inquiète de voir autant de gens visiter la cachette d’Anne. Il craint qu’ils ne l’aient fait fuir, aussi répond-il sèchement à la dame :
- Vous êtes une ignorante, Madame ! Contrairement à vous, je ne suis pas déguisé. Ne savez-vous pas qui je suis ?
Interloquée, la professeure pose une main sur sa poitrine et balbutie :
- Mais, je ne comprends pas…
Sans savoir qu’il incarne aux yeux de cette petite dame juive le mal absolu, Adolf se montre cinglant :
- Je suis surpris de vous savoir enseignante, Madame ! Vous exercez en école juive ? Est-ce pour cela que vous et vos élèves cachez vos visages ?
La dame se met aussitôt à suffoquer en produisant d’inquiétants sifflements de bronches. Elle baisse son masque pour mieux respirer, recule d’un pas et butte contre son élève en survêtement qui s’était posté derrière elle pour mieux filmer les deux adultes. Elle sursaute à son contact, se retourne vers lui en poussant un second petit cri apeuré, avant de lui asséner par réflexe un coup de sac à main sur l’épaule comme s’il l’eut agressée. Adolf fait un pas vers elle le bras tendu comme pour la maîtriser et défendre le jeune ami d’Hugo Boss, mais elle s’en prend aussitôt à lui en lui assénant à son tour plusieurs coups de sac sans discernement. Touché à la tempe, Adolf lève les bras pour se protéger et recule vers l’escalier qui débouche sur la petite plateforme où ils se trouvent. L’agitation a attiré d’autres élèves masqués qui ont rebroussé chemin et qui se mettent tous à filmer la scène tandis que le gardien à l’étage inférieur se précipite vers ce qui lui semble être un début de pugilat. Il aperçoit une dame qui, masque défait, fait reculer à coups de sac à main un homme en costume militaire allemand sur le point de vaciller dans l’escalier. Il se précipite et s’interpose, manque de recevoir lui aussi un coup de sac sur la tête au moment précis où la dame fait un malaise et se laisse choir dans ses bras, tandis qu’Adolf bascule et roule boule jusqu’en bas des marches sous l’œil des smartphones voyeurs qui filment tout en direct pour les réseaux sociaux.
Sonné, Adolf, qu’une douleur vive au niveau des côtes fait grimacer, mets plusieurs secondes à reprendre ses esprits. Il gît sur le sol, prend conscience que son corps, contrairement à son séjour là-haut dans les limbes, ressent ici-bas et comme autrefois les déplaisants inconvénients d’être fait d’os et de chair. Il se demande s’il ne s’est pas cassé quelque chose dans sa chute, tant la douleur qu’il ressent est vive dans son dos. Tandis qu’il tente de se relever sous le regard voyeur des objectifs qui le filment depuis le palier, Saint Nicolas le rejoint en s’interrogeant à voix haute pourquoi, au moment d’intervenir de concert avec le gardien pour empêcher les coups de sac à main de la dame, rien ne s’est passé.
- Je ne comprends pas ce qui s’est passé ! Ça n’a pas fonctionné comme prévu !
Le transfert s’est manifestement mal déroulé pour lui. Il ne s’est pas matérialisé, il est resté une entité invisible aux yeux de tous, sauf d’Adolf, et s’est révélé incapable d’intervenir pour arrêter les coups. Il tend un bras secourable vers Adolf pour l’aider à se relever, mais constate que si Adolf peut le voir, il ne peut pas le toucher. Déconcerté, il se concentre quelques secondes pour tenter de les renvoyer tout deux là-haut et quitter au plus vite la mauvaise scène dans laquelle il les a fourrés. Sans se rendre compte du voyage qui est en train de se passer, Adolf refuse la main qu’a tendue vers lui Saint Nicolas et, tout en grognant, se relève avec milles difficultés. Mais cette fois encore, ils ne sont pas arrivés à bon port ! Un homme court et massif, le visage dissimulé derrière un masque chirurgical, se précipite vers eux en hurlant. Le décor n’est ni celui du 263 Prinsengracht ni celui des limbes, mais celui d’un hangar sombre au milieu duquel trônent des caméras de cinéma, une rue factice éclairée par des projecteurs et une bonne cinquantaine de personnes portant toutes des masques chirurgicaux. L’homme les invective durement mais son propos est confus ; il hurle de toutes ses forces que ce que font Adolf et Saint Nicolas est inexcusable, qu’il s’agit d’un manquement coupable à la sécurité en ne portant pas de masque, que ses producteurs hollywoodiens mécontents vont mettre à cause d’eux des centaines de personnes au chômage si le film qu’il dirige n’est pas terminé à temps et que pour éviter cela c’est eux deux qu’il va licencier personnellement !
Mais il n’a pas le temps d’aller plus loin. Après avoir proféré un juron, Saint Nicolas glisse à Adolf qu’il s’est encore trompé d’époque et de destination. Puis, il les propulse tout deux dans le grenier où Adolf ne voulait pas rester seul.
- Ouf ! souffle Saint Nicolas. Quelle agitation ! Excuse-moi, Kitty, je me suis trompé coup sur coup ! Je ne sais pas ce qui m’a prit, je…
- Non mais c’était quoi tout ce cirque ?! se plaint Adolf qui ne s’est pas encore rendu compte qu’il est redevenu Kitty.
- Je ne sais pas ce qui s’est passé, je… balbutie Saint Nicolas.
- C’étaient qui tout ces agités ?!
- Je crois que je fais un burn-out, se justifie Saint Nicolas. J’ai trop de trucs à gérer, là ! C’est une énorme charge mentale que de s’occuper de toi, en fait !
- C’est possible d’avoir un peu d’ordre ?! réclame Adolf avec autorité. Ou c’est trop demander ?
Saint Nicolas se fige aussitôt de consternation.
- De l’ordre ! répète Adolf. Ce n’est pas compliqué !
- De l’ordre, de l’ordre… Tu n’as décidément que ce mot à la bouche, toi !
- Exactement ! De l’ordre ! C’est comme ça que ça marche ! approuve Adolf. Des idées simples ! Des objectifs simples ! De la méthode et de la rigueur ! Voilà ce qu’il faut !
- Ça ! Pour ce qui est d’avoir des idées simples, on peut te faire confiance ! le raille Saint Nicolas. Je dirais même simplistes ! Et on sait tous ce que ça a donné ! Le plus grand désordre mondial jamais connu sur Terre ! Tu devrais pourtant savoir que la vie sur Terre n’a pas tant besoin de sérieux ! Que c’est une comédie !
Constatant enfin qu’il n’est plus lui-même mais Kitty, Adolf s’exaspère :
- Encore cette robe ?! Je t’avais dit vouloir garder mon uniforme !
- Écoute-moi bien, Adolf ! Comme je te l’ai dit tout à l’heure, j’ai une tournée à préparer et ce n’est pas une mince affaire, tu peux me croire ! C’est même ma priorité. Et je ne peux pas t’emmener avec moi…
- Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? veut lui faire préciser Adolf.
- Peu importe ! Mais on va rester en contact, lui précise Saint Nicolas avant de lui tendre un objet plat et rectangulaire.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Un smartphone.
- Un quoi ?
- Un objet similaire à ceux que tu as vu entre les mains des jeunes gens tout à l’heure. C’est très en vogue, j’en ai d’ailleurs des milliers à livrer cette année encore. C’est beaucoup plus sophistiqué et beaucoup plus utile que ton Schwerer Gustav ! Si ça vibre ou si une musique retentit, tu touches la vitre avec ton doigt et tu observes, c’est assez intuitif, tu devrais t’en sortir.
Encore tout étourdi par la succession d’évènements, Adolf ausculte l’objet avec perplexité tandis que Saint Nicolas disparaît sans prévenir.
- « Quand Papa a commencé à parler d’entrer dans la clandestinité, il disait qu’il nous serait très difficile de vivre complètement coupés du monde. » intervient la voix dont Adolf connaît maintenant le prénom.
Même s’il fait mine de regretter son retour en levant brièvement les yeux au ciel et en affichant une moue qui voudrait dire qu’il ne veut pas y prêter attention, il ne peut s’empêcher de contredire sa pensée et reconnaître qu’en réalité la présence de cette voix lui va bien. Elle réconforte sa solitude et l’aide à refouler en lui son anxiété d’avoir été laissé seul. Peu enclin à explorer sans compagnie les pièces autres que le vieux grenier où il se trouve et à déambuler dans tout le bâtiment comme Saint Nicolas le lui a pourtant proposé un peu plus tôt, il se met à inspecter le smartphone qu’il lui a laissé tout en se donnant de faux-airs d’abnégation, lui le délaissé.
- « Le ton grave de Papa m’inquiétait. Je lui ai demandé pourquoi il parlait de nous cacher. » dit Anne.
Adolf a bien sûr la réponse, mais il préfère se tenir à distance de l’histoire qui est narrée en ne se replaçant pas comme personnage qui en a fait partie. Un déni avec lequel il sait pouvoir composer…
- « "Ne te tracasse pas, nous nous occuperons de tout, profite bien de ta vie insouciante pendant qu’il en est encore temps !" dit encore Anne en rapportant les paroles rassurantes de son père. »
Adolf regrette que le discours qu’il entend soit cafardeux :
- Ça ne m’aide pas vraiment à supporter mon pauvre sort, tout ça ! pense-t-il en se tâtant le dos et au moment précis où Saint Nicolas reparaît devant lui de manière soudaine.
- Tu as oublié quelque chose ? sursaute-t-il.
Le regard plongé dans celui de l’ex-dictateur, Saint Nicolas n’est revenu que pour lui rappeler une de ses propres phrases :
- "La vie que j'avais menée jusqu'alors à la maison était sensiblement celle de tous les jeunes gens de mon âge : j'ignorais le souci du lendemain et il n'y avait pas pour moi de problème social." cite-t-il simplement.
- T’es revenu uniquement pour me dire ça ?
- Des parents qui cherchent à protéger l’enfance sacrée de leur rejeton, toi aussi tu en as fait l’expérience ! Souviens-toi de ça ! commente Saint Nicolas avant de disparaître de nouveau.
Dehors, le vent se met à agiter les branches d’un arbre presque aussi haut que l’immeuble.
- « À quoi bon, oh à quoi bon cette guerre, pourquoi les gens ne peuvent-ils vivre en paix, pourquoi faut-il tout anéantir ? Pourquoi dépense-t-on chaque jour des millions pour la guerre et pas un sou pour la médecine, pour les artistes, pour les pauvres ? » se met à regretter Anne.
Le bruit des branches qui s’agitent vient d’une petite fenêtre dans le pignon de la toiture. L’intérêt que porte Anne aux artistes plaît à Adolf, mais le reste l’ennuie, aussi le bruit à l’extérieur emporte sa curiosité.
- « Pourquoi les hommes sont-ils si fous ? Il y a chez eux un besoin de ravager, un besoin de frapper à mort, d’assassiner et de s’enivrer de violence ! »
En s’approchant, Adolf remarque un châtaigner de grande taille dont l’apparition, de façon assez inattendue, réveille en lui des souvenirs de jeune homme, comme sa première fois au théâtre où il vit Guillaume Tell, puis son premier opéra durant lequel il ressentit un enthousiasme sans limite une fois le rideau levé. Des souvenirs plaisants qui lui donnent envie d’ouvrir la fenêtre et de s’envoler pour fuir ce grenier poussiéreux qui le retient prisonnier, mais son corps de fillette lui paraît si frêle, si engourdi ! Si seulement on lui avait laissé son corps d’origine, il aurait pu tenter une évasion !
Sa rêverie est soudainement interrompue par le smartphone que Saint Nicolas lui a confié. Il s’est mis à vibrer et l’a surpris au point qu’il l’a lâché et l’a laissé tomber sur le plancher. Comme les vibrations résonnent maintenant bruyamment dans tout le grenier, il se penche pour observer l’objet. Sur la face qu’il présente, il y a le dessin d’une pomme dans laquelle on a croqué. Adolf pense alors que l’objet appartient à Jésus et que le logo est symbolique. L’autre face, celle contre le sol, semble s’être éclairée d’elle-même, mais au moment de retourner le smartphone, les vibrations cessent, tandis que sur l’écran vitré apparait une mention indiquant qu’un appel a été reçu. Adolf ne comprend pas ce que tout cela veut dire. Puis, accompagnée d’un tintement court de clochette, apparaît une mention stipulant cette fois que c’est un message qui a été reçu. Adolf ne comprend pas davantage mais, se souvenant des consignes de Saint Nicolas, il effleure du bout du doigt l’écran et, par une sorte de magie, ladite mention se transforme en un texte court :
« Le père d’Anne a lui aussi servi dans l’armée allemande en tant qu’officier de réserve dans le 7e régiment d’artillerie durant la 1ère guerre mondiale. Appelé sur le front ouest, il se trouvait dans le secteur de Cambrai en nov. 1916, secteur que tu as quitté le mois précédent, après y avoir été blessé. »
Le tout est signé Saint Nicolas.
L’esprit d’Adolf s’attarde sur le message. L’information qu’il contient le déroute. Le père d’Anne serait un ancien officier allemand qu’il aurait pu croiser sur le front à l’époque où il était jeune soldat ? Un compagnon d’infortune ?
Mais un autre message accompagné du même tintement de clochette le surprend une nouvelle fois :
« Promu lieutenant en 18, il a lui aussi été décoré de la croix de fer, comme le père de Bernile et toi. »
Dehors, le vent fait de nouveau se balancer les branches du châtaigner, au moment où un troisième message s’affiche :
« À la fin de la guerre, après l’armistice et avant de rentrer chez lui, il s’est fait un devoir de reconduire chez leurs propriétaires certains chevaux que son régiment avait réquisitionnés. J’espère que tu apprécies le sens de l’honneur de cet officier à la fois allemand et juif ! »
Puis, plusieurs messages s’enchainent en tintant :
« Tu te souviens de cette phrase ? "Un Juif n'est pas un Allemand, je le savais définitivement pour le repos de mon esprit". C’est de toi ! »
« Dans ses lettres, il ne s’est jamais plaint de ses conditions de soldat sur le front, sauf une fois où il dit : "Un homme seul ici n’est qu’une demi-vie. Mes pensées errent ici et là mais elles ne se fixent sur rien. Ici, on pense au passé et on planifie l'avenir, mais tout cela n’est qu’un jeu inutile qui procure un sentiment étrange." »
Fidèle à son habitude de ne pas s’intéresser aux choses quand elles ne lui plaisent pas, Adolf veut ignorer ces dernières remarques, mais une vibration répétée et des notes de musique le rappellent à l’ordre. Sur la vitre noire, le nom de Saint Nicolas apparaît en lettres blanches et surmonte un rond rouge et un rond vert qu’il examine sans réagir jusqu’à ce que tout cesse. Une seconde plus tard, un nouveau message apparaît : « Utilise le bouton vert ! »
Adolf inspecte l’objet sous toutes ses faces, le tourne et le retourne, mais il ne trouve aucun bouton vert sur lequel appuyer jusqu’à ce que tout se remette à vibrer et à tinter. Il comprend que c’est sur le rond vert qui vient d’apparaître sur l’écran qu’il faut appuyer, chose qu’à plusieurs reprises il fait avec rudesse sans que rien ne se passe, appuyant si fort qu’il manque de briser la vitre, jusqu’à ce que tout cesse de nouveau. Une seconde plus tard, un message apparaît encore :
« N’appuie pas si fort, espèce de brute ! Un simple contact léger et rapide suffit ! »
Puis, tout se remet une nouvelle fois à vibrer en musique. Adolf effleure cette fois ledit bouton vert comme le ferait un gamin avec le cadavre d’un insecte repoussant pour vérifier qu’il est bien mort. Les ronds vert et rouge disparaissent au profit d’un chronomètre qui se met à égrener le temps, tandis que l’objet se met à parler tout seul :
- Approche le téléphone de ton oreille, bon sang ! crie la voix de Saint Nicolas dans l’invisible haut-parleur.
« Cette chose est donc un téléphone ? » s’étonne Adolf avant de le porter à son oreille.
- Les Juifs ne sont pas des Allemands, disais-tu ? Que penses-tu de tes préjugés nationalistes désormais ?
Aussitôt, Adolf se renferme. Décidément, aux reproches que lui fait Saint Nicolas, il préfère le récit que fait Anne de sa vie, songe-t-il en contemplant le châtaigner dehors avant de laisser pendre au bout de son bras ce téléphone dont la voix, à l’autre bout de la ligne, l’agace.
- "Un chef qui doit abandonner ses théories générales parce que reconnues fausses, n'agit avec dignité que s'il est prêt à en subir toutes les conséquences en répondant de ses décisions sur ses biens et sur sa vie !", crie maintenant le haut parleur en imitant la voix d’Adolf.
- Je pensais agir selon l'esprit du Tout-Puissant… se met à murmurer Adolf en faisant référence au passage de son propre livre qu’il a reconnu être cité par sa propre voix.
Puis, se laissant fasciner par le vent qui forcit et qui agite plus durement les branches, il ajoute :
- En me défendant contre les Juifs, je combattais pour défendre son œuvre… Si un peuple succombe dans sa lutte pour les droits de l'Homme, c'est qu'il a été pesé sur la balance du sort et a été trouvé trop léger pour avoir droit au bonheur de l'existence… Car celui qui n'est pas capable de lutter est prédestiné à sa perte par la Providence… récite-t-il en se remémorant les écrits de son manifeste.
- Ce sont des paroles d’illuminé, Adolf ! le coupe Saint Nicolas au téléphone. La Providence n’a rien à voir là-dedans !
- La doctrine juive du marxisme rejette le principe aristocratique observé par la nature, et met à la place du privilège éternel de la force et de l'énergie, la prédominance du nombre et son poids mort ! récite encore Adolf, comme hypnotisé. Elle nie la valeur individuelle de l'homme, conteste l'importance de l'entité ethnique et de la race !
- Adolf ?!
- Si le Juif remporte la victoire sur les peuples de ce monde, son diadème sera la couronne mortuaire de l'humanité ! scande maintenant Adolf dont l’esprit, allant crescendo, commence à s’exalter. Alors notre planète recommencera à parcourir l'éther comme elle l'a fait il y a des millions d'années : il n'y aura plus d'hommes à sa surface !
- Adolf ?! Tu m’entends ? s’inquiète Saint Nicolas. C’était des conneries tout ça ! Reviens sur Terre !
Mais Adolf ne l’écoute pas. Le regard plongé dans le lointain et son corps de jeune fille raidi par le garde-à-vous exagéré qu’il lui impose, il récite ses anciens écrits, comme possédé :
- On ne doit pas oublier que le but suprême de l'existence des hommes n'est pas la conservation d'un État : c'est la conservation de leur race ! Heil Hitler ! conclut-il en exécutant un salut nazi moins réglementaire et spectaculaire que celui qu’il imposait à ses troupes.
- Adolf ! C’est de la théorie fumeuse tout ça ! crie Saint Nicolas dans le combiné. Ce n’est que pure folie ! Ressaisis-toi !
- « Hier soir, Papa a encore fait toute une comédie ! intervient Anne la voix enjouée. Il était abruti de sommeil et s’est écroulé sur son lit, là il a eu froid aux pieds, je lui ai mis mes chaussons de nuit. Cinq minutes plus tard, il les avait déjà reposés à côté de son lit. Puis, la lumière le dérangeait et il a enfoncé sa tête sous les couvertures. Quand on a éteint la lumière, il a montré tout doucement le bout de son nez, c’était trop comique. »
L’anecdote a pour effet d’interrompre brutalement Adolf dans ses incantations délirantes et hallucinées et d’accentuer le silence qui règne maintenant dans le grenier. Étourdi, Adolf quitte peu à peu son état d’hypnose et remarque que le châtaigner ne bouge plus, comme écrasé par ce qui vient d’être dit.
Au bout d’un moment, la voix d’Anne revient et raconte cette fois que, pour la énième fois, Mme Van Daan est mal lunée et d’une humeur massacrante. Anne lui reproche de faire partie de ces personnes qui éprouvent un plaisir particulier à éduquer non seulement leurs propres enfants mais aussi ceux des autres.
- « Plus d’une fois, à table, c’est un feu croisé de réprimandes et de réponses insolentes. Papa et Maman prennent toujours ma défense avec vigueur, sans eux, je ne pourrais pas reprendre constamment la lutte avec autant d’assurance. Bien qu’ils me répètent sans cesse d’être moins bavarde, de ne pas me mêler des affaires des autres et d’être plus effacée, j’échoue plus souvent que je ne réussis et sans la patience de Papa, il y a longtemps que j’aurais abandonné tout espoir de satisfaire un jour aux exigences parentales, qui n’ont pourtant rien d’abusif. »
- Qu’est-ce qui se passe encore ? soupire Adolf qui, encore un peu groggy, essaye d’imaginer la scène que décrit Anne.
Anne précise les circonstances qui la font parler ainsi ; lors d’un repas pris en commun, alors qu’elle déclinait les légumes verts qu’elle n’aime pas et assurait préférer se contenter des pommes de terre, elle se voit plusieurs fois invitée avec insistance par Mme Van Daan pour en manger malgré ses refus polis, au point de provoquer l’ire de cette dernière qui, critiquant ouvertement son comportement et l’éducation qu’elle reçoit de ses parents, vante les vertus de celle qu’elle reçut elle-même étant enfant.
- « "Vous auriez dû voir comment ça se passait chez nous, veut l’imiter Anne. Là au moins on savait élever les enfants, Anne est beaucoup trop gâtée, moi je ne le tolèrerais jamais si Anne était ma fille". Voilà par où commencent et finissent toutes ses tirades : "Si Anne était ma fille". Heureusement, ce n’est pas le cas. Puis Papa répondit : "Je trouve Anne très bien élevée ; au moins, elle a appris à ne pas répondre à vos longs sermons." »
Adolf se désole de n’avoir pas connu pareil soutien de la part de son père. Au contraire, l’attitude de ce dernier se rapprochait de celle de l’antipathique Mme Van Daan, ce qui fait qu’imperceptiblement, au gré des confidences que fait Anne, il commence à apprécier le récit de son quotidien. Certes, il le replonge dans sa propre enfance et le fait regretter qu’il n’en eût pas été de même avec son père à la maison, mais il l’éloigne des limbes, des tourments de sa mémoire et des remontrances que lui fait sans cesse Saint Nicolas. Dans ce moment précis, il se rend compte qu’un récit comme celui-là peut se révéler être d’assez bonne compagnie. Il se souvient avoir été lui aussi critiqué pour son manque de componction au moment d’être sermonné, de ne pas facilement baisser les yeux et de ne pas savoir garder une attitude de contrition, refusant presque toujours de s’effacer. L’attitude de Anne face à cette Mme Van Daan apaise son esprit, mais l’anecdote qui vient ensuite vient chambouler ce petit moment de concorde :
- « Hier, j’ai eu une peur bleue. À huit heures on a entendu un coup de sonnette retentissant ; j’ai tout de suite pensé que quelqu’un venait, tu devines qui. »
Aussitôt, une sorte de nervosité reprend possession d’Adolf.
- « Nos nombreux amis juifs sont emmenés par groupes entiers, explique Anne. La Gestapo ne prend vraiment pas de gants avec ces gens, on les transporte à Westerbork, le grand camp pour Juifs en Drenthe, dans des wagons à bestiaux. La radio anglaise parle d’asphyxie par les gaz ; c’est peut-être la méthode d’élimination la plus rapide. »
- Elle finira par y aller elle aussi, commente Saint Nicolas dans le téléphone toujours allumé. Puis, ce sera Auschwitz et Bergen-Belsen…
Adolf jette un regard venimeux sur l’objet : « Comment est-ce qu’on éteint cette chose ? » se demande-t-il en essayant de se concentrer sur la distraction qu’il offre à sa conscience.
- « As-tu déjà entendu parler d’otages ? demande Anne de son côté, comme pour ruiner ses efforts d’échapper à sa syndérèse. C’est leur dernière trouvaille en fait de punition pour les saboteurs. »
Anne se met alors à décrire par le menu le sort réservé aux innocents dont elle parle, d’abord emprisonnés puis injustement exécutés par la Gestapo en les alignant contre un mur si quelqu’un d’autre venait à commettre un acte de sabotage.
- « C’est la chose la plus atroce qu’on puisse imaginer. » se révolte Anne qui précise que la mort de ces otages est ensuite cyniquement annoncée dans les journaux comme étant le résultat d’un accident fatal dont elle n’est pas dupe. Un peuple reluisant, ces Allemands, et dire que j’en fais partie ! », conclut-elle.
- Et moi, dire que je commençais à apprécier la présence de ton blabla ! se crispe Adolf.
- "Transformer un peuple en nation présuppose la création d'un milieu social sain, plateforme nécessaire pour l'éducation de l'individu", intervient Saint Nicolas dans le haut parleur du téléphone. Tu te souviens de ça ? "Seul, celui qui aura appris, dans sa famille et à l'école, à apprécier la grandeur intellectuelle, économique et surtout politique de son pays, pourra ressentir l'orgueil de lui appartenir."
Le bras d’Adolf se raidit et son poing se resserre sur le téléphone. Il résiste contre son envie de briser en mille morceaux sous le talon de sa chaussure de fillette ce portevoix qui l’irrite à chaque fois qu’il intervient.
Anne, qu’Adolf aimerait en ce moment précis ne pas être obligé d’entendre avec autant d’acuité, se met maintenant à raconter que son père veut l’obliger à lire les œuvres d’auteurs allemands célèbres, tels Hebbel, Goethe et Schiller. L’information surprend Adolf et le détourne de son envie de détruire son téléphone. Son esprit fait les montagnes russes. Il approuve ce choix mais dans le haut parleur Saint Nicolas se rappelle à lui :
- Toi et ton régime, vous avez tenté de vous approprier le prestige de ces auteurs, n’est-ce pas ? C’était oublier qu’il s’agissait d’humanistes au sens large ! Au sens universel du terme ! C’est pour ça que le père d’Anne va se mettre à en lui lire des passages, ce n’était pas uniquement pour tuer le temps ou pallier au désœuvrement lié à leur clandestinité !
- « Pour suivre le bon exemple de Papa, ajoute Anne, Maman m’a fourré dans les mains son livre de prières. Pour la forme, j’ai lu quelques prières en allemand, je les trouve belles mais cela ne me dit pas grand-chose. »
Un long moment de silence s’installe ensuite, où plus personne ne parle, ni au téléphone ni dans l’air. Seul le vent dehors agite une nouvelle fois les branches du châtaigner, conférant au grenier une atmosphère de confinement dont Adolf prend douloureusement conscience. Il est seul dans ce grenier, vêtu d’une robe qui, avec le froid qu’il fait dehors, ne suffirait pas à le réchauffer de manière satisfaisante s’il devait affronter le monde extérieur, même si pour l’heure elle constitue un rempart encore suffisant contre son agitation…
- « P.-S. J’oubliais de te donner une nouvelle capitale, déclare soudain Anne. Je vais probablement avoir bientôt mes règles. »
L’annonce désarme Adolf. Il ne s’était pas attendu à ce basculement des considérations, beaucoup plus prosaïques.
- « Je m’en aperçois parce qu’il y a une sorte de semence gluante dans ma culotte et maman me l’a prédit. Je meurs d’impatience, ça a tellement d’importance, dommage seulement que je ne puisse pas mettre de serviettes hygiéniques car on n’en trouve plus non plus, et les tampons de Maman ne conviennent qu’aux femmes qui ont déjà eu un enfant. »
- Non mais je suis vraiment obligé d’entendre ça ! s’insurge Adolf à voix haute en considérant que ce qui vient d’être dit est autrement plus insupportable à entendre que ce qui a été dit à propos des otages.
Puis, après quelques secondes de flottement, Anne, avec désinvolture, enchaine et relate maintenant l’anniversaire de Peter qui vient d’avoir seize ans. L’information déroute une nouvelle fois Adolf. Il ne comprend pas cette faculté qu’a la jeune Anne de passer d’un sujet à l’autre avec autant de légèreté.
- « La plus grande surprise, c’est M. Van Daan qui nous l’a faite en nous annonçant que les anglais avaient débarqué à Tunis, à Alger, à Casablanca et à Oran. »
- Elle passe du coq à l’âne de manière si puérile ! commente Adolf.
- C’est vrai ! commente Saint Nicolas. C’est tout le contraire de toi ! Son esprit est capable de gaiment papillonner, tandis que le tien se montre toujours trop rigide !
- « C’est le commencement de la fin, se réjouit Anne, mais Churchill, le Premier ministre anglais, a dit : "Ce débarquement est un fait décisif, mais il ne faut pas croire que c’est le commencement de la fin. Je dirais plutôt que cela signifie la fin du commencement". Tu sens la nuance ? »
Adolf ne veut pas s’extasier comme le fait Anne à propos de cette nuance. L’exaltation dont elle fait d’ailleurs preuve l’irrite.
- « Il y a des raisons d’optimisme, Stalingrad, la ville russe qu’ils défendent depuis trois mois, n’est toujours pas tombée aux mains des Allemands. »
L’information laisse Adolf de marbre. Pris dans le tourbillon de ses exaspérations, son esprit ne parvient pas à se libérer de l’angoissante apparition des règles dans la culotte de cette gamine qui parle de guerre. Depuis qu’elle les a évoquées, il est saisi d’effroi à l’idée que quelque chose puisse se passer sous sa propre robe. De manière dénuée de tout bon sens, il se rapproche de la fenêtre et se demande s’il ne pourrait pas s’échapper par là pour de bon ; mais non, décidément c’est impossible, dehors il fait trop froid et le châtaigner est bien trop loin, impossible à atteindre…
- « Je commence à me sentir très seule, dit Anne sans prévenir. Il y a un trop grand vide autour de moi. Autrefois, je n’y réfléchissais pas autant et mes petits plaisirs et mes amies occupaient toute ma pensée. Aujourd’hui, je pense soit à des choses tristes, soit à moi-même. Et en fin de compte j’ai découvert que Papa, malgré sa gentillesse, ne peut pas remplacer à lui seul tout mon petit monde d’autrefois. »
Adolf se sent malmené dans ses pensées : « Pourquoi elle raconte tout ça ? » gémit-il
- « Mais pourquoi t’ennuyer avec de telles sottises, je suis terriblement ingrate, Kitty, je le sais, mais souvent la tête m’en tourne lorsque je ne cesse de penser à toutes ces choses sinistres ! »
Dans le haut-parleur du téléphone, résonne la voix de Saint Nicolas :
- Écoute bien ce qu’elle va dire maintenant, Adolf ! Écoute-la bien !
- Non ! J’en ai marre de l’entendre !
- « Quand j’écris, dit quand même Anne, je me débarrasse de tout, mon chagrin disparaît, mon courage renaît ! Mais voilà la question capitale, serai-je jamais capable d’écrire quelque chose de grand, deviendrai-je jamais une journaliste et un écrivain ? »
- Qu’est-ce que j’y peux moi ? Pourquoi faut-il que j’écoute ça ?
- « Il m’arrive de me demander parfois si quelqu’un pourra jamais comprendre ce que je ressens, si quelqu’un pourra voir, au-delà du fait d’être juive ou non, la petite gamine qui a tant besoin de s’amuser comme une folle ? »
Tout à coup, l’esprit d’Adolf se fige, comme définitivement incapable de réfléchir. Seule sa mémoire se met à fouiller avec vigueur dans les tiroirs méandreux de ses souvenirs, comme si elle était en quête d’un en particulier, mais sans savoir lequel ni où le trouver.
- « J’en suis arrivée au point où cela m’est à peu près égal de mourir ou de rester en vie. » dit Anne.
- Mourir n’est pas si intéressant que ça, n’est-ce pas Adolf ? murmure Saint Nicolas.
- « Parfois, le soir dans mon lit, il me prend une terrible envie de me palper les seins et d’écouter les battements tranquilles et réguliers de mon cœur. »
- C’est ce genre de chose que tu veux que j’entende ?! s’indigne aussitôt Adolf, choqué.
- Qu’est-ce qui te gêne ? Le désir qu’a cette jeune fille d’écouter son cœur ? Ou bien l’enveloppe charnelle qu’il y a autour ?
- « Lorsque je suis couchée, dit Anne, et que je termine ma prière par ces mots : « Je te remercie pour tout ce qui est bon, aimable et beau », alors je me sens emplie d’une jubilation intérieure, je pense à « ce qui est bon » dans la clandestinité, dans ma santé, dans tout mon être, à ce qui est beau. Le monde, la nature et l’ample beauté de tout, de toutes les belles choses ensemble. Alors, je ne pense pas à toute la détresse, mais à la beauté qui subsiste encore. »
- Que penses-tu de ce que lui fait dire son cœur ? interroge Saint Nicolas. Quel bel enthousiasme, n’est-ce pas ?
Mais l’esprit d’Adolf, qui continue de se sentir confusément menacé à l’idée d’avoir affaire à des menstruations, est si ankylosé qu’il se montre finalement sourd à l’envolée de la jeune Anne. L’envahissant sentiment d’insécurité qui est né en lui supplante tout le reste. C’est si aigu que ça retentit jusqu’au plus profond de son corps juvénile, et il n’a jamais ressenti ça auparavant. De manière assez troublante, la seule chose qui le réconforte c’est sa robe, à qui il prête au moins une vertu ; celle de lui donner le sentiment d’être à peu près à l’abri de tout. Soudain, sa mémoire trouve ce qu’elle cherchait et lui projette mentalement les images issues de sa jeunesse qu’elle a trouvées. Elles proviennent de l’époque où il était encore un jeune garçon adolescent, et elles le font emprunter à Anne une de ses phrases pour tirer un commentaire sur cette période : « Il m’est arrivé de me demander parfois si quelqu’un pourrait jamais comprendre ce que je ressentais, si quelqu’un pourrait voir, au-delà du fait d’être Allemand ou non, le jeune homme qui avait tant besoin de s’amuser comme un fou… »
- 4 -
M. Siri
Dehors, le vent s’est arrêté et le châtaigner a retrouvé son immobilité. Dans le haut-parleur du téléphone, la voix de Saint Nicolas se fait plus calme :
- Tu sais Adolf, tu dis dans ton bouquin que ta mère vaquait aux soins de votre intérieur et entourait ses enfants de soins et d'amour, que tu as été aimé et couvé par elle, que cette époque était pour toi celle de l’insouciance, que tes premières idées personnelles datent de là, etc. Mais elle semble avoir peu marqué ton souvenir, cette époque. En tout cas, tu en parles peu une fois devenu adulte. Saurais-tu dire pourquoi ?
Adolf s’agace que Saint Nicolas soit continuellement en ligne et à l’écoute de ce qui se passe dans le grenier. « T’es encore là, toi ? » a-t-il envie de lui rétorquer, mais il n’a envie ni de parler ni la force de réfléchir à la question.
- Tu évoques aussi tes ébats en liberté pendant l'école buissonnière où tu fréquentais de vigoureux garçons, ce qui souvent donnaient à ta mère d'amers soucis, pour reprendre tes propres mots, sans t'interroger le moins du monde sur ta propre vocation mais en dispensant à tes camarades des discours plus ou moins persuasifs aux yeux desquels tu voulais passer pour un meneur difficile à mener lui-même… Pourquoi racontes-tu cela ?
Adolf se méfie. Il est persuadé que le calme apparent de Saint Nicolas cache quelque chose de sous-terrain. « Il cherche à me provoquer », se persuade-t-il.
- Et, contrairement à ce que tu penses, je ne te demande pas ça pour te faire enrager, précise Saint Nicolas qui voudrait réussir à préserver la susceptibilité d’Adolf et le faire parler vrai.
La réaction d’Adolf est immédiate. Il ne peut y avoir de coïncidence ! Il se pince les lèvres pour ne pas jurer, inspire profondément et sait désormais que Saint Nicolas a accès à ses pensées intimes : « Il m’espionne ! » accuse-t-il.
- « Rien, mais alors rien, en moi ne trouve grâce à leurs yeux, se lance Anne à propos de ses aînés. Chaque trait de mon comportement et de mon caractère, chacune de mes manières, est la cible de leurs cancans, et de leurs ragots, et à en croire certaines personnes qualifiées, il faudrait que j’avale avec le sourire des mots durs et des criailleries à mon adresse, chose dont je n’ai pas du tout l’habitude. C’est au-dessus de mes forces ! »
- Tu réagissais comme ça étant jeune, toi aussi ? demande Saint Nicolas.
- « Je ne songe pas un instant à me laisser insulter sans riposter, poursuit Anne. Je vais leur montrer qu’Anne Franck n’est pas née d’hier, ils n’en croiront pas leurs oreilles et ils ne tarderont pas à fermer leur grande gueule quand je leur aurai fait comprendre que ce n’est pas à mon éducation mais à la leur qu’ils devraient s’attaquer d’abord. En voilà des façons ! Bande de rustres. Jusqu’à présent, je reste sans voix devant tant de grossièreté et surtout de bêtise, mais dès que j’y serai habituée, et cela ne saurait tarder, je leur rendrai la monnaie de leur pièce sans me gêner, et ils seront bien obligés de changer de ton ! Suis-je vraiment aussi mal élevée, prétentieuse, têtue, indiscrète, bête, paresseuse, etc., qu’ils veulent bien le dire ? Mais non, sûrement pas, je sais bien que je n’ai pas toujours raison et que j’ai beaucoup de défauts, mais tout de même, ils y vont un peu fort ! Si tu savais, Kitty, comme il m’arrive d’écumer sous ces bordées d’injures et de sarcasmes et le moment n’est plus très éloigné où toute ma colère rentrée explosera. »
- C’est difficile d’être jeune… insiste Saint Nicolas.
« Il cherche à me provoquer ! » se convainc Adolf qui ne veut se trouver aucun point commun avec Anne. « Cette ridicule comparaison en est la preuve indiscutable ! ».
- Comme Anne tu as été un adolescent révolté contre les adultes, mais toi tu t’es décrit non sans plaisir dans ton bouquin comme un jeune homme qui était vraiment autre chose qu'un brave garçon ! Réfractaire à l'école au point de refuser d’aller en classe pour mieux aller vivre des moments de loisirs au soleil plutôt qu'enfermé, tu t’es aussi vanté que, plus tard, tes adversaires politiques, scrutant ta vie jusque dans tes jeunes années avec attention pour pouvoir dénoncer combien cet Hitler en faisait déjà de belles dans sa jeunesse, t’avaient permis de revivre ces temps bienheureux ! Prés et bois étaient alors le terrain sur lequel tu en finissais avec chaque différend, chantes-tu. Mais pourquoi ?
- Pourquoi quoi ? réagit enfin Adolf en essayant naïvement de s’interdire de penser à l’avance ce qu’il va dire.
- Pourquoi diable ce ton viriliste ? Pourquoi vouloir donner de toi une image de mauvais garçon ? Elle ne le fait pas, Anne ! Au contraire, elle veut montrer qu’elle est mature !
- Je ne sais pas ! ment Adolf en bougonnant.
- Parce qu’être un mauvais garçon, c’est se sentir libre face à l’ordre établi ? C’est ça ?
- Je ne sais pas, je te dis ! insiste Adolf que cette dernière phrase met sur la défensive, tant elle lui laisse l’impression que Saint Nicolas est capable de s’enfoncer profondément dans ses pensées les plus intimes.
- En tout cas, par la suite, le mauvais garçon, il n’en a fait qu’une bouchée de la liberté pour les autres ! Pour ce qui fût de l’ordre établi, tu t’es posé là !
Adolf essaie d’opposer la plus grande résistance à l’introspection que lui suggère Saint Nicolas. Il n’a jamais aimé être comparé à qui que ce soit et encore moins à une fille, aussi ne supporte-t-il pas le recours que fait Saint Nicolas aux dires d’Anne qui se met à raconter les bombardements très durs qui ont affecté les quartiers nord qui bordent sa cachette quelques jours plus tôt. Présumant d’effroyables destructions qu’elle ne peut pas constater mais qu’elle imagine à travers les informations qui lui parviennent et qui parlent de rues entières devenues ruines et de gens ensevelis, de morts par centaines et de blessés sans nombre, d’hôpitaux pleins à craquer et d’enfants qui cherchent les corps de leurs parents dans les ruines fumantes, tout cela lui suscite des frissons et lui fait dire que ces bombardements sont un signe annonciateur de l’anéantissement. Aussitôt Adolf lui reproche de vouloir donner matière aux sermons de Saint Nicolas ; « Elle cherche à se faire aimer de lui à mes dépens ! », veut-il croire.
- « Je regardais par la fenêtre ouverte, raconte-t-elle, je découvrais une grande partie d’Amsterdam, tous les toits jusqu’à l’horizon qui était d’un bleu si clair que la ligne ne se distinguait pas nettement. "Aussi longtemps que ceci dure, pensais-je, et que je puis en profiter, ces rayons de soleil, ce ciel sans aucun nuage, il m’est impossible d’être triste". Pour tous ceux qui ont peur, qui sont solitaires ou malheureux, le meilleur remède est à coup sûr de sortir, d’aller quelque part où l’on sera entièrement seul, seul avec le ciel, la nature et Dieu. Car alors seulement, et uniquement alors, on sent que tout est comme il doit être et que Dieu veut voir les hommes heureux dans la nature simple, mais belle. Et je crois fermement qu’au milieu de toute la détresse, la nature peut effacer bien des tourments. »
- Elle se débrouille pas mal du tout ! s’enthousiasme Saint Nicolas. Tu ne trouves pas ? Elle me fout les poils cette gosse !
- Moi aussi j’ai suscité beaucoup d’enthousiasme avec mon livre ! revendique spontanément Adolf.
- Attend ! Ton livre, tu as fait en sorte qu’il soit quasiment obligatoire d’en posséder un exemplaire dans chaque foyer et tu as fait brûler les autres ! Et puis surtout, dans le tien, tu excitais les foules à qui tu voulais livrer Anne et toute sa famille ! Alors qu’elle, elle préconise aux mêmes de louer la beauté du monde ! Vous n’avez absolument pas la même grandeur d’âme !
- Dans mon livre, je défendais la grandeur de mon pays et la fierté de lui appartenir ! rétorque Adolf.
- Vieille rengaine ! se moque Saint Nicolas.
- « Je considère notre clandestinité comme une aventure dangereuse, qui est romantique et intéressante, affirme Anne. Dans mon journal, je considère chaque privation comme une source d’amusement. C’est que je me suis promis de mener une autre vie que les autres filles et, plus tard, une autre vie que les femmes au foyer ordinaires. »
- Tu vois ! Elle aussi rêvait de grandeur pour elle-même ! fait remarquer Saint Nicolas. Mais tu noteras qu’elle n’envisageait pas d’anéantir qui que ce soit pour y parvenir !
- « Ceci est un bon début pour une vie intéressante et c’est la seule raison pour laquelle, dans les moments les plus dangereux, je ne peux pas m’empêcher de rire du burlesque de la situation. »
- Du burlesque de la situation… répète Saint Nicolas admiratif.
- Moi, je n’ai jamais trouvé qu’il y avait de quoi rire de mes privations ! grommelle Adolf en se remémorant certains épisodes de sa vie et en parcourant des yeux les vivres protégés derrière les moustiquaires.
- Ha, ça ! On connaît ton niveau de tolérance face à la frustration ! ricane Saint Nicolas.
- « Comme tu n’as pas encore connu de guerre, Kitty, et que malgré toutes mes lettres tu n’as qu’une vague idée de la clandestinité, je vais te dire, pour t’amuser, quel est le premier souhait de chacun d’entre nous le jour où nous sortirons d’ici. »
- J’en sais plus long que toi à propos de la guerre, petite ! contredit Adolf avec morgue.
- Ce n’était pas à toi qu’elle s’adressait, Adolf ! souligne Saint Nicolas. C’était à Kitty !
Se sentant soudainement pris en flagrant délit d’ingénuité, Adolf rougit presque d’avoir pu laisser penser qu’il s’identifiait à Kitty. De son côté, Anne commence la description de ce que chacun des résidents souhaiterait faire aussitôt leur liberté retrouvée ; il est question pour certains de prendre un bon bain chaud et de s’y prélasser, tandis que les autres se précipiteraient, qui pour manger des gâteaux, qui pour boire une tasse de café, qui pour retourner dans les bras d’un être aimé, quand d’autres iraient simplement rendre visite à des amis ou bien iraient au cinéma. Des choses simples que, dans son for intérieur, Adolf juge futiles et méprisables.
- « Moi, de bonheur, je ne saurais pas par quoi commencer. » reconnaît Anne avant d’ajouter que ce qui lui manque le plus, c’est une maison à elle, de la liberté de mouvement et son école.
Adolf, lui, n’aurait jamais fait ce choix de l’école et une part de lui snobe ce choix. Décidément, il n’aurait jamais pu s’entendre avec Anne s’ils avaient été enfants en même temps, juge-t-il. D’autant plus que les considérations qu’elle livre ensuite à propos des organisations qui fabriquent de fausses pièces d’identité, libèrent des endroits pour en faire des cachettes ou qui offrent du travail aux clandestins le heurtent. Anne prête aux membres de ces organisations clandestines de la noblesse de cœur et du désintéressement, consciente qu’elle est que chacun d’entre eux peut en perdre sa vie, tandis qu’Adolf n’y voit que des traitres.
- Elle ne t’a pas lu, cette gamine, ni, fort heureusement, ne t’a jamais rencontré, mais tu peux être fier d’elle ! déclare Saint Nicolas avec ironie. Car rappelle-toi ce que tu disais : "La lutte doit être menée par des moyens légaux aussi longtemps que le pouvoir déclinant s'en sert ; mais on ne doit pas hésiter à recourir à des moyens illégaux si l'oppresseur, lui aussi, les emploie."
- Je n’ai jamais rien fait d’illégal ! proteste Adolf avec mauvaise foi. J’avais la loi avec moi !
- Ben voyons ! C’est un peu trop facile ! D’abord je te rappelle que tu as fait de la prison, et après tu as fait en sorte que la loi, ce soit toi ! le corrige Saint Nicolas avant de laisser Anne poursuivre et louer l’exemple de ses protecteurs qui, sans jamais se plaindre de leur fardeau ni des menaces, dit-elle, essaient courageusement d’aider les siens du mieux qu’ils peuvent.
- "Quand la race est en danger d'être opprimée ou même éliminée, la question de la légalité ne joue plus qu'un rôle secondaire", veut encore rappeler Saint Nicolas. "Dans ce cas, l`instinct de conservation des opprimés sera toujours la justification la plus élevée de leur lutte par tous les moyens". Voilà des gens qui appliquent à la lettre ce que tu préconisais !
Adolf n’apprécie pas ce dernier recours à ses anciens écrits pour mieux les retourner contre lui, mais il se tait, laissant Anne continuer de manifester sa gratitude envers ses protecteurs qui, leur rendant quelques visites pour continuer de discuter avec eux de tout et de rien et préserver un semblant de vie normale, leur offrent de la nourriture, des livres, des fleurs ou des cadeaux :
- « Voilà ce que nous ne devons jamais oublier, que même si les autres se comportent en héros à la guerre ou face aux Allemands, nos protecteurs font preuve du même courage en se montrant pleins d’entrain et d’amour. »
- Et voilà ! On y est ! s’exclame Saint Nicolas en apparaissant soudainement en chair et en os devant Adolf. Faire preuve de courage et d’amour ! Qu’est-ce que tu dis de ça ?
Adolf sursaute et pose machinalement une main sur sa poitrine, comme l’avait fait tantôt la professeure adepte des coups de sac à main.
- Tu m’as fait peur ! reproche-t-il en sentant son cœur cogner fort sous sa robe.
Mais aussitôt, il retire sa main parce que gêné d’y sentir là de jeunes seins.
- "Le droit des hommes prime le droit de l'État" veut lui rappeler Saint Nicolas en adoptant une posture caricaturale de tribun. "Lorsque des hommes sont traités indignement, et que la résistance apparaît de ce fait nécessaire, la force seule décidera des conflits !"
Une fois encore, bien qu’irrité, Adolf résiste face à la provocation et s’interdit de penser ou de réagir.
- Vois-tu, à la différence de toi, pour Anne, la véritable force c’est l’amour ! Sauras-tu comprendre ça un jour ?
Mais à peine a-t-il posé la question qu’il disparaît, laissant Adolf seul qui, inquiet pour son pouls, cherche à le vérifier autrement qu’en posant sa main sur sa poitrine. Il se pince alors la gorge pour palper ses carotides et donne ainsi l’impression qu’il cherche à s’étrangler lui-même. En vain. Il n’y parvient pas. Las, il s’assied sur une pile de couvertures pliées dont la laine épaisse libère toute la poussière qu’elle emprisonnait.
- « Hier, nous avons eu une journée très agitée et nous en sommes encore tout excités. Tu pourrais d’ailleurs nous demander quel jour se passe ici sans excitation », dit Anne.
Adolf résiste contre son envie d’éternuer et inspecte le grenier en se demandant comment il est possible de vivre des journées excitées dans pareil endroit.
- « Le matin au petit déjeuner, nous avons eu pour la première fois une préalerte, mais nous nous en moquons, car cela signifie qu’il y a des avions au dessus de la côte. »
Adolf n’avait pas pensé aux avions de sa propre force aéronavale et, machinalement, il se met à inspecter les épaisses poutres en bois qui soutiennent le toit du bâtiment, tandis qu’Anne raconte les circonstances de l’alerte. C’était un début d’après-midi, chacun vaquait à ses occupations quotidiennes quand des tirs violents ont commencé. Ils étaient finalement suffisamment proches et inquiétants pour que tout le monde décide de se poster dans le petit couloir, quelques minutes seulement avant que des bombes venues du ciel n’explosent et fassent trembler toute la maison.
Comme pour illustrer le récit qui est fait, la maison se met à trembler fort. Apeuré, Adolf se lève d’un bond et se poste devant la fenêtre mais, fait curieux, rien ne semble se passer à l’extérieur. Tout à l’air tranquille. Pourtant la maison a bel et bien tremblé ! Les cartons ont été chahutés, quelques pommes de terre sont tombées du sac en toile de jute et ont roulé sur le plancher, les étagères habillées de moustiquaires ont valsé, des conserves se sont renversées, tandis que la poussière a envahi tout le grenier. L’alerte semble être passée désormais, mais Adolf n’est pas rassuré. Il court voir se qui se passe à l’extérieur depuis la fenêtre opposée, mais il ne constate rien d’anormal non plus. Comme il craint que la maison fragilisée ne s’écroule, il relève sa robe et se rue vers l’escalier en bois bien trop raide pour être descendu sans risquer de tomber si on le dévale. Jambes tremblantes, il s’assoit sur les premières marches et entame sa descente en faisant glisser ses fesses le long de chacune d’elles.
- « Je serrais contre moi mon sac de fuite, témoigne Anne, plus pour avoir quelque chose à tenir que pour fuir, puisque de toute façon nous ne pouvons pas sortir ou alors, dans le pire des cas, la rue représente un aussi grand danger pour notre vie qu’un bombardement. »
Angoissé à l’idée d’être écrasé sous les décombres de la maison si elle venait à s’écrouler, mais se sentant, comme le dit Anne, interdit d’aller dehors, Adolf interrompt sa descente :
- Mais qu’est-ce que je suis en train de faire, moi ? Il ne se passe rien, en fait ! Tout ça est faux !
- « Chaque jour, l’espoir du débarquement grandit dans le pays et si tu étais ici, tu serais sûrement impressionnée, comme moi, par tous les préparatifs et, d’un autre côté, tu te moquerais de nous, à nous voir nous agiter peut-être pour rien ! »
- Justement ! Il ne se passe rien ! tente de se rassurer Adolf qui se sent ridicule d’avoir paniqué. Tout ça c’est fini ! La guerre, le débarquement, c’est fini ! Il n’y a plus aucun danger ! C’était juste un tremblement de Terre !
- « Tous les journaux ne parlent que du débarquement et affolent les gens, car on y lit : "Dans l’éventualité où les Anglais débarqueraient ici, les autorités allemandes se verraient obligées de mettre tout en œuvre pour défendre le pays, et même au besoin de l’inonder." »
- Mais non ! C’est n’importe quoi ! avance Adolf les yeux rivés sur les marches en dessous de lui, imaginant cependant ce que ça donnerait si les étages inférieurs étaient parfaitement noyés.
- « Parallèlement, des cartes sont publiées où les régions inondables des Pays-Bas sont hachurées. Comme de vastes zones d’Amsterdam font partie des régions hachurées, la première question était de savoir quoi faire si l’eau atteignait un mètre de haut dans les rues. Pour résoudre cette question difficile, les solutions les plus diverses ont afflué de toutes parts : nous nous mettrons tous un bonnet de bain et un maillot, et nous nagerons le plus souvent possible sous l’eau, comme cela personne ne verra que nous sommes Juifs. »
- C’est complètement idiot ! Le fruit d’une imagination juvénile !
- Ce sont pourtant bel et bien les plans qui ont été imaginés par ton armée ! précise Saint Nicolas dans le haut-parleur du téléphone toujours allumé.
- C’est ridicule ! Nager sous l’eau ! C’est n’importe quoi !
Pourtant, bien qu’il trouve tout cela idiot, et de manière totalement irraisonnée, Adolf se sent concerné par cette improbable nécessité de devoir cacher sous l’eau l’étoile jaune dont parle Anne et qu’il ne porte pourtant pas lui-même. C’est d’ailleurs cette absence d’étoile sur sa robe qui lui fait soudain se poser la question suivante : « Kitty était-elle juive ? ». Mais son interrogation ne dure pas. La perspective surréaliste de devoir s’échapper lui aussi de l’immeuble en nageant dans la rue envahit son esprit et l’effraie, jusqu’à ce qu’il réalise qu’il déraille :
- Ce qui est en train de se passer relève du burlesque ! réagit-il tout en conservant une part de doute absurde.
- Tiens ! Toi aussi tu trouves qu’il y a du burlesque ! s’amuse Saint Nicolas dans le haut parleur.
Mais Adolf, lui, ne s’amuse pas. L’expérience qu’il vit est si étrange qu’il ne parvient plus à distinguer le vrai du faux. Dans son idée empreinte de craintes, s’il lui fallait nager, sa robe l’handicaperait et il n’a, lui, ni bonnet ni maillot de bain à disposition…
Soudain, son smartphone se met à vibrer dans sa main. Il l’inspecte et voit sur l’écran une notification lui indiquant qu’un message de Saint Nicolas veut lui faire une remarque à propos de son uniforme militaire, mais le message est incomplet et se termine par des points de suspension. Adolf le touche et le fait apparaître dans son intégralité :
« Ton uniforme militaire serait-il plus adapté si tu devais nager dans les rues d’un pays tout entier inondé par tes propres dynamites ? »
Le caractère sarcastique de la question, agrémentée d’une petite tête ronde, jaune et manifestement hilare, ne fait aucun doute, et Adolf enrage intérieurement de voir ses instants de désarroi ainsi moqués.
- J’en ai marre de toi ! crie-t-il à Saint Nicolas qu’il sait être continuellement en ligne.
Mais cela ne suffit pas à le faire quitter son sentiment d’inquiétude.
- « Ce soir on a sonné longtemps, fort et avec insistance à la porte, raconte maintenant Anne. Je suis devenue livide, j’ai eu des douleurs dans le ventre et des palpitations, et tout cela parce que j’avais peur ! »
Adolf, dont la peur tenaille également le ventre sans qu’aucune pensée raisonnable ne puisse faire quoi que ce soit contre, remonte vers le grenier et inspecte à nouveau à travers l’ouverture de la trappe les poutres de la maison. Inquiet, il pénètre finalement le grenier et file examiner par la fenêtre les toits et le ciel au-dessus de la ville. Tout semble calme, mais, à la lumière de ce qu’il vient de vivre, il comprend le besoin que ressent Anne de prendre tous les jours de la valériane pour lutter contre l’angoisse et la dépression, comme elle est en train de l’expliquer pendant qu’il observe les alentours. Un bon éclat de rire serait plus efficace que dix de ces comprimés, dit-elle, « Mais nous avons oublié ce que c’est de rire. » se désole-t-elle avant de préciser que le recours aux comprimés et aux tisanes n’empêche en rien son humeur d’être encore plus lugubre le jour suivant. Parmi les rêves qu’elle fait, il est des cauchemars où elle se voit tantôt seule dans un cachot, tantôt errant sur la route, ou bien victime d’un incendie qui enflamme sa cachette, ou victime d’une rafle contre laquelle elle pense pouvoir échapper en se cachant sous son lit, pleine de désespoir, précise-t-elle. La peur, lorsqu’elle envahit le sommeil, augmente l’acuité des cauchemars. Tout devient plus vrai que vrai. Anne confie subir dans son sommeil ce qui se passe dans ses rêves « avec en plus le sentiment que cela pourrait m’arriver d’un moment à l’autre ». Pour elle, imaginer un monde redevenu normal lui est difficile, tant il est vrai qu’imaginer un monde d’après-guerre, lorsqu’on est au beau milieu de celle-ci, relève du mirage. Pour l’heure, son esprit, quand elle dort, la fait apparaître avec sa famille dans une Annexe encore sous un morceau de ciel bleu, mais tout autour de gros nuages noirs s’accumulent et se rapprochent et qui font que, dans son refuge, tout le monde s’agite et s’entre-cogne.
Adolf se sent étouffer. Les mots que choisit Anne sont éloquents. Comme il ne comprend toujours pas le sens de ce qu’on lui fait vivre, il approche son visage du téléphone pour s’adresser à Saint Nicolas comme s’il s’agissait de parler dans un microphone Neumann CMV3 de fabrication berlinoise :
- J’en ai par dessus la tête de toute cette mise en scène ! Tu m’entends, dis ? Si rigolo que cela puisse vous sembler à Jésus et à toi, je…
Mais il est interrompu par un signal sonore provenant du téléphone, dont l’écran est devenu subitement noir et où s’affiche en écriture blanche la question « Que puis-je faire pour vous ? », avant de disparaître et de laisser la place à un « Dis, Siri » souligné d’une mention « Toucher pour modifier », qu’il ne comprend pas. Dans la seconde qui suit, un autre petit signal sonore retentit et une voix masculine lui précise en le vouvoyant qu’elle est à son écoute. En bas de l’écran, une mince ligne multicolore semble palpiter et réagir au moindre bruit environnant…
- Qu’est-ce que c’est encore que ça ?
Sur l’écran apparaît de manière automatique la retranscription de sa question, et la voix masculine lui répond qu’elle ne comprend pas.
- Qui êtes-vous ? demande Adolf.
- Je suis votre humble serviteur, lui répond la voix.
Surpris qu’à l’autre bout de la ligne Saint Nicolas ait passé le combiné à quelqu’un qui se présente comme étant à son service, Adolf lui demande comment il s’appelle.
- Je suis Siri, votre assistant virtuel.
- Syrie, dites-vous ? Quel nom étrange ! De quelle nationalité êtes-vous ?
- Je parle un grand nombre de langues ! Pour changer ma langue, rendez-vous dans les rubriques réglages et général. Je parle plusieurs variantes d’allemand, d’anglais, de chinois, d’espagnol, de français, d’italien et de néerlandais. Nous pouvons aussi discuter en arabe, coréen, danois, finnois, hébreu, japonais, malais, norvégien, portugais brésilien, russe, suédois, thaï et turc.
- Êtes-vous juif ? lui demande Adolf qui n’a rien compris des explications de la voix et qui n’a uniquement retenu de ses compétences de polyglotte qu’une seule langue : l’hébreu.
- Je suis désolé, je ne peux malheureusement pas répondre à cette question.
- Comment ça vous ne pouvez pas répondre à cette question ! Vous devez bien savoir si vous êtes juif ou non ! s’énerve Adolf. Vous savez qui je suis ? Je suis Adolf Hitler !
Un nouveau signal sonore introduit un cadre gris portant la mention « connaissances » en haut à gauche et titrant « Adolf Hitler, Chef du parti nazi, Führer et chancelier du Troisième Reich ». La voix se met aussitôt à lire à voix haute l’article qu’Adolf suit mécaniquement des yeux : « Adolf Hitler est un idéologue et homme d’État allemand, né le 20 avril 1889 à Braunau am Inn, en Autriche-Hongrie, et mort par suicide le 30 avril 1945 à Berlin. Fondateur et figure centrale du nazisme, il prend le pouvoir en Allemagne en 1933 et instaure une dictature totalitaire, impérialiste, antisémite et raciste désignée sous le nom de Troisième Reich. Dois-je continuer à lire ? »
Tandis qu’en bas du cadre gris Adolf remarque une mention faite à son poids, 72 kg, il soupçonne une raillerie commanditée par Saint Nicolas et s’interroge :
- À quel jeu jouez-vous avec moi ?
- Voici une liste de jeux disponibles sur le Web auxquels vous pouvez jouer sur le thème Adolf Hitler, lui propose Siri avant de faire défiler une série de noms de jeux vidéo inscrits en bleu, suivis de quelques mots de description.
La première description propose de laisser de côté les débats autour des atrocités de la Seconde Guerre Mondiale et les controverses à propos de l’apparition du personnage d’Hitler dans les jeux numériques pour mieux se concentrer sur le fait que si cette période inspire un grand nombre de concepteurs, c’est parce qu’ils savent que les joueurs aiment s’en donner à cœur joie de pouvoir lui botter les fesses (sic). C’est même devenu un classique que d’incarner un sniper à la poursuite du dictateur pour, in fine, le tuer et découvrir grâce à son cadavre virtuel s’il était doté, oui ou non, d’un seul testicule.
Dans la deuxième description, fi là aussi du contexte historique. Hitler est secondé par une armée de zombies nazis qu’il faut anéantir de façon massive, tout en gardant un œil attentif sur les vampires et autres loups garous malfaisants qui rodent dans l’environnement.
Dans la troisième, il est question de combiner et d’aligner des étoiles jaunes qui tombent en pluie de manière à les faire disparaître, au profit de croix gammées qu’il faut préserver et combiner dans le but de les laisser occuper l’espace de jeu tout entier.
Tandis que l’esprit d’Adolf va et vient entre incompréhension et vexation, la description qui vient ensuite le met au supplice ; il est cette fois question de se frayer un chemin à travers un complexe nazi grossièrement pixélisé et de tirer sur tout ce qui bouge, le graal étant de tomber enfin sur lui pour lui exploser la tête et le voir mourir dans une bouillie de chair.
Adolf est effaré ! Il ne peut en être ainsi de sa postérité, tout de même !
- M. Syrie ? Vous êtes là ? Vous m’entendez ?
Mais rien ne se passe, M. Siri reste coi.
- M. Syrie ! Vous me recevez ?
Aucune réaction.
- J’ai dit : Syrie, vous me recevez ?
Étonnamment, un signal sonore annonce que, cette fois, M. Siri l’a entendu :
- Je suis à vous !
- Ha ! Parlez-moi de moi !
- Très bien ! Voici ce que j’ai trouvé sur le Web pour « Parlez-moi de moi ».
Cette fois-ci, dans le cadre gris, la mention Sites Web s’inscrit en haut à gauche et précède une énumération de références à l’expression « Parlez-moi de moi ».
Vient en premier le nom d’une chanteuse, accompagné du titre d’une de ses chansons et du clip officiel YouTube qui va avec, et d’une invitation à s’abonner à sa chaine officielle. Vient ensuite une référence identique, mais attribuée cette fois à un chanteur, puis, dans la même veine, une troisième référence attribuée à une autre chanteuse dont le clip officiel est, lui aussi, promu par YouTube… Bref, rien de bien compréhensible pour Adolf qui ne saisit pas pourquoi M. Syrie lui propose autant de tubes alors qu’il veut simplement en savoir davantage sur ce qu’il est devenu aux yeux du monde depuis sa mort.
- Non ! Parlez-moi de moi ! s'irrite Adolf. Adolf Hitler !
Mais M. Siri ne réagit plus. Adolf remarque alors l’inscription « Toucher pour modifier ». Il pose dessus le bout de son doigt et aussitôt la disposition de l’écran est modifiée ; en haut, l’expression « Parlez-moi de moi » se termine par un petit trait vertical clignotant. Dessous, le cadre gris s’est réduit pour laisser la place à un clavier miniature identique à celui des machines à écrire qu’Adolf a bien connues. Sans attendre, de peur que M. Syrie ne lui raccroche au nez, il s’empresse d’ajouter « azdolf hotler » grâce aux minuscules touches du clavier, et comprend qu’il faut valider sa requête en appuyant sur la touche « accéder ». Siri lui répond « Très bien ! Voici ce que j’ai trouvé sur le Web pour « parlez-moi de moiazdolf hotler ».
En dépit des fautes de frappe, M. Siri a compris la requête et affiche plusieurs propositions :
- Adolf Hitler – Wikipédia – Fondateur et figure centrale du nazisme, il prend le pouvoir en Allemagne en 1933 et instaure une dictature totalitaire, impérialiste, antisémite, raciste…
- C’était qui, Hitler ? – 1 jour, 1 question – chaine YouTube…
- Adolf Hitler – Tutoriel d’Histoire – Adolf Hitler est un dictateur allemand considéré comme le fondateur du nazisme. Il est un acteur important de la Deuxième Guerre mondiale…
- Adolf Hitler, mort au Brésil à 95 ans ? – Officiellement, Adolf Hitler a mis fin à ses jours le 30 avril 1945. Or une Brésilienne affirme, photo à l’appui, qu’il s’est rendu au Brésil en…
- Parler de "Mein Kampf" c’est voir ces images qui nous hantent – « Historiciser le mal », publié chez Fayard, n’est pas le livre d’Hitler, mais un livre sur Hitler…
Parce qu’elle fait de lui une figure centrale et un homme de pouvoir, Adolf choisit de toucher la première proposition. S’affichent alors un bandeau bleu indiquant son patronyme et un portrait de lui en noir et blanc où il pose avec raideur, agrémenté de quelques mentions sans intérêt à ses yeux, tant il les connaît déjà.
- C’est tout ? regrette-t-il en choisissant de toucher son portrait, juste comme ça, pour voir ce que ça donne.
Il remarque alors qu’en le touchant, le portrait se met à glisser et à suivre son doigt, libérant un long texte comportant des pans entiers d’informations biographiques à son sujet et qu’il se met à lire en le faisant défiler vers le haut au fur et à mesure. La quantité d’information est impressionnante et détaillée. De l’origine de son nom à son enfance, de sa vie privée et sa personnalité à son ascension politique jusqu’au pouvoir absolu, en passant par le culte de sa personnalité, par ses conceptions historiques et artistiques, son legs historique, son antisémitisme, ses doctrines raciales et ses crimes contre l’humanité, par le regard des contemporains posés sur lui, les analyses psychologiques et les adaptations au cinéma qui ont été faites, tout sur lui y figure et défile sous ses yeux. Il est épaté, mais il est surtout horrifié. Il incarne la monstruosité, le génocide, l’horreur et la désolation, la folie, la haine et, bien sûr, le mal absolu ! L’exact contraire de ce qu’il voulait incarner au départ. Sa vision, son combat, son projet, son pouvoir et même son intelligence sont décrits comme coupables et symboles des pires maux infligés à l’humanité ! Son nom est devenu synonyme d’absurdité mentale et de chaos !
Alors qu’il s’apitoie sur lui-même et sur sa postérité désastreuse, l’écran de son smartphone s’assombrit, puis s’éteint. « Plus de piles ? » se demande-t-il en regrettant de ne pas pouvoir lire ce que disent de lui les autres propositions suggérées par M. Siri, même s’il en a désormais une petite idée…
Mais, quelques instants plus tard, son smartphone se réveille ; l’écran s’illumine et affiche en haut le petit rectangle qui indique qu’un message vient d’arriver. Il provient de Saint Nicolas :
« Tu pensais pouvoir faire le bonheur de qui avec toute cette folie, dis-moi ? »
Puis, lentement, le message glisse vers le haut et disparaît hors de l’écran. Adolf repense à ce que lui a dit Jésus à propos des gens nostalgiques de lui… Il se demande si, après tout ce qu’il vient de lire, il est possible qu’il y ait vraiment des gens pour l’aimer encore.
- « Cette année, Hanouka et la Saint-Nicolas tombaient presque en même temps, intervient Anne, il n’y avait qu’un jour de décalage. Nous avons fêté Hanouka sans beaucoup de cérémonie, échangé quelques surprises et puis allumé la bougie. Samedi, le soir de la Saint-Nicolas était beaucoup plus réussi. »
Adolf ne peut s’empêcher de ressentir une forme d’agacement en entendant parler de Saint Nicolas en des termes plaisants…
- « Bep et Miep avaient piqué notre curiosité en ne cessant de chuchoter avec Papa durant tout le repas, si bien que nous nous doutions de quelque chose. En effet, à huit heures, nous avons tous descendu l’escalier de bois et pris le couloir plongé dans l’obscurité pour entrer dans la pièce intermédiaire, où nous pouvions allumer la lumière car elle n’a pas de fenêtre. À ce moment-là, Papa a ouvert le grand placard. Nous avons tous poussé un "Oh, que c’est joli !". Nous avons vite emporté la corbeille là-haut. Elle contenait un cadeau amusant pour chacun, accompagné d’un petit poème de circonstance. J’ai reçu un bonhomme en brioche, Papa des serre-livres, etc. En tout cas, les idées étaient bien trouvées et comme aucun de nous n’avait jamais fêté la Saint-Nicolas de sa vie, cette première était particulièrement bien venue. »
Un nouveau message de Saint Nicolas apparaît sur l’écran du téléphone :
« Pendant ce temps-là, toi, dans ta course effrénée pour conquérir par la force de grands espaces vitaux pour ta race aryenne chérie, tu jettes ton dévolu sur la Pologne et sur l’URSS en causant des pertes humaines inouïes ! Tout ça parce que, selon toi, le peuple juif n’ayant pas de terres, parasitait les peuples qui en avaient et qu’il fallait donc s’en débarrasser ! »
Adolf, tout à son apathie liée à ce qu’il vient de lire sur lui, se moque du reproche. Mais un nouveau message vient enfoncer le clou :
« Au même moment où Anne décrit son humble petite fête en famille, Roosevelt reçoit une pétition signée par deux cent quarante quatre membres du Congrès en faveur de l’établissement d’un État juif en Palestine. »
- « Cette histoire nous a rappelés brutalement à la réalité, reprend Anne, au fait que nous sommes des Juifs enchainés en un seul lieu, sans droit et avec des milliers d’obligations. Nous Juifs, nous ne devons pas écouter notre cœur, nous devons subir tous les désagréments sans rien dire. Un jour, cette horrible guerre se terminera enfin, un jour nous pourrons être des êtres humains et pas seulement des Juifs ! Qui nous a imposé cela ? Qui a fait de nous une exception parmi tous les peuples ? »
- 5 -
Les toilettes
Soudain, le carillon du clocher d’une l’église toute proche retentit et surprend Adolf.
- « Papa, Maman et Margot ont du mal à s’habituer au carillon de la Westertoren qui sonne tous les quarts d’heure. » rebondit Anne.
- Tous les quarts d’heure ? C’est impossible ! Ça fait des heures que je suis ici et c’est la première fois que je l’entends !
- « Moi, je l’ai tout de suite aimé, et surtout la nuit, c’est un bruit rassurant. »
Adolf ne comprend pas. Il est absolument certain de n’avoir pas entendu la cloche avant cette fois. Il l’aurait remarquée ! Et il est certain d’être là depuis beaucoup plus longtemps qu’un quart d’heure ! Cette incohérence lui brouille les idées. D’ailleurs, tout se télescope sous son crâne ; le récit que fait Anne, les reproches de Saint Nicolas, les bombardements, le clocher… Il sent que son esprit s’engourdit, son séjour en ces lieux le fatigue. Il émet une hypothèse : « Suis-je en train de devenir poussière pour de bon parce qu’on m’oublie ? » Il baille, aimerait s’assoupir quelques instants mais sursaute devant l’apparition soudaine de Saint Nicolas juste devant lui.
- Mais arrête de me faire peur comme ça ! C’est pénible à la fin ! Tu pourrais prévenir !
- Quand tu disais que, dans tes jeunes années, tu avais appris ce que parler veut dire chez le Juif, que ce n'était jamais que pour dissimuler ou voiler sa pensée et qu’il ne fallait pas chercher à découvrir son véritable dessein dans le texte, mais entre les lignes où il était soigneusement caché…
Adolf lève les yeux au ciel pour montrer sa lassitude d’être à tout bout de champ repris sur ses écrits passés.
- …tu peux me dire ce qu’elle cache entre les lignes, cette jeune demoiselle, dans tout ce qu’elle dit ?
Adolf ne veut pas répondre. Il en a marre. Il manipule son téléphone, le soupèse, détaille son design, trouve que c’est un objet étonnant, d’une technologie remarquable, qui dépasse de loin ce qu’il était possible d’imaginer de son vivant. S’il avait eu pareil objet à sa disposition pendant la guerre, sans doute ne se serait-elle pas terminée comme elle s’est terminée, pense-t-il. Le seul défaut qu’il lui trouve, c’est cette pomme, ce logo de forme ronde qui ne lui sied pas. Étant donné la forme globalement géométrique de l’objet, lui qui se sait avoir toujours eu des compétences innées pour l’architecture et l’esthétique, injustement méprisées par son père et ses professeurs, se souvient-il, il aurait trouvé plus harmonieux d’y faire figurer une croix gammée au lieu d’une pomme. Avec ses angles vifs, ça aurait eu plus de gueule !
Sans le faire exprès, il appuie sur le bouton latéral et découvre que cela anime l’écran. « Les piles ne meurent donc jamais avec ce type d’appareil ? » se réjouit-il un peu, alors qu’au plus profond de lui il boude.
- « Nous sommes privés ici de beaucoup de choses et elles me manquent, dit Anne. J’ai envie autant que toi de liberté et d’air pur. Ce matin, en regardant dehors, c’est-à-dire en regardant Dieu et la nature au fond des yeux, j’étais heureuse, purement et simplement heureuse. Aussi longtemps qu’existe ce bonheur intérieur, ce bonheur qui vient de la nature, de la santé et de tant d’autres choses, aussi longtemps qu’on le porte en soi, on se sentira toujours heureux. »
Saint Nicolas observe Adolf qui écoute Anne avec attention parce que, peut-être, il comprend ce sentiment d’enfermement.
- Là-haut, dans les limbes, se met à marmonner Adolf, il n’y a rien à regarder. Même pas à travers une fenêtre. Ici, au moins, tu as une fenêtre… Il existe un extérieur que tu peux regarder… Là-haut, il n’y a rien de tout cela.
Saint Nicolas déplore ces réflexions. Ce n’est pas exactement ce qu’il attendait, elles ne sont qu’un apitoiement sur soi.
- « Richesse, considération, on peut tout perdre, professe Anne d’une voix douce. Mais ce bonheur au fond du cœur, il ne peut guère qu’être voilé et il saura nous rendre heureux aussi longtemps que l’on vivra. Quand tu es seul et malheureux ou que tu as du chagrin, essaie toi aussi de monter dans les combles par un aussi beau temps et de regarder au-dehors. Pas de regarder les maisons et les toits, mais le ciel. Tant que tu pourras contempler le ciel sans crainte, tu sauras que tu es pur intérieurement et que malgré les ennuis tu retrouveras le bonheur. »
- Tu ne trouves pas que c’est beau ce qu’elle dit ? demande Saint Nicolas.
- Si, si, murmure Adolf avec un air faussement détaché.
- « L’amour, qu’est-ce que l’amour ? poursuit Anne. Je crois que l’amour est quelque chose qui au fond ne se laisse pas traduire en mots. L’amour, c’est comprendre quelqu’un, tenir à quelqu’un, partager bonheur et malheur avec lui. Que l’on ait perdu son honneur, peu importe, si l’on est sûr d’avoir à côté de soi pour le reste de sa vie quelqu’un qui vous comprenne et que l’on n’ait à partager avec personne ! »
Saint Nicolas sent qu’Adolf décroche peu à peu de ce qui est dit. Il continue de contempler son smartphone et semble désormais embarqué dans un conflit intérieur qui va sûrement bientôt devoir s’exprimer, comme s’il fallait prévoir un coup de grisou.
- « Chère Kitty, quand je songe aujourd’hui à ma petite vie douillette de 1942, elle me paraît irréelle. Cette vie de rêve était le lot d’une Anne Frank toute différente de celle qui a mûri ici. »
Saint Nicolas sait que les leçons d’introspections rebutent Adolf. Elles sont des portes ouvertes à l’autocritique qu’il fuit comme la peste. Tandis que Anne, dans une rétrospective de sa jeune vie, raconte dans le détail ce qu’elle a été en tant que jeune fille - entourée d’admirateurs, d’amies et de copines de son âge, la préférée de ses professeurs et l’enfant gâtée de ses parents - et témoigne de sa prise de conscience d’avoir reçu beaucoup et d’avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour ça - être toujours drôle, amusante et spirituelle dans ses réparties, être astucieuse et rieuse pour s’assurer une certaine popularité, être studieuse aussi, franche et généreuse - Adolf se montre de plus en plus incommodé.
- « Jamais je n’aurais refusé à qui que ce soit le droit de copier sur moi, je distribuais mes bonbons à pleines mains et je n’étais pas prétentieuse. »
- J’en ai connu des comme ça, grommelle Adolf. Je ne les ai jamais supportées !
Anne s’interroge sur elle-même et se demande notamment si autant d’admiration pour sa jeune personne ne l’aurait pas, un temps, rendue arrogante.
- Bien sûr que si ! grommelle encore Adolf.
Saint Nicolas est tenté de commenter cette dernière assertion, mais il préfère laisser ce qui est en train de se jouer dans l’esprit d’Adolf, tandis qu’Anne continue de décrire le regard qu’elle pose sur ses jeunes années et sur elle-même. Un regard lucide et brusque qui trouve son impulsion dans l’enfermement qu’elle subit, mais dans lequel elle veut voir une chance d’avoir été soudainement ramenée à la réalité.
- « Comment me voyaient-ils à l’école ? Celle qui prenait l’initiative des farces et des blagues, toujours partante, jamais de mauvaise humeur ou pleurnicharde. Quoi d’étonnant si tout le monde voulait m’accompagner à vélo ou me témoigner de petites attentions ? »
- Ou comme une petite prétentieuse ! continue de grommeler Adolf. Moi, je ne t’aurais jamais accompagnée nulle part, tu peux en être certaine !
- « Aujourd’hui je regarde cette Anne Frank comme une fille sympathique, amusante, mais superficielle, qui n’a rien à voir avec moi. »
Adolf apprécie cette dernière petite touche de franchise, mais il apprécie par dessus tout le fait de ne pas s’être trompé dans ce qu’il vient de dire à propos d’Anne.
- « Que reste-t-il aujourd’hui de cette Anne Frank ? Oh, bien sûr, je n’ai pas encore perdu mon rire ni mes réparties, et je sais critiquer les gens tout aussi bien ou encore mieux, si je veux. »
- Ça, je n’ai aucun doute là-dessus ! commente Adolf, acerbe.
- « C’est là où le bât blesse, admet Anne. Je veux bien encore, pour une soirée, pour quelques jours, pour une semaine, jouer ainsi la comédie. »
- Ça ne marcherait pas longtemps avec moi, sois en certaine !
- « À la fin, je serais épuisée et je vouerais une profonde reconnaissance à la première personne venue qui parlerait d’un sujet valable. »
- Si tu le dis…
- « Je ne veux pas de soupirants, mais des amis, pas d’admirateurs pour un petit sourire câlin mais pour mon comportement et mon caractère. Je sais très bien qu’alors le cercle de mon entourage serait beaucoup plus petit. Mais quelle importance si je ne garde qu’un petit nombre de gens sincères ? »
- Je n’y crois pas du tout !
- Si tu te prends comme exemple, intervient Saint Nicolas, je comprends que tu ne puisses pas y croire !
Adolf se vexe, sa pomme d’Adam fait plusieurs allers retours, mais il est las de se battre avec Saint Nicolas. Il voudrait lui cracher du venin directement à la figure, mais c’est Anne qu’il choisit d’écouter davantage et qui raconte qu’enfant elle n’était pas tout à fait heureuse et se sentait souvent abandonnée. Seulement, pour ne pas avoir à y réfléchir, elle préférait s’amuser et s’occuper du matin au soir. C’était une vie ensoleillée, dit-elle, pratiquant l’insolence parfois pour garder une contenance, surtout pendant la première année passée dans l’Annexe parce que le changement avait été brutal, sans transition, et qu’elle ne le comprenait pas.
- « À présent je considère ma propre vie et je remarque qu’une période en est définitivement close ; le temps de l’école sans souci ni tracas ne reviendra jamais plus. Je ne le regrette même pas vraiment, j’ai dépassé ce stade. »
- Et toi, Adolf ? Tu as dépassé ce stade, toi aussi ?
- Quel stade ?
- Celui du temps de l’école où, pour t’opposer au choix de ton père, tu avais choisi de ne plus travailler !
Mais Adolf ne répond pas. Il hausse simplement les épaules pour marquer son dédain, considérant que la question, qui veut installer un parallèle entre lui et la jeune Anne, est stupide, d’autant plus qu’il ne s’identifie pas du tout aux larmes qu’elle évoque maintenant et qui ont présidé à ses premiers mois de clandestinité.
- Moi, à sa place, je ne me serais jamais réfugié dans les pleurnicheries ! critique-t-il.
- Non, toi tu te serais accroché à la haine et à la colère, n’est-ce pas ? Au lieu de faire ce qu’elle va faire ensuite.
- Et qu’est-ce qu’elle va faire ensuite ?
- Elle va passer à la loupe ses jeunes années, prendre conscience de ses torts et de ses défauts, juger qu’ils étaient grands et se rendre compte que, finalement, elle devenait adulte, qu’elle commençait à penser par elle-même, qu’elle pouvait se réformer toute seule et devenir quelqu’un, qu’il fallait pour ça qu’elle s’émancipe, mais sans pour autant avoir besoin de supprimer qui que ce soit.
- « Le conseil que donne maman contre la mélancolie est : "Pense à toute la détresse du monde et estime-toi heureuse de ne pas la connaître." Mon conseil à moi, c’est : "Sors, va dans les champs, dans la nature et au soleil, sors et essaie de retrouver le bonheur en toi ; pense à toute la beauté qui croît en toi et autour de toi et sois heureuse !" La phrase de Maman ne tient pas debout, car que doit-on faire quand on connaît soi-même la détresse ? On est perdu. En revanche, je trouve que dans n’importe quel chagrin, il subsiste quelque chose de beau, si on le regarde, on est frappé par la présence d’une joie de plus en plus forte et l’on retrouve soi-même son équilibre. Et qui est heureux rendra heureux les autres aussi, qui a courage et confiance ne se laissera jamais sombrer dans la détresse. »
- Quand je te disais que je te montrerai des gens humbles et pleins de courage… glisse sobrement Saint Nicolas.
La tirade d’Anne a pour effet de replonger Adolf dans ses souvenirs d’enfance, alors qu’il allait lui-même puiser quelques ressources dans les champs en suivant les chemins de l’école buissonnière parce que l’obstination de son père entravait ses projets et qu’il ne voulait pas épouser l’enfermement des bureaux administratifs qu’il voulait lui destiner. Il y retrouvait, il est vrai, la forme d’équilibre dont parle Anne.
- À quoi tu penses ? lui demande Saint Nicolas qui sait pourtant à quoi il pense.
- J’ai besoin d’aller aux toilettes, lui répond Adolf du tac au tac qui, levant les yeux vers lui, affiche un air suffisant.
L’annonce est prosaïque et elle surprend totalement Saint Nicolas :
- C’est tout ce que ça t’inspire ?!
- Qu’est-ce que j’y peux, moi, si je ressens de nouveau ce genre de chose !
Rien. Évidemment. Il n’y peut effectivement rien, pense Saint Nicolas qui ne s’était pas attendu à l’irruption d’un pareil besoin.
- Les toilettes sont en bas, précise-t-il un peu défait.
- Où exactement ?
- « À personne au monde je n’ai raconté plus de choses sur moi-même et sur mes sentiments qu’à toi, intervient Anne. Pourquoi ne te parlerais-je pas aussi un peu de choses sexuelles ? »
Aussitôt, Adolf se braque :
- Ah non, pas ça ! Tu m’entends ? lance-t-il en menaçant du doigt Saint Nicolas.
- Tu descends dans la chambre juste en dessous, puis, dans la pièce adjacente, tu trouveras l’escalier qui mène à l’entrée par laquelle on est arrivés. Ce sera la porte de gauche…
Adolf retrousse aussitôt sa robe et s’engage par la trappe du grenier.
- « Les parents et les gens en général ont une attitude singulière sur ce point, l’accompagne la voix d’Anne. Au lieu de tout dire à leurs filles comme à leurs garçons, ils font sortir les enfants de la pièce quand les conversations roulent sur ces sujets, et les enfants n’ont plus qu’à aller prendre leur science où ils le peuvent. »
Adolf tente de résister au discours et se concentre sur les marches de l’escalier pour ne pas tomber. En vain, sa conscience n’a de cesse de lui spécifier qu’il va devoir gérer quelque chose de nouveau au moment de se présenter face aux toilettes.
- « Quand j’ai eu onze ans, ils m’ont renseignée sur l’existence des règles, mais j’étais encore loin de savoir d’où venait ce liquide ou ce qu’il signifiait. À douze ans et demi, j’en ai appris plus long, dans la mesure où Jacqueline était beaucoup moins sotte que moi. »
Le sang d’Adolf ne fait qu’un tour. Refusant d’en entendre davantage, il stoppe net sa descente et interpelle Saint Nicolas :
- Fais-la taire, par pitié !
- Que lui reproches-tu, Kitty ? De livrer ses pensées à son amie imaginaire ?
Adolf écume d’être ainsi contraint à tout un tas de choses en même temps ; porter une robe qui entrave son pas, subir les confidences impudiques d’une adolescente, contenir une envie pressante !
- « Ce qu’un homme et une femme font ensemble, mon instinct me l’a suggéré, poursuit Anne tandis qu’Adolf repart. Au début, l’idée me paraissait bizarre, mais quand Jacqueline me l’a confirmé, j’étais fière de mon intuition ! »
Adolf goûte guère la satisfaction de sa narratrice qui, ajoutée à son envie urgente, et de plus en plus difficile à contenir, accentue à chaque pas son embarras. Sans compter la perspective de devoir aller fouiller sous sa robe au moment de se soulager…
- « Que les enfants ne naissent pas par le ventre, c’est encore de Jacque que je le tiens, elle m’a dit : "Là où la matière première entre, le produit fini ressort !" »
Un vertige saisit Adolf. Il ne sait si c’est lié à sa peur de chuter dans les escaliers ou à l’étourdissante assurance qu’il va finir par se faire pipi dessus, ou bien encore à son malaise face au récit décomplexé que lui fait Anne.
- « Un petit livre d’éducation sexuelle nous renseigna, Jacque et moi, sur l’hymen et d’autres particularités. »
- Par pitié, tais-toi ! J’aimerais pouvoir me concentrer une minute sur autre chose, si ça ne te dérange pas ! lance Adolf au moment de chercher la porte du second escalier.
- « Je suis bien contente de ne jamais rougir, cela me paraît une sensation des plus désagréables. »
- Tant mieux pour toi ! Mais ce n’est pas une raison pour embarrasser les autres !
- « Un garçon n’est pas aussi compliqué d’en bas qu’une fille, je crois. Sur les photos d’hommes nus, on voit très bien comment ils sont faits, mais pas les femmes. Chez elles, les parties sexuelles, ou je ne sais trop comment cela s’appelle, se situent beaucoup plus entre les jambes. »
Pris dans sa tourmente, pour ne pas se souiller, Adolf survole littéralement les marches du second escalier pourtant affreusement raides. Il saisit la poignée de porte en bronze des toilettes et s’y introduit sans délicatesse. C’est une petite salle de bain aux murs humides recouverts d’un papier toile clair mal marouflé, tantôt sale tantôt fané. Au fond, un petit cabinet d’aisances avec une porte sans verrou. Adolf se précipite vers la cuvette en faïence en bleu de Delft qui l’appelle comme les sirènes ont appelé jadis les compagnons d’Ulysse. Il referme sur lui la porte, relève sa robe, se déculotte et se laisse aller au bonheur d’être délivré de son envie. Sa vessie est si pleine et son soulagement si grand que, pendant de longues secondes, c’est à peine s’il considère la nouveauté de son anatomie.
- « Les choses sont tout de même très bien organisées chez nous, se remet à raconter Anne comme si elle était présente avec lui dans le cabinet. Avant d’avoir onze ou douze ans, je ne savais pas qu’il existait en plus les petites lèvres. »
La précision incommode Adolf.
- « On ne pouvait absolument pas les voir. Et le plus beau, c’est que je croyais que l’urine sortait du clitoris. Quand j’ai demandé une fois à Maman à quoi servait cette excroissance, elle m’a dit qu’elle ne savait pas. Pas étonnant, elle a toujours de ces réactions stupides ! »
Sentant que sa miction se termine, Adolf, qui craint le moment où il va devoir gérer sa propre hygiène, se range un court instant du côté de la maman ; la curiosité de cette enfant est gênante. De son temps, jamais pareils propos n’auraient été tolérés dans la bouche d’une gamine, cela aurait été d’une inconvenance coupable. Mais cela ne retarde finalement que peu le fatidique instant où il devra gérer pour de bon la propreté de Kitty.
- « Pour en revenir à notre sujet, comment faire pour en décrire la composition ? recommence Anne. Et si je m’y essayais ici pour voir ? »
- Non, non, non et non ! Je t’en conjure !
- « Allons-y ! Devant, quand on est debout, se lance-t-elle tandis qu’Adolf s’exaspère de ne pas être entendu, on ne voit rien que des poils. Entre les jambes se trouvent en fait des espèces de petits coussinets, des choses molles, elles aussi couvertes de poils, qui se touchent quand on se met debout. »
Refusant de passer à l’action alors que sa vessie est désormais parfaitement vide, Adolf demeure assis sur la cuvette et se concentre sur le sentiment de colère que l’entêtement de sa narratrice fait naître en lui. Du temps de sa jeunesse, se souvient-il, pareille obstination à vouloir s’exprimer malgré l’interdiction formulée par les grandes personnes aurait commandé à ces dernières d’intervenir pour faire mieux respecter leurs lois ! Les adultes savaient faire taire avec efficacité les jeunes impudents ! Son père lui en avait souvent fait la démonstration.
- « À ce moment-là, on ne peut pas voir ce qui se trouve à l’intérieur. Quand on s’assoit, elles se séparent, et dedans c’est très rouge, vilain et charnu. »
Adolf aimerait qu’Anne sache qu’à ce moment précis il est en train de la maudire autant qu’il maudit son propre sort !
- « Dans la partie supérieure, entre les grandes lèvres, en haut, il y a un repli de peau qui, si l’on observe mieux, est une sorte de petite poche, c’est le clitoris. Puis, il y a les petites lèvres, elles se touchent, elles aussi, et forment comme un repli. Quand elles s’ouvrent, on trouve à l’intérieur un petit bout de chair, pas plus grand que l’extrémité de mon pouce. Le haut de ce bout de chair est poreux, il comporte différents trous et de là sort l’urine. »
Acculé, Adolf, qu’un tel niveau de curiosité et d’observation chez une gamine pour son propre sexe trouve anormal, renonce à résister au discours et commence à envisager vraiment le moment où il devra nettoyer sur lui-même ce que décrit Anne.
- « Le bas semble n’être que de la peau, mais pourtant c’est là que se trouve le vagin. »
- Oui, bon, ça suffit, maintenant ! proteste-t-il en considérant ne pas devoir être informé davantage.
Il saisit un fouillis de feuilles de papier dont il fait un tampon exagérément épais pour se préserver de tout contact direct avec ce sexe qui n’est pas le sien, et commence à rassembler en lui toute l’abnégation possible en pareil moment pour s’exécuter.
- « Des replis de peau le recouvrent complètement, on a beaucoup de mal à le dénicher. Le trou en dessous est si minuscule que je n’arrive presque pas à m’imaginer comment un homme peut y entrer, et encore moins comment un enfant entier peut en sortir. On arrive tout juste à faire entrer l’index dans ce trou, et non sans mal. »
Mortifié, Adolf décide de ne plus laisser se prolonger indéfiniment l’embarras que lui cause la situation. Il plonge sa main pleine de papier toilette sous sa robe et assèche l’instrument qu’Anne vient de décrire sans pudeur.
- « Voilà tout, résume-t-elle alors. Et pourtant cela joue un si grand rôle ! »
Sans cérémonie, Adolf laisse tomber l’amas de feuilles dans la cuvette, se lève et rhabille aussitôt le corps de Kitty, tire la chaîne de la chasse d’eau sans regarder ce qui s’en va et file au lavabo se laver les mains. Posé sur des équerres métalliques blanches et robustes d’où pend un essuie-main, il le trouve un peu haut pour lui. Puis il observe la plaque en marbre gris et blanc fixée au mur et qui soutient une petite étagère sur laquelle repose un verre dans lequel se tient debout un tube de dentifrice Castella. Au dessus, un miroir piqué, dans le reflet duquel il découvre avec surprise son visage de Kitty.
- « Comme tu l’as probablement déjà découvert par toi-même, notre Führer a eu cinquante-cinq ans hier, commente Anne. »
L’esprit d’Adolf se fige. Le regard planté dans les yeux de la jeune fille qui le dévisage en retour, ils s’observent. Dans la vitrine de l’immeuble au moment d’y entrer, Adolf n’avait pas eu l’occasion de bien se voir. Il constate que ses cheveux sont longs et blonds, coiffés ensemble derrière la tête en une discrète queue de cheval. Il a le front court, de fins sourcils blonds, de longs cils incurvés et des yeux aussi bleus que le bout de ciel qu’il a vu depuis la fenêtre du grenier. Son nez est fin et droit, presqu’inexistant, et sa petite bouche est pincée. Ses lèvres rose pale et inégalement charnues lui confèrent une expression de désapprobation accentuée par le creux de son philtrum. Mais l’incurvation prononcée de l’arc de cupidon qui lui dessine la lèvre supérieure donne à penser que la jeune femme qu’il observe pourrait être davantage amicale que réprobatrice. Certes son menton est volontaire et sa mâchoire commandée par de l’ADN paternel, mais ses pommettes sont, à l’évidence, l’héritage d’une douce maman.
Adolf lui trouve un admirable air de jeunesse Hitlérienne, mais dans l’étrange situation présente où Kitty est supposée être l’amie de Anne, l’expression sérieuse qu’il détaille sur ce visage le met mal à l’aise. Il désapprouve cette expression de dureté car elle est ambiguë et, surtout, elle ne lui sied pas. Pour être un peu plus conforme à ce qu’elle représente, il lui faudrait une moustache identique à la sienne ! Elle dissimulerait cet arc de cupidon juvénile et incohérent. Le mieux aurait d’ailleurs été de voir son propre visage, mais quelque chose lui dit que cela ne l’aurait peut-être pas satisfait non plus.
Il tourne légèrement la tête, son reflet lui obéit et lui présente son portrait de trois quarts. Il a les oreilles petites, potelées et bien collées, des tempes étroites et un profil au carrefour de l’enfance boudeuse et de la jeunesse en âge de réfléchir ou de travailler. Le tout est beau au point d’en être déroutant. Adolf se dit que ce ne peut pas être lui. Ce qu’il voit est un visage de magasine sur lequel, gamin, il aurait volontiers gribouillé au crayon noir cette petite moustache qui lui manque, quitte à ce que le résultat soit ridicule, mais amusant. Mais là, ce qu’il voit ne l’amuse pas. Il fronce les sourcils, veut donner à son reflet un air fâché et supérieur, mais l’image obtenue ne lui plaît pas. La jeune personne qu’il voit n’est pas faite pour être sévère. Anne vient de dire qu’il a eu cinquante-cinq ans hier et il se souvient de lui à cette période. Ça ne correspond pas avec ce qu’il voit. Quand elle aura elle-même cinquante-cinq ans, la jeune personne qu’il examine ne sera pas à une année de se suicider en se tirant une balle dans la tête. Elle est trop belle pour ça, juge-t-il.
- « Ce matin, intervient Anne en donnant à Adolf l’impression que c’est son reflet qui s’est mis à parler, j’ai feuilleté mon journal et suis tombée à plusieurs reprises sur des lettres traitant du sujet « Maman » en des termes tellement violents que j’en étais choquée et me suis demandé : "Anne, c’est vraiment toi qui as parlé de haine, oh Anne, comment as-tu pu ?" Je suis restée figée et j’ai cherché à expliquer mon trop-plein de haine qui m’a poussée à tout te confier. »
Adolf quitte des yeux son image de Kitty pour enfin se laver les mains.
- « J’ai essayé de comprendre et d’excuser l’Anne d’il y a un an, car je n’aurai pas la conscience tranquille tant que je te laisserai sur l’impression de ces accusations sans te dire maintenant, avec le recul, ce qui m’a fait parler ainsi. »
Les mains qu’il lave ne sont pas les siennes, ce sont celles de Kitty. Mais comme il les trouve jolies, pour la première fois il veut bien jouer un peu au jeu qu’on lui impose et accepte d’incarner - pour quelques instants - le rôle de Kitty.
- « J’étais victime d’humeurs qui m’enfonçaient la tête sous l’eau et ne me laissaient voir que l’aspect subjectif des choses. Je me suis réfugiée en moi-même, je n’ai regardé que moi, et toute ma joie, mon ironie et mon chagrin, je les ai décrits sans aucune gêne. J’étais furieuse contre Maman, elle ne me comprenait pas, c’est sûr, mais je ne la comprenais pas non plus. Je la mettais souvent dans des situations désagréables et cela la rendait nerveuse et irritable, on comprend qu’elle m’ait souvent rabrouée. Je prenais sa réaction beaucoup trop au tragique, me sentais vexée, devenais insolente et difficile avec elle, ce qui augmentait encore son chagrin. »
Adolf, luttant contre son inclination à faire un parallèle entre ce que dit Anne et son propre vécu auprès de ses parents, préfère se demander si le visage qu’imagine Anne pour son amie Kitty correspond à celui qu’il voit dans le miroir… Mais sa curiosité ne dure qu’un instant. Très vite, il secoue la tête et se reproche de se laisser aller à ce genre de pensée. Il saisit l’essuie-main et, tandis qu’il se sèche les mains, choisit d’écouter encore un peu ce que dit Anne avant de retourner auprès de Saint Nicolas.
- « Ce n’était sûrement pas drôle, ni pour l’une ni pour l’autre, mais je ne voulais pas le voir et j’éprouvais une grande pitié pour moi-même. Je suis devenue plus raisonnable. Le plus souvent, je me tais quand je suis irritée et nos relations sont bien meilleures. »
Adolf admet qu’il n’a jamais su faire ça, son tempérament étant bien différent.
- « Hier, j’ai lu un article de Sis Heyster qui parlait de la tendance à rougir. Dans cet article, on dirait que Sis Heyster s’adresse à moi seule ; même si je ne rougis pas facilement, ses autres remarques s’appliquent à moi. »
Adolf repose l’essuie-main et, craignant de nouvelles révélations impudiques, décide d’observer son reflet avec attention pour vérifier si les confidences que va faire Anne le feront rougir.
- « Elle dit à peu près qu’une jeune fille à l’âge de la puberté se concentre sur elle-même et commence à réfléchir aux miracles qui se produisent dans son corps. »
À cet énoncé, Adolf fronce les sourcils et son reflet aussi. Sauf qu’il prend ce froncement comme dirigé contre lui, comme si Kitty lui reprochait de ne pas avoir le cran d’écouter ce qu’il y a à écouter.
- « C’est mon cas ces derniers temps, j’ai l’impression de ressentir une gêne. Je trouve si étonnant ce qui m’arrive, non seulement ce qui se voit à la surface de mon corps mais ce qui s’accomplit à l’intérieur. Chaque fois que je suis indisposée (et cela n’est arrivé que trois fois), j’ai le sentiment, en dépit de la douleur, du désagrément et de la saleté, de porter en moi un doux secret. C’est pourquoi, même si je n’en récolte que des inconvénients, j’accueille toujours avec joie le moment où je vais de nouveau sentir en moi ce secret. »
D’une grimace, Adolf ne peut s’empêcher d’exprimer son dégoût pour la chose. Sa grimace est imitée par le visage blond dans le miroir et semble lui dire que c’est lui qui mérite d’être grimacé.
- « En plus, Sis Heyster écrit que les jeunes filles durant ces années-là ne sont pas tout à fait sûres d’elles-mêmes et découvrent qu’elles sont des personnes, elles aussi, avec leurs idées, leurs pensées et leurs habitudes. »
Adolf sait qui il est, lui, mais s’interdit toute manifestation à ce sujet face à Kitty.
- « Inconsciemment, j’ai déjà éprouvé de tels sentiments avant de venir ici, car je sais qu’une fois, alors que je passais la nuit chez Jaque, je n’ai pas pu me retenir tant j’étais curieuse de son corps qu’elle cachait toujours de mon regard et que je n’ai jamais vu. Je lui ai demandé si, en gage de notre amitié, nous pourrions nous palper mutuellement les seins. »
- Non mais là ça devient n’importe quoi ! explose Adolf en contemplant le résultat dans le miroir.
Non sans surprise, l’image du reproche qu’il vient de faire ne coïncide pas avec son intention. La jeune fille vient de s’exclamer elle aussi, mais elle a davantage semblé se moquer de lui avec ironie plutôt que d’adhérer à son propos, ce qui laisse Adolf désarmé.
- « Jaque a refusé. »
- Oui, ben encore heureux ! apprécie-t-il en observant son reflet l’imiter encore avec la même ironie.
- « Les gens normaux me trouveraient sans doute timbrée avec mes jérémiades, s’excuse Anne, mais voilà comme je suis, devant toi je dis tout ce que j’ai sur le cœur. »
Parce qu’il s’imagine que son reflet va encore être tenté d’illustrer cette dernière remarque d’une pantomime dédaigneuse à son égard s’il réagit, Adolf le scrute sans bouger un cil. En vain. Impassible, Kitty l’observe autant qu’il l’observe, avec dans le regard une insupportable expression de juge qui se tait mais qui n’en pense pas moins. Ce qui le fait finalement réagir :
- Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça, toi ?
Mais dès les premiers mots, le visage de Kitty a disparu, et c’est le véritable reflet d’Adolf qui, fort de sa petite moustache, agresse en retour celui qui parle. Adolf est surpris de se voir en vrai. Immédiatement, il se trouve vieux, ridiculement agressif et si menaçant que ça le surprend lui-même.
- Tout va bien, Kitty ? demande tout à coup Saint Nicolas à travers la porte.
Adolf sursaute comme sursautent les enfants surpris dans leur rêverie par leurs parents :
- Oui oui ! répond-il de manière penaude.
- Ça va mieux ?
- Oui oui, maugrée-t-il ensuite.
- Tu n’oublieras pas de te laver les mains, n’est-ce pas ?
- Évidemment ! tempête-t-il cette fois tant il n’apprécie pas d’être ainsi infantilisé. Pour qui tu me prends ?
- Pour quelqu’un qui considérait que la propreté du peuple juif était quelque chose de bien particulier, lui répond Saint Nicolas en apparaissant derrière lui.
Adolf sursaute en laissant échapper un petit cri et se retourne vers lui :
- J’en ai plus que marre de tes apparitions ! Ça ne va pas d’entrer sans prévenir ? C’est un lieu d’intimité ici !
- Tes subordonnés n’ont pas souvent respecté l’intimité de ceux que tu voulais voir raflés, tu sais. Les ordres qu’ils avaient reçus étaient très clairs là-dessus, lui renvoie Saint Nicolas.
Puis, jetant un coup d’œil sur les mains d’Adolf, il dit :
- Tu disais dans ton livre que les Juifs avaient pour l’eau que très peu de goût, qu’on pouvait s’en rendre compte en les regardant, qu’il t’arriva même d’avoir des haut-le-cœur en sentant l’odeur de ces porteurs de kaftans. Leurs vêtements étaient malpropres et leur extérieur fort peu héroïque.
- Sors d’ici immédiatement !
Mais Saint Nicolas ne bouge pas. Il regarde maintenant avec insistance dans le miroir. Adolf se retourne pour vérifier ce qu’il regarde et découvre que son véritable reflet a disparu. Il est de nouveau celui de Kitty qui, manifestement remontée, attend d’être seule en ce lieu.
Saint Nicolas lui adresse un sourire bienveillant et disparaît, laissant Adolf en tête-à-tête avec elle.
- « Quand on est soi-même en train de changer, commente Anne, on ne s’en aperçoit pas avant d’avoir changé. J’ai changé, et même en profondeur, totalement et en tout. Mes opinions, mes conceptions, mon regard critique, mon aspect extérieur, mes préoccupations intérieures, tout a changé, et d’ailleurs pour le mieux, je peux l’affirmer sans crainte car c’est vrai. »
Avec insistance, Adolf regarde Kitty qui le regarde en retour.
- « Peux-tu me dire pourquoi les gens cachent si jalousement leur vraie personnalité ? demande Anne. Pourquoi les uns font-ils si peu confiance aux autres ? Je sais, il existe certainement une explication, mais il me semble parfois très triste qu’on ne puisse trouver nulle part, même auprès des gens les plus proches, la moindre complicité. »
Dans le miroir, le visage de Kitty semble approuver le regret que formule Anne. Pourtant, de son côté, du haut de ses cinquante-cinq ans, Adolf critique intérieurement et sans réserve cette sortie naïve et idéaliste. D’un hochement de tête, il signifie qu’il n’approuve pas, mais le résultat de son hochement de tête dans le miroir lui apparaît comme une nouvelle critique envers lui-même.
- Dans ton bouquin, intervient Saint Nicolas posté derrière la porte, tu disais être fermement convaincu que c’est en général dans la jeunesse qu’apparaît chez l’homme l’essentiel de ses pensées créatrices. Tu te souviens ?
Dans le miroir, un ostensible pincement sur la bouche de Kitty atteste qu’il se souvient.
- Tu distinguais la sagesse du vieillard qui comporte une plus grande profondeur et une prévoyance résultant de l’expérience d’une longue vie, du génie créateur de la jeunesse qui, avec une fécondité inépuisable, répand des pensées et des idées sans pouvoir immédiatement les mettre en valeur par suite de leur abondance même, précise Saint Nicolas.
Adolf ne réagit pas. Il observe Kitty qui semble attendre quelque chose de lui.
- Elle fournit les matériaux et les plans d’avenir où puisera l’âge mûr, disais-tu !
Adolf se met à penser qu’il n’aimerait finalement pas grimer l’image de Kitty de sa petite moustache, comme il avait pensé le faire tantôt pour s’amuser. L’inimitié qu’elle semble lui vouer lui fait penser que non seulement elle n’apprécierait pas, mais que, par dessus tout, de par son insolence affichée envers lui, elle ne mérite pas que l’on joue avec elle.
- Dans la mesure où la prétendue sagesse des années n’aura pas étouffé le génie de la jeunesse, avais-tu précisé. Tu te souviens ? insiste Saint Nicolas.
Oui, Adolf se souvient et trouve parfaitement inutile d’en faire tout un potin !
- « Le meilleur et le plus sévère de mes juges, ici, c’est bien moi, assure Anne. C’est moi qui sais ce qui est bien ou mal écrit. Si je n’ai pas le talent d’écrire dans les journaux ou d’écrire des livres, alors je pourrai toujours écrire pour moi-même. Mais je veux aller plus loin, je ne peux pas m’imaginer une vie comme celle de Maman et de toutes ces femmes qui font leur travail puis qu’on oublie ! Oui, je ne veux pas, comme la plupart des gens, avoir vécu pour rien. Je veux être utile ou agréable aux gens qui vivent autour de moi et qui ne me connaissent pourtant pas. Je veux continuer à vivre, même après ma mort ! C’est pourquoi je suis si reconnaissante à Dieu de m’avoir donné à la naissance une possibilité de me développer et d’écrire et d’exprimer tout ce qu’il y a en moi ! »
Alors qu’il s’apitoie de nouveau sur lui-même parce que l’expérience qu’on lui fait vivre ne s’est révélée finalement à aucun moment plaisante, Adolf s’attarde sur les jolis cheveux blonds de Kitty, sans remarquer que dans ses yeux poignent des larmes silencieuses.
- 6 -
Wagner
Quand il remarque finalement les larmes de Kitty, machinalement, Adolf cligne plusieurs fois des paupières et se touche le visage pour vérifier si pareilles larmes coulent également de ses yeux. Mais non, point de larme, et cette absence le contente. Il est un ancien homme d’État et les hommes d’État ne pleurent pas.
Satisfait, il ouvre la porte et tombe nez à nez avec Saint Nicolas vers qui il fait un pas viril avant de refermer sèchement la porte derrière lui, laissant Kitty seule avec ses chagrins imbéciles.
Comme Saint Nicolas le dévisage, il lui lance avec morgue : « Quoi ! Qu’est-ce qu’il y a ? »
Mais une sorte de remue-ménage à l’étage au-dessus attire son attention. Des bruits de pas, de chaises que l’on déplace, des voix féminines qui répriment chacune un cri et auxquelles on oppose des « chut ! » masculins. Dans l’instant qui suit, la porte qui condamne le haut de l’escalier s’ouvre et se referme doucement, puis des bruits de semelles contre le bois des marches que l’on tente manifestement de rendre le plus discrets possible, comme si des fantômes étaient en train de descendre. Le craquement n’étant plus qu’à quelques marches de lui, Adolf se colle contre Saint Nicolas :
- Qu’est-ce qui se passe ? lui demande-t-il discrètement.
- « Peter a frappé doucement à la porte et a demandé à Papa s’il ne voulait pas venir l’aider un instant pour une phrase compliquée en anglais, explique Anne. C’est louche, il a inventé un prétexte, c’est gros comme une maison, on dirait qu’il y a eu un cambriolage…" »
Soudain, à l’étage en-dessous, un bruit ! Un coup suivi d’un silence total pendant lequel retentit la cloche du carillon voisin destinée à marquer les quarts d’heure.
- « Ma supposition s’est avérée juste, on cambriolait l’entrepôt ! s’alarme Anne. En un rien de temps, Papa, Van Daan et Peter étaient en bas, Margot, Maman, Madame et moi attendions. Quatre femmes angoissées ont besoin de parler, c’était notre cas. »
Adolf se demande si les bruits de chaussures qu’il entend grincer dans le silence de la maison à quelques centimètres de lui ne proviennent pas de ces messieurs dont parle Anne. Sauf qu’il ne voit personne !
- « La couleur avait disparu de nos visages, mais nous étions encore calmes, même si nous avions peur. Quel était ce coup ? »
Pendant plusieurs minutes, Adolf écoute la maison respirer. Il aimerait bien que Saint Nicolas lui explique ce qui est en train de se passer, mais il n’ose plus le questionner.
- « Personne ne posait plus de questions, nous attendions » dit Anne.
Puis, après une pause, les bruits de chaussures recommencent, mais en sens inverse cette fois. Anne explique que son père et M. Van Daan sont remontés. Adolf perçoit maintenant clairement des déplacements dans les pièces au-dessus. Il lui semble même entendre quelqu’un commander d’éteindre les lumières et de monter là-haut, au grenier, parce que la police va venir. Dans les secondes qui suivent, il entend claquer les manettes en porcelaine des interrupteurs. Puis, il réfléchit. Selon Anne, trois personnes ont descendu l’escalier, mais seulement deux l’ont remonté. La troisième, le jeune Peter, serait donc restée sur le palier et se tiendrait seulement à quelques centimètres de lui ?
- « Peter était sur le palier quand il a entendu deux coups violents. » confirme Anne.
Adolf sursaute car lui aussi vient d’entendre deux coups venant d’en bas ! À nouveau des bruits de pas qui dévalent l’escalier et la porte-bibliothèque, qui habituellement ferme l’Annexe, s’ouvre. Anne explique qu’en bas les hommes découvrent qu’il manque une grosse planche dans la porte de l’entrepôt. Les cambrioleurs étaient probablement en plein travail quand les messieurs sont apparus.
- « Sans réfléchir, Van Daan a crié : "Police !".» raconte Anne en précisant qu’il y avait eu ensuite des pas précipités dehors parce que les cambrioleurs avaient certainement pris la fuite.
Adolf, qui vient d’entendre effectivement quelqu’un crier "Police" depuis l’étage inférieur, lance un regard inquiet en direction de Saint Nicolas : « On est en train d’assister à quoi, là ? » tente-t-il de lui faire comprendre sans parler, mais les gros yeux de Saint Nicolas qu’il reçoit en retour ne le renseignent pas.
Anne raconte ensuite que pour éviter que la police ne remarque la planche manquante, celle-ci a été vite remplacée, mais qu’un grand coup de pied était venue la faire voler par terre très peu de temps après, laissant les trois messieurs perplexes devant tant d’audace.
- « Van Daan et Peter sentaient monter en eux des envies de meurtre, dit-elle. Van Daan a frappé fort dans le plancher avec la hache, tout est redevenu silencieux. »
Après avoir entendu le coup de hache dont parle Anne, Adolf constate en effet que tout est redevenu silencieux en bas. Ce silence l’inquiète. Anne précise que les messieurs ont de nouveau bouché le trou dans la porte, mais qu’une nouvelle alerte les a interrompu. Quelqu’un s’est approché depuis la rue et a éclairé tout l’entrepôt à l’aide d’une lampe torche.
- « "Sapristi !" a grommelé l’un des messieurs… À présent, ils passaient du rôle de policiers à celui de cambrioleurs. Tous les quatre sont remontés en courant. »
Adolf constate en effet que des bruits de pas se précipitent vers l’entrée de l’Annexe restée ouverte, avant de s’engouffrer dans l’escalier. Le dernier fantôme du groupe referme avec précaution la porte-bibliothèque derrière lui et file lui aussi se réfugier à l’étage supérieur, laissant Adolf parfaitement désappointé, tandis que Anne décrit la suite des évènements ; la peur de la police qui s’intéressera probablement et prochainement à leur bâtiment, le très long silence pesant qui a envahit ce dernier, où seul les bruits de respiration de toute la famille sont perceptibles, l’immobilité parfaite de chacun pendant près d’une heure, puis les bruits de pas qui viennent briser le silence et qui se mettent à arpenter dans tout le bâtiment pour finalement se rapprocher de l’entrée de l’Annexe, les cœurs qui se mettent à battre plus fort…
- « Puis, des secousses à notre porte-bibliothèque. »
Adolf tressaille encore. En effet, quelqu’un derrière la porte-bibliothèque cherche manifestement à entrer. Comme il l’a été supposé, il pense qu’il s’agit peut-être de la police, et l’idée de les accueillir à sa façon lui traverse l’esprit.
- « Moment indescriptible : "Nous sommes perdus !" dis-je, et je nous voyais tous emmenés la nuit même par la Gestapo. »
Adolf se tourne vers Saint Nicolas :
- Rends-moi mon costume ! lui chuchote-t-il à l’oreille. Je vais les recevoir, moi, ces messieurs de la Gestapo !
Le regard ténébreux, Saint Nicolas sonde longuement Adolf sans réagir, tandis qu’à deux reprises on secoue la porte-bibliothèque depuis l’extérieur. Adolf fait les gros yeux, il tente de presser Saint Nicolas, mais les pas s’éloignent, ce qui fait dire à Anne que pour le moment ils sont sauvés, même s’ils ont eu très peur au point de claquer des dents et que personne n’a bougé de sa cachette pendant la demie heure qui a suivi.
Maintenant que tout danger semble être écarté, Adolf fait un pas de côté et tape nerveusement du pied en oubliant tout à fait d’être discret :
- Mais pourquoi tu les as laissés partir ? Je pouvais parfaitement m’en occuper, moi !
- Tu veux t’occuper de quoi, exactement ? lui répond sèchement Saint Nicolas. De fantômes juifs ou de la Gestapo ? Et de quelle manière ?
- Qu’est-ce tu insinues ?
- Je pense que tu devrais retourner voir ton visage dans le miroir des toilettes.
- Pour quoi faire ? Ce n’était pas moi, dans ce miroir !
- Justement ! Il se pourrait bien que tu sois surpris, cette fois !
Inquiète, Anne déplore que la lumière soit restée allumée sur le palier. La bibliothèque avait-elle paru mystérieuse aux visiteurs ou bien n’était-ce qu’un simple oubli ? La police allait-elle revenir plus tard ?
- Qui penses-tu qu’il y avait derrière cette porte ? demande Saint Nicolas.
- Je ne sais pas ! Mais si c’était la Gestapo, j’aurais pu faire quelque chose !
- Tu as vraiment du mal à laisser certaines choses derrière toi, n’est-ce pas ?
- Que veux-tu dire ?
Anne raconte qu’après l’événement, tout le monde, bien sûr, tremblait de peur, et certaines personnes avaient même ressenti le besoin d’aller aux toilettes. Aussitôt, Adolf regarde la porte des toilettes et recule d’un pas.
- Tu as besoin d’y retourner toi aussi ? lui demande durement Saint Nicolas.
- Pas du tout ! lui répond crânement Adolf.
Anne témoigne qu’ensuite, pendant de longues heures, plus personne n’a osé parler. La peur avait consommé beaucoup d’énergie chez chacun et tous les organismes étaient fatigués. Angoissée et à demi somnolente, elle se prépare mentalement à un éventuel retour de la police.
- « "Fais au moins disparaître la radio !" soupirait Madame, rapporte-t-elle à propos de Mme Van Daan. "S’ils nous trouvent, répondait Monsieur, ils peuvent bien trouver la radio aussi !" "À ce moment-là, ils trouveront aussi le Journal d’Anne" s’en est mêlé papa !" "Il n’y a qu’à le brûler" a suggéré la plus terrorisée de nous tous. »
- Tu en penses quoi, toi, de ce qui se passe dans la tête de ces gens, Kitty ? demande Saint Nicolas.
- Je ne suis pas Kitty !
- « Pas mon Journal ! refuse catégoriquement Anne. Mon Journal mais alors moi avec ! »
- Et de l’attachement qu’à Anne pour son journal, tu en penses quoi ?
- Rien du tout !
- Vraiment ?
- « Maintenant, nous devons nous comporter en soldats, professe Anne. Si nous devons y passer, alors d’accord mais pour la reine et la patrie, pour la liberté, la vérité et la justice ! »
- Pareille bravoure chez une demoiselle qui craint pour sa vie ne mérite-t-elle pas une vraie reconnaissance ?
Adolf ne répond pas. Il écoute Anne qui, informations prises, précise que c’était finalement le veilleur de nuit privé qui, en faisant sa ronde le long des canaux en compagnie de ses deux chiens comme tous les soirs, avait découvert le trou dans la porte de l’entrepôt et avait inspecté les lieux jusqu’à la porte-bibliothèque et oublié d’éteindre la lumière.
- Tu vois ? Ce n’était pas la Gestapo ! commente Saint Nicolas. Tu n’as donc pas de raison d’être déçu !
- « Aucun de nous n’a jamais connu un aussi grand danger que cette nuit-là, dit Anne. Dieu nous a vraiment accordé sa protection. »
- Je ne suis pas déçu ! Je dis simplement que j‘aurais pu faire quelque chose !
- « Cette nuit-là, j’ai su que je devais mourir, j’étais prête comme les soldats sur le champ de bataille. Je sais que je suis une femme riche d’une force intérieure et pleine de courage ! »
- Contrairement à toi, elle n’a pas besoin de porter un uniforme militaire pour affronter le danger, cette jeune femme. Pourquoi voulais-tu que je te rende le tien ?
- Par sécurité !
- Sécurité pour qui ? raille Saint Nicolas. Figure toi que c’est aussi par souci de sécurité qu’à la même époque où a eu lieu le cambriolage qui vient de terroriser Anne et toute sa famille, des bombardiers de la Royal Air Force ont détruit à La Haye l’édifice central du registre de la population et les fichiers de la Gestapo qui s’y trouvaient !
- Ça t’amuse de constamment me rappeler ma défaite ?
- Ce n’est pas ta défaite que je souhaite te rappeler.
- Alors quoi ?
- Ce que Staline lui-même, ton équivalent et ennemi juré avec qui tu avais pourtant pactisé, a déclaré quelques jours avant ce cambriolage : "La bête allemande blessée doit être poursuivie et achevée dans son repaire."
La violence de la réponse glace Adolf et lui suscite une violence réciproque :
- Je te conseille de ne pas me manquer de respect ! riposte-t-il l’œil noir.
- « Pendant que l’Allemagne s’armait, intervient Anne, tous les pays voisins dormaient. La politique de l’autruche ne mène nulle part et chaque pays doit maintenant en payer le prix. À notre grand regret et à notre grande consternation, nous avons appris que chez beaucoup de gens, les sentiments à notre égard, à nous les Juifs, se sont profondément modifiés. Nous avons entendu dire que l’antisémitisme s’est répandu dans les milieux qui auparavant n’y songeaient pas. Ce fait nous a très profondément choqués. Je n’espère qu’une seule chose, que cette haine des Juifs sera de nature passagère, car c’est injuste ! »
Impassible devant la tentative d’intimidation d’Adolf, Saint Nicolas tend ostensiblement l’oreille pour signifier qu’il attend la suite de ce que va dire Anne.
- « Je me demande sans cesse s’il n’aurait pas mieux valu pour nous que nous ne nous cachions pas, que nous soyons morts pour ne pas avoir à supporter toute cette misère… »
- C’est parce que tu as fait naître ce genre de pensées dans l’esprit de jeunes gens comme Anne que tu veux être respecté ?
- « Pourvu qu’il se passe vite quelque chose, au besoin même des tirs, cela ne peut pas nous briser davantage que cette inquiétude, pourvu que la fin arrive, même si elle est dure, au moins nous saurons si nous allons enfin gagner ou périr. »
- C’est parce que tu as obligé cette gamine à se retrancher dans des pensées aussi désespérées et mortifères face à l’animalité de tes persécutions que tu veux être respecté, dis-moi ? insiste Saint Nicolas.
- « Sinon, j’ai un remède contre les tirs, ajoute encore Anne avec ironie. En cas de détonations violentes, se hâter vers l’escalier en bois le plus proche, descendre et remonter l’escalier et s’assurer qu’en répétant ce mouvement on tombe doucement au moins une fois en bas. Avec les écorchures et le bruit occasionnés par les pas plus la chute, on a trop à faire pour entendre les tirs ou pour y penser. La rédactrice de la présente a mis en application ce remède idéal avec un succès certain ! »
- Voilà ce qu’entrainent le stress de la guerre et le désespoir sur la jeunesse, Adolf ! Des actes d’automutilation ! Moi, dans ma tournée, je dépose des cadeaux chez des enfants si malheureux qu’ils vont jusqu’à se scarifier pour tenter d’évacuer leur mal-être. C’est à ça que je sers, indique Saint Nicolas avec émotion, à apaiser leurs tourments !
- Et à quoi tu me sers, à moi ? lui répond Adolf avec insolence. À part me séquestrer dans cet endroit ridicule et me travestir en m’obligeant à porter cette robe tout aussi ridicule ?
- Robe ridicule ?! s’étouffe Saint Nicolas.
Mais Anne les interrompt en annonçant avec enthousiasme que la radio anglaise a averti la population que le jour du débarquement avait commencé ; un D-Day qui met toute l’Annexe en émoi !
Tandis qu’il toise encore durement Saint Nicolas, le visage d’Adolf s’assombrit.
- « La libération tant attendue arriverait-elle enfin ? Nous n’en savons rien pour l’instant, mais l’espoir nous fait vivre, il nous redonne courage, il nous redonne de la force. »
- Cette robe que tu trouves ridicule, Adolf, elle est le symbole d’un certain goût pour la vie et d’un espoir que tu ne sais pas voir et que tu ne sauras jamais comprendre. Tu n’en es décidément pas digne ! tranche Saint Nicolas qui, dans un geste parodique digne d’un magicien suranné, tend bien haut les bras et restitue en les rabaissant d’un coup à l’ancien Führer son costume militaire et sa moustache.
- « Maintenant, il s’agit de garder son calme et de persévérer, continue Anne. Mieux vaut s’enfoncer les ongles dans la chair que crier ! »
Immédiatement, Adolf savoure le retour de son habit et du corps qu’il revêt. Se tenant fièrement debout face à un Saint Nicolas désormais moins grand, il recoiffe sa mèche et lui lance, non sans arrogance :
- J’imagine que nous n’avons plus vraiment de raison de rester ici !
- « Oh, Kitty ! J’ai l’impression que des amis approchent, s’enthousiasme encore Anne. Ces horribles Allemands nous ont opprimé et mis le couteau sous la gorge pendant si longtemps ! Peut-être qu’en septembre ou en octobre je pourrai malgré tout retourner à l’école. »
- Tu te rends compte ! C’est tout ce qu’elle demandait, cette petite pleine de vie ! enrage Saint Nicolas en dévisageant avec dégoût l'impénitent chancelier. Retourner à l’école ! Rien de plus !
Portée par l’espoir, Anne se lance dans une envolée qu’Adolf s’efforce de ne pas écouter vraiment. Mais, même quand on veut se montrer sourd, il est des paroles que l’on ne peut pas ne pas entendre, notamment lorsqu’il s’agit d’aspirer après un long enfermement à contempler la nature, un beau ciel bleu, un clair de lune ou de profiter du chant des oiseaux, d’assister à l’éclosion d’une fleur, alors que cela ne retenait pas l’attention auparavant. Anne le dit, son intérêt pour ce genre de choses s’est transformé durant sa clandestinité. Il a suffit d’une fenêtre pour que cela change. Une fenêtre derrière laquelle elle s’est sentie tellement tenue à distance de la course des nuages et de la pluie qu’ils en sont devenus un spectacle auquel elle veut désormais participer sans être obligée de se cacher. Ne plus avoir peur, sortir et profiter du spectacle de la nature, dormir à la belle étoile, voilà ce que souhaitent ceux qui sont enfermés, qu’ils soient en prison ou dans un lit d’hôpital, dit-elle.
- « Le sort a voulu que je n’aie le droit de voir la nature qu’à de rares occasions, à travers des fenêtres couvertes d’une épaisse couche de poussière et voilées de rideaux sales. Je n’éprouve plus aucun plaisir à regarder au travers, la nature est la seule chose que l’on ne peut remplacer par un ersatz ! »
- Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande Adolf qui veut s’afficher impassible. On va rester encore longtemps au pied de cet escalier ?
- Jésus a eu raison de ne pas te priver de ta mémoire durant ton séjour là-haut, lui répond Saint Nicolas effaré. La constance de ton orgueil justifie ton sort ! Tu ne respectes rien ni personne ! Sous prétexte de ne pas te laisser être enfermé dans une vie que ton père aurait dictée à l’avance pour toi selon son idée, tu es allé t’enfermer dans d’autres idées, nationalistes à l’extrême, folles et indignes, avant de te cloitrer dans de vastes et luxueux bureaux. Il est bien que là-haut tu te souviennes de tout, de tes jolis bureaux mais aussi du bunker miséreux dans lequel tu as péri ! Qu’as-tu fait de la nature dans laquelle tu aimais gambader pour échapper à l’école ? Tu l’as transformée en un ciel de bombes ! Tu as ordonné une pluie de balles et tout est devenu boue mortelle ! Elle ne te touche donc pas, cette adolescente enfermée dans sa cachette étroite et captive de tes idées funestes, qui vit là sans le savoir ces derniers jours de vie, alors qu’elle aspire tant à vivre une vie libre ?
Adolf repense au visage de Kitty dans le miroir des toilettes au moment où il lui a vu une larme au coin de l’œil, et à sa satisfaction d’avoir surtout pu constater qu’il n’en était rien pour lui. Lui vient alors cette réponse :
- Quoi ! C’est la libération, non ? Elle va donc bientôt pouvoir sortir ! Les vilains Allemands ont perdu ! C’est formidable !
L’ignominie d’Adolf atterre Saint Nicolas.
- Te rends-tu compte de l’horreur de ce que tu dis ? Et du mépris dont tu fais preuve à l’égard de cette jeune femme ?
- « Une des questions que je me pose, rebondit Anne, est pourquoi la femme a-t-elle occupé une place beaucoup moins importante que l’homme dans la société ? »
Désormais libéré de sa robe, Adolf juge la remarque saugrenue :
- Bon ! On n’est plus obligés d’écouter ces enfantillages maintenant ! On peut s’en aller !
- Si ! On est obligés ! le fustige Saint Nicolas.
- « Tout le monde peut dire que c’est injuste, mais cela ne me satisfait pas, j’aimerais tant connaître la cause de cette grande injustice ! »
- C’est comme ça, ma petite fille ! Faut faire avec ! élude Adolf avec inconsistance. C’est dans l’ordre des choses !
- « Les femmes sont idiotes de s’être tranquillement laissé imposer cette règle, car plus celle-ci se perpétue, plus elle s’enracine. Heureusement, elles ont quelque peu ouvert les yeux grâce à l’école, au travail et au développement. Mais cela ne suffit pas, le respect de la femme, voilà ce qu’on attend encore ! »
- Elle ferait mieux de se taire et commencer par se montrer moins insolente ! réagit Adolf.
- Tu ferais mieux de te taire toi le premier ! Tu ne l’as pas été, toi, insolent et arrogant, dans ta jeunesse ?
- Jamais !
- « De manière générale, dans toutes les parties du globe, l’homme suscite l’admiration ; pourquoi la femme n’a-t-elle pas le droit de bénéficier d’une part de cette admiration ? Les soldats et les héros de la guerre sont honorés et fêtés, les inventeurs jouissent d’une renommée éternelle, les martyrs sont vénérés, mais de l’humanité tout entière, combien sont-ils ceux qui considèrent la femme aussi comme un soldat ? »
- N’importe quoi ! ricane Adolf. Des femmes héros de guerre ou soldats ! On aura tout vu !
- Ce qu’elle est en train de dire en ce moment même participe précisément à démontrer le contraire ! réplique Saint Nicolas.
- Comment ça ?
- Elle est non seulement courageuse de dire ce qu’elle dit, mais elle a aussi eu le courage de l’écrire, et tu te rendras compte par toi-même de ce que ce genre de courage a eu pour effet quand nous sortirons d’ici. Souviens-toi seulement qu’à un moment donné tu as pensé que tout ceci n’était qu’un jeu ! lui répond Saint Nicolas de manière sibylline.
- « Les femmes endurent en général plus de souffrances, de maladies et de misère, ne serait-ce qu’en mettant leurs enfants au monde, que n’importe quel héros de guerre. Et que récolte la femme pour toute la douleur qu’elle a subie ? On la relègue dans un coin si elle sort mutilée de l’accouchement, bientôt ses enfants ne lui appartiennent plus et sa beauté a disparu. Les femmes sont des soldats, qui luttent et souffrent pour la survie de l’humanité, beaucoup plus braves, plus courageux que tous ces héros de la liberté avec leur grande gueule ! »
- Elle ferait bien de fermer la sienne, cette petite effrontée ! Elle ne sait pas de quoi elle parle ! Pour qui est-ce qu’elle se prend ?
- Elle se prend pour ce que tu t’es pris à son âge !
- Elle mériterait une bonne claque ! Ça lui remettrait les idées en place !
- Des claques comme celles que ton père te donnait et pour lesquelles tu l’as haï ?
Fort de son costume militaire retrouvé, Adolf avance son visage vers celui de Saint Nicolas pour le défier comme il l’avait défié au début de l’aventure dans les limbes. Mais Saint Nicolas ne se démonte pas. Leur duo masculin donne l’image d’un combat de coqs que le discours de Anne rend puérile.
- « Je ne veux absolument pas dire que les femmes doivent s’opposer à mettre des enfants au monde, au contraire, la nature est ainsi faite et c’est sans doute très bien comme cela. Je condamne simplement les hommes et tout le fonctionnement du monde, qui n’ont jamais voulu prendre conscience du rôle important, difficile mais en fin de compte magnifique, lui aussi, que joue la femme dans la société. Les hommes doivent apprendre qu’une naissance a cessé d’être quelque chose de naturel et de simple dans les régions du monde que l’on appelle civilisées. Les hommes ont beau jeu, ils n’ont pas et n’auront jamais à supporter les souffrances que connaissent les femmes ! Je pense que la conception selon laquelle la femme a le devoir de mettre les enfants au monde se modifiera au cours du prochain siècle et fera place à du respect et de l’admiration pour celle qui, sans renâcler et sans faire de grandes phrases, prend de tels fardeaux sur ses épaules ! »
Adolf ne peut s’empêcher d’échapper un petit rire moqueur.
- Qu’est-ce qui t’amuse ?
- Son discours pontifiant ! Voilà ce qui m’amuse ! Elle n’est rien d’autre qu’une pleurnicheuse qui se prend pour un prophète ! C’est pathétique !
- Elle ne s’est pourtant pas trompée ! En bas, le monde s’est modernisé ! Pendant plus de quinze ans, le chancelier allemand a été une chancelière. Ne t’en déplaise ! Et pendant plus de vingt ans, elle a aussi été cheffe de son parti politique né deux mois à peine après ta mort !
Adolf n’en croit pas ses oreilles et décolle son visage de celui de Saint Nicolas.
- Tu ne me crois pas, j’imagine ?
- Cela ne se peut !
Saint Nicolas n’est pas surpris, mais la morgue et le scepticisme d’Adolf l’irritent :
- Où est ton téléphone ? Que je te montre !
Non sans une certaine mauvaise volonté, Adolf dit ne pas se souvenir.
- Elle est un peu agaçante, ta mémoire sélective ! peste Saint Nicolas avant de s’évaporer un bref instant, le temps d’aller chercher le téléphone qu’Adolf a laissé là-haut dans le grenier et de réapparaître devant lui. Puis, il tapote l’écran avec dextérité et lui tend l’appareil. Adolf découvre alors le portrait d’une femme et différentes mentions à son propos, comme il avait pu le faire au moment de consulter sa propre fiche.
Est-ce parce qu’il est stupéfait de voir combien le monde des hommes a été capable de révolutionner et rendre caduques ses certitudes d’antan qu’il ne réagit pas ?
- « J’ai le cœur serré quand Peter parle de devenir plus tard, peut-être, malfaiteur ou spéculateur, déplore Anne. Même s’il plaisante, naturellement, j’ai pourtant l’impression qu’il a peur lui-même de sa faiblesse de caractère. »
- On en connaît d’autres qui ont pensé comme ça, n’est-ce pas ? ironise Saint Nicolas.
- « Sans arrêt, j’entends Margot comme Peter me dire : "Ah, si j’avais ta force et ton courage, si je poursuivais mes efforts avec autant de volonté que toi, si j’avais autant d’énergie et de persévérance !" Est-ce vraiment une qualité si je ne me laisse pas influencer ? Est-ce vraiment bien si je poursuis presque exclusivement le chemin dicté par ma propre conscience ? Franchement, je n’arrive pas à comprendre comment quelqu’un peut dire : "Je suis faible" et continuer à rester faible. Quand on sait une chose pareille, pourquoi ne pas réagir, pourquoi ne pas former son caractère ? »
- C’est exactement ce que j’ai fait ! revendique Adolf le nez fourré dans son téléphone.
- Non, toi, tu n’as fait qu’écouter et laisser prospérer la haine contenue en toi ! le contredit Saint Nicolas. Si elle avait vécu, peut-être qu’Anne aussi serait devenue chancelière !
Adolf lève aussitôt les yeux vers Saint Nicolas et lâche ce commentaire qu’instinctivement son esprit vient de formuler :
- Une Juive ?!
- « J’ai obtenu comme réponse, enchaîne Anne, "Parce que c’est tellement plus facile !" Cette réponse m’a un peu découragée. Facile ? Oh non, ce n’est pas vrai, il n’est pas permis de se laisser séduire aussi vite par la facilité. Dans la vie, il est déjà assez difficile de voler de ses propres ailes, mais il est encore plus difficile d’être seul à vouloir et à espérer, et de garder toute sa fermeté. »
- Dis, sérieusement, c’est vrai tout ce qu’il y a là-dedans ? demande Adolf en désignant le contenu de son téléphone.
Un petit tintement sonore provenant de ce dernier se fait alors entendre. Sur l’écran, M. Siri signale qu’il est à l’écoute. Adolf ne l’a pas remarqué et insiste auprès de Saint Nicolas :
- Ce n’est pas le cas, pitié !
- « Je cherche depuis des jours un remède parfaitement efficace contre ce mot terrible, "facilité", poursuit Anne. Comment faire comprendre que ce qui paraît si simple et si beau entraînera vers le fond, le fond où l’on ne trouve plus d’amis, plus de soutien et plus rien de beau, le fond d’où il est pratiquement impossible de revenir ? »
- Il était simple et il était beau à tes yeux, n’est-ce pas, ton projet ? Pourtant, comme le dit Anne, il t’a entrainé vers le fond ! Oui, tout ce qu’il y a dans ce téléphone est vrai, Adolf.
« Voilà ce que j’ai trouvé sur le Net pour "décapité" », annonce M. Siri en réponse à la requête qu’Adolf lui a fait sans le savoir et qu’il a mal interprétée.
Surpris de découvrir que M. Siri s’est manifesté, Adolf consulte les résultats de ses propositions. Il est question d’un musée à Berlin dont la statue de cire à l’effigie de l’ancien dictateur nazi a été volontairement décapitée par un visiteur Berlinois au cri de "Plus jamais la guerre !". Il s’agit d’un ancien policier, interpellé puis relâché, contre qui l’enquête pour dégradation matérielle a suscité la polémique, tant certaines voix s’étaient élevées contre la présence d’un Hitler en cire dans le musée de la capitale.
- « Nous vivons tous, mais sans savoir pour quelle raison et dans quel but, continue Anne. Nous aspirons tous au bonheur, notre vie à tous est différente et pourtant pareille. Nous pouvons apprendre, nous avons la possibilité d’arriver à quelque chose, nous avons beaucoup de raisons de croire à un avenir heureux, mais nous devons le mériter. »
Outré par la photo de sa statue de cire décapitée qui illustre l’article, Adolf s’interroge en secret sur ce qu’est devenu son pays.
- Ce n’est pas "ton" pays, lui précise Saint Nicolas qui ne se cache plus de pouvoir lire dans ses pensées. C’est celui de tous ceux qui le partagent avec émotion, non par injonction !
- « Et justement, c’est impossible d’y parvenir par la facilité, insiste Anne. Mériter le bonheur, cela signifie travailler, faire le bien, ne pas spéculer ou être paresseux. Les gens qui ont une religion peuvent s’estimer heureux car il n’est pas donné à tout le monde de croire en des choses surnaturelles. Il n’est même pas nécessaire de craindre des châtiments après la mort ; le purgatoire, l’enfer et le ciel sont des notions que beaucoup n’admettent pas, mais une religion, peu importe laquelle, maintient néanmoins les hommes dans le droit chemin. Il ne s’agit pas de craindre Dieu, mais de garder en haute considération son honneur et sa conscience. »
- Ça, tu vois, ce sont des paroles que Jésus approuverait ! Quant à moi, je considère qu’elle aurait tout aussi bien pu me remplacer et faire mon boulot à ma place, cette jeune femme ! dit Saint Nicolas avec admiration.
Absorbé par son article, Adolf apprend que sa statue sera certes réparée, mais qu’elle finira en exil plutôt qu’exposée à nouveau dans le bunker reconstitué où il a passé ses derniers jours avant de s’y donner la mort en avril 45, à cause de la controverse. Il y est dit que des Berlinois plaisantent sur "le seul attentat jamais réussi" contre Hitler, tandis que le secrétaire d’État à la Culture estime, lui, l’affaire de mauvais goût. Le journaliste précise ensuite que les Allemands devront toujours réfléchir à leur passé et à leur rapport au régime nazi. Le musée avait pourtant songé à ce questionnement en prenant la précaution d’exhiber la statue derrière une table pour empêcher les visiteurs de se photographier à ses côtés, mais…
- « Comme les gens seraient tous beaux et bons si chaque soir avant de s’endormir, ils se remémoraient les évènements de la journée, puis s’interrogeaient sur le bienfondé ou non de leurs actes. Dans ce cas, on essaie de s’améliorer chaque jour de nouveau et au bout d’un certain temps, on fait sans aucun doute de gros progrès. Tout le monde peut avoir recours à ce petit système, il ne coûte rien et se révèle particulièrement utile. Car si on ne le sait pas, il faut apprendre et en faire l’expérience. « Une conscience tranquille donne de la force ! » »
- 7 -
Le lecteur
Tu sais quoi, Adolf, après tout ce qui vient de se passer ici, personne n’accepterait de savoir que ton âme est désormais tranquille ! Pas plus que ne devrait être tranquille la conscience de ceux qui t’ont emboité le pas ou qui l’emboitent encore. Moi, je ne suis plus qu’une ancienne divinité démodée, une simple incarnation symbolique, mais je sais que la vie charnelle est un cadeau. J’en distribue beaucoup des cadeaux, mais celui-là, c’est le plus beau ! Un cadeau, ce n’est rien d’autre qu’un partage d’émotions. Plaisir d’offrir, plaisir de recevoir… Ce n’est pas un slogan, c’est une marque du cœur. Quand on trouve quelqu’un avec qui ce partage est possible, c’est encore un cadeau que la vie nous fait.
Manifestement ému, Saint Nicolas s’interrompt parce que l’indifférence pathologique d’Adolf et son égocentrisme le désespèrent.
- Origène avait peut-être raison, marmonne-t-il. En tout cas, la constance de ta posture en dit suffisamment long pour le penser. Tu ne ressens rien ! Ça m’écœure de te voir froncer le nez quand Anne, malgré son enfermement, continue de célébrer la vie alors qu’elle ne profite pas de la sienne à cause de toi.
- « Nous avons eu un livre de la bibliothèque, part de son côté Anne. Que pensez-vous de la jeune fille moderne ? L’auteur (une femme) critique « la jeunesse d’aujourd’hui » des pieds à la tête, sans vraiment complètement reléguer tous les jeunes au rang de bons à rien. Au contraire, elle pense que si la jeunesse s’en donnait la peine, elle pourrait construire un vaste monde, un monde plus beau et meilleur, que la jeunesse en possède les moyens mais qu’elle s’occupe de choses superficielles sans accorder un regard à ce qui est réellement beau. Dans certains passages, j’avais la forte impression que l’auteur m’adressait directement ses reproches et c’est pourquoi je veux me mettre complètement à nu devant toi et me défendre de ces attaques. »
Muet, Adolf manipule son téléphone désormais endormi et supporte mal la sensation d’être pris en étau entre deux précepteurs. Des deux, c’est encore Anne qui l’assomme le moins. Quand elle dit d’elle-même qu’elle a un trait de caractère particulièrement marqué chez elle, sa connaissance d’elle-même, parce qu’elle étudie chacun de ses actes comme s’il s’agissait de ceux d’une étrangère, sans aucun préjugé et avec recul, qu’elle s’observe avec impartialité et se juge sévèrement, Adolf veut en partie se reconnaître dans ce comportement. Quand il était jeune, il se prêtait la même qualité, mais il lui semble qu’il a été empêché de poursuivre ce chemin par la suite, que ce n’est finalement pas de sa faute.
- « Je m’aperçois de plus en plus à quel point les paroles de papa étaient justes : "Chaque enfant doit s’éduquer lui-même". »
La maxime blesse la mémoire d’Adolf tant son père à pratiqué avec lui l’exact contraire. Il regarde son costume militaire et se met à le caresser comme on caresserait un ami qui vous a sauvé la vie, mais qui vous l’a peut-être aussi un peu gâchée…
- « Les parents ne peuvent que donner des conseils ou de bonnes indications, mais le développement ultime de la personnalité d’un individu repose entre ses propres mains, précise Anne. Fondamentalement, l’enfance est plus solitaire que la vieillesse. Nous, les jeunes, nous avons deux fois plus de mal à maintenir nos opinions à une époque où tout idéalisme est anéanti et saccagé, où les hommes se montrent sous leur plus vilain jour, où l’on doute de la vérité, de la justice et de Dieu. Les problèmes nous assaillent, des problèmes pour lesquels nous sommes peut-être beaucoup trop jeunes, mais qui pourtant s’imposent à nous jusqu’au moment où nous croyons avoir trouvé une solution, le plus souvent inefficace face aux armes qui la réduisent à néant. Voilà la difficulté de notre époque, les idéaux, les rêves, les beaux espoirs n’ont pas plus tôt fait leur apparition qu’ils sont déjà touchés par l’atroce réalité et totalement ravagés. C’est un vrai miracle que je n’aie pas abandonné tous mes espoirs. »
- Moi aussi je me suis accroché à mes idéaux et à mes espoirs pendant longtemps ! commente Adolf.
- « Je les garde car je crois à la bonté innée des hommes. Il m’est absolument impossible de tout construire sur une base de mort, de misère et de confusion. Je vois comment le monde se transforme lentement en un désert, j’entends toujours plus fort le grondement du tonnerre qui approche et nous tuera, je ressens la souffrance de millions de personnes et pourtant, quand je regarde le ciel, je pense que tout finira par s’arranger, que cette brutalité aura une fin, que le calme et la paix reviendront régner sur le monde. »
- Pff… C’est d’un puérile tout ça !
- Chut ! Tais-toi ! le commande fermement Saint Nicolas, le faisant aussitôt pâlir de colère.
- « En attendant, je dois garder mes pensées à l’abri. Qui sait, peut-être trouveront-elles une application dans les temps à venir ! »
- J’ai beau savoir ce qui va bientôt advenir d’elle, je n’ai pas envie qu’elle meure, moi, cette gamine !
Adolf n’a pas écouté, il est resté sur son envie de réagir à l’ordre qu’il a reçu de se taire, aussi ne s’émeut-il pas du destin que vient de dévoiler Saint Nicolas au sujet d’Anne.
- « Superbes nouvelles ! se réjouit-elle soudain. On a tenté d’assassiner Hitler ! »
Son enthousiasme offense aussitôt Adolf. Au même moment, son téléphone se met à diffuser sans prévenir l’opéra de Wagner La Walkyrie. Le son est fort, il a le réflexe de tendre son bras pour maintenir l’objet loin de lui en plissant les yeux.
- La chevauchée des Walkyrie ! s’écrie Saint Nicolas en surjouant une fausse satisfaction, tandis que, de son côté, Anne continue de s’exalter :
- « Et pour une fois, il ne s’agit pas de communistes juifs ou de capitalistes anglais mais d’un général allemand de haute lignée germanique ! »
Adolf voudrait baisser le son de la musique mais il ne sait pas comment faire. Il inspecte l’écran du téléphone sur lequel il peut lire les références à Wagner et au titre de son opéra, sous lesquelles se côtoient des symboles géométriques que les personnes de son époque ne peuvent pas connaître puisqu’elles n’avaient pas encore été inventées. Il n’a pas l’intuition de les toucher.
- « La providence divine a sauvé la vie du Führer et, malheureusement, il s’en est tiré avec seulement quelques égratignures et des brûlures. » regrette Anne.
Sans le savoir, Adolf presse le bouton qui fait augmenter le volume sonore et s’exaspère que dans le haut-parleur, l’orchestre tout entier lui hurle les notes de chaque instrument.
- « Plusieurs officiers et généraux de son entourage immédiat ont été tués ou blessés. Le principal auteur de l’attentat a été fusillé. »
- Comment est-ce qu’on arrête cette chose ? exige de savoir Adolf en haussant la voix.
- Interrompre Wagner ? Tu n’y penses pas ! lui répond Saint Nicolas avec un air moqueur.
- « Voilà tout de même la meilleure preuve que de nombreux officiers et généraux en ont assez de la guerre et aimeraient voir Hitler sombrer aux oubliettes. »
- Éteins moi ça ! insiste nerveusement Adolf en tendant son bras raide vers Saint Nicolas.
- Mais non ! C’est de la musique sacrée ! C’est toi-même qui l’as dit !
- « Chère Kitty, la politique devrait en fait constituer un très gros chapitre de l’histoire écrite de notre clandestinité, mais comme, personnellement, le sujet ne me préoccupe pas spécialement, je l’ai laissé de côté. Le fait qu’il existe une foule de conceptions différentes sur la question est évident, que l’on en parle beaucoup en ces temps difficiles de guerre est logique, mais… que l’on se dispute tant à ce sujet est tout simplement idiot ! »
- Cette musique me rend fou ! rugit Adolf. Vous me rendez tous fou !
- « Ici, à l’Annexe, les espoirs en ce qui concerne la politique sont toujours les mêmes. Les optimistes et les pessimistes, et surtout n’oublions pas les réalistes, donnent leur avis avec une énergie infatigable, et comme pour tout, chacun pense qu’il est le seul à avoir raison. »
- Je n’en peux plus ! Stop !
- « Depuis tôt le matin jusqu’à tard le soir ! Et le plus beau, c’est qu’ils ne s’en lassent jamais ! »
- J’ai dit STOP ! beugle Adolf en projetant le téléphone sur le sol.
Sous la violence du choc, l’écran tactile du téléphone se marbre d’éclats mais l’œuvre de Wagner joue toujours sa cavalcade endiablée.
- « Hier, le ministre Bolkesteyn a dit sur Radio Orange qu’à la fin de la guerre on rassemblerait une collection de journaux et de lettres portant sur cette guerre. Pense comme ce serait intéressant si je publiais un roman sur l’Annexe ! »
Cramoisi de colère, Adolf se met à piétiner violemment Wagner avec le talon de sa botte militaire jusqu’à en faire de la bouillie électronique, tandis qu’Anne s’exalte à l’idée d’écrire jusque dans les moindres détails son expérience dans le but d’informer les gens sur les horreurs de la guerre perçues à travers le prisme de sa clandestinité.
Au plus grand soulagement d’Adolf, Wagner s’est finalement tu. Ne règne plus que le silence. Le visage blême et les yeux fixes, Saint Nicolas le dévisage longuement. Adolf observe d'abord sans ciller les débris de téléphone sous sa botte, puis redresse la tête et sourit, avant de réaliser qu’il stupéfait Saint Nicolas. Sans se démonter, le visage encore empourpré mais heureux, il déclare en expirant bruyamment :
- Ha, enfin un peu de calme !
- « Quelqu’un qui rougit s’excite encore plus en s’échauffant et perd vite ses moyens ! » se moque Anne.
- Nous n’avons plus rien à faire ici ! déclare froidement Saint Nicolas. Je vais te ramener d’où tu viens. Mais avant, écoute bien ceci !
Adolf le toise et, tout en adoptant une posture qui montre qu’il est prêt à l’écouter mais qu’au fond de lui il se fiche à l’avance de ce qu’il va entendre, donne à son visage une expression si orgueilleuse que l’on devine aisément ce qu’il pense : « À quoi ça a servi, tout ça ? Hein ! Dis-moi ! »
Saint Nicolas se met à l’imiter :
- "La pensée d’une quelconque dictature m’aurait apparu comme un crime contre la liberté et contre toute raison".
Adolf reconnaît là une de ses phrases mais ne bronche pas.
- C’est pourtant ce que tu as fini par mettre en place, Adolf ! Un crime contre la liberté, contre l’humanité et contre la raison !
Instinctivement, Adolf renâcle avec morgue. Le regard de Saint Nicolas se fait alors impérieux :
- Nous sommes début août 1944, vers dix heures du matin, impose-t-il à l’imagination d’Adolf. Une voiture vient de s’arrêter devant l’immeuble où nous nous trouvons. Un officier SS en uniforme en descend, accompagné par trois civils armés et au service de ta police. Il sait où il va. Il se dirige droit vers la porte-bibliothèque devant toi…
Adolf constate en effet que de l’autre côté, on s’agite. L’officier SS que vient de mentionner Saint Nicolas crie des ordres. Il exige qu’on ouvre la porte. Il y a des bruits d’outils, des coups de marteaux et des secousses, tout le chambranle tremble et, dans un nuage de poussière, la porte s’ouvre enfin. Apparaît l’officier SS autrichien Silberbauer qu’Adolf ne connaît pas personnellement. Il a les oreilles décollées, le visage légèrement asymétrique et les cheveux coiffés vers l’arrière. Il se tient parfaitement droit, il fait un pas en direction de l’Annexe mais n’entre pas. Il dévisage son Führer mais ne le salue pas. Adolf attend de lui son « Heil Hitler ! » réglementaire, mais celui-ci ne vient pas. Au contraire, Silberbauer, entrant finalement dans l’Annexe, se poste à quelques centimètres de son chef suprême mais ne lui adresse aucun regard. Soudain, il se met à crier des ordres qui font sursauter Adolf. Aussitôt ses hommes courent se poster un peu partout dans la cachette. Dans les étages, les pleurs angoissés de certains membres de l’Annexe se mélangent aux protestations de ceux qui s’estiment inutilement malmenés. Dans la pièce contiguë à la salle d’eau où Adolf a soulagé Kitty de son envie pressante avant de la faire pleurer dans le miroir, c’est la chambre d’Anne dont Adolf ignorait l’existence. On informe l’officier SS que le père de cette dernière s’y trouve auprès des siens. L’information stupéfait Adolf qui se demande si Saint Nicolas était au courant qu’ils étaient là. L’officier traverse d’un pas vif la salle d’eau et pénètre dans ladite petite chambre. Aussitôt, il interroge presqu’en criant ce chef de famille clandestin dont il ne semble pas croire les réponses puisqu’il vide par terre et sans ménagement une sacoche en cuir qu’il pensait être pleine de bijoux, contrairement à ce qu’on venait de lui assurer. Elle ne contient que des feuilles de papier, des livres et un journal intime qui n’intéressent pas le SS. Il veut uniquement les bijoux. Et l’argent aussi. Comme on finit par les lui indiquer, il veut maintenant savoir depuis combien de temps tout ce petit monde vit reclus dans cette cachette. Deux ans. Incrédule, on lui fait remarquer sur le mur à côté de lui de nombreux traits horizontaux écrits à l’encre violette qui montrent que les enfants ont grandi. Il ne commente pas. Il donne simplement l’ordre aux clandestins de rassembler leurs affaires, il leur octroie cinq minutes pendant lesquelles il dialogue un peu avec le père d’Anne. Il est surpris d’apprendre que ce dernier est un officier vétéran de la Première Grande Guerre ayant servi dans l’armée de terre allemande. Puis, l’ordre est donné d’embarquer tout le monde dans des camions pour être, plus tard, interrogés. L’officier SS ressort de la chambre, passe à nouveau devant Adolf sans le voir et se poste sur le palier devant l’Annexe pour attendre les clandestins. Au moment où Anne et toute sa famille sont sur le point de franchir la porte de leur minuscule chambre et d’apparaître aux yeux d’Adolf, la vision de ce dernier se trouble de façon soudaine. Ses yeux le brûlent, il pleure des larmes d’acide, ses orbites se remplissent de lave brûlante qui enflamment ses globes oculaires. La douleur est si vive qu’il se met à hurler et à se contorsionner au milieu du couloir.
- Mes yeux ! Mes yeux ! répète-t-il.
- Il va falloir t’habituer, Adolf ! lui lance placidement Saint Nicolas. Ce n’est pas une simple réminiscence de ce gaz moutarde que tu as reçu dans la figure en 18, mais plutôt le signe avant-coureur de ce qui t’attend. En tout cas, c’est ce que souhaitent pour toi nombre de gens !
Pendant plusieurs interminables minutes, les doigts enfoncés dans ses orbites comme s’il cherchait à s’arracher lui-même la chair bouillie qui s’y trouve et qui coule sur son visage, Adolf convulse et se lamente bruyamment, jusqu’à ce que, sans prévenir, tout s’arrête. Sans explication, il retrouve la vue, il n’a plus ni douleur ni stigmate et partout le silence a envahit l’Annexe.
- Ils sont où ? demande-t-il tout en essayant de se remettre de ses émotions.
- Il n’y a plus personne.
Adolf se précipite vers l’escalier dans lequel il était tombé, vaincu par les coups de sac à main de la petite dame enseignante. Il se penche, cherche à voir entre deux larmes mal séchées ceux qui le descendent, mais il n’aperçoit que la silhouette imparfaite d’un soldat qui s’en va.
- Elle est où, Anne ? Je veux la voir !
- Elle est là, lui répond Saint Nicolas en l’invitant à le suivre dans la chambre contiguë aux toilettes.
Adolf ne comprend pas. Il pensait qu’Anne avait suivi les soldats. Il emboite le pas de Saint Nicolas et entre dans la chambre. Elle est exiguë et dépouillée, à peine plus large que la fenêtre qui l’éclaire. Le papier peint est de la même teinte que celui de la salle d’eau. Pour égayer les murs, ont été collées de manière éparse des images de paysages, de stars de cinéma, de membres d’une famille royale et des photos d’art. Deux lits étroits sont disposés de part et d’autre et entre les deux rampe un tapis usé, étroit lui aussi. Au pied du lit de gauche, une table en bois fatigué sert de petit secrétaire. Tous les papiers qui se trouvaient dessus jonchent désormais le sol. C’est l’œuvre de l’officier SS qui, en vidant la sacoche supposée pleine de bijoux, a répandu plusieurs centaines de pages manuscrites. Certaines ont été piétinées.
- Il n’y a personne, ici ! s’étonne Adolf.
- Si ! Là ! indique Saint Nicolas en désignant un cahier journal parmi les feuilles. Il y a Anne, il y a aussi Kitty et tous les autres !
- Non mais il n’y a personne en chair et en os !
- Mais évidemment qu’il n’y a personne en chair et en os ! rit presque Saint Nicolas d’une manière étrange en balayant la chambre du regard.
Puis, se tournant vers Adolf pour le dévisager sévèrement, sur un ton énigmatique qui n’appelle pas de réponse, il ajoute :
- Qu’est-ce que tu croyais ? À cause de toi, elle n’existe plus la chair de cette gamine. Quant à ses os, il y a longtemps qu’ils ont disparu !
Adolf ne dit rien. Il observe le fouillis de la petite chambre et les nombreuses feuilles répandues sur le sol. Sur le haut de l’une d’entre elles, il distingue la formule "Chère Kitty". Le texte est dissimulé sous d’autres feuilles posées à l’envers, mais plus bas il distingue une autre mention : "Bien à toi."
- Allez ! On y va ! annonce Saint Nicolas en saisissant Adolf par le bras.
- On va où ? réagit-il vivement en tentant de se défaire.
- Je te ramène où tu sais !
Adolf agite son bras pour se libérer de la poigne de Saint Nicolas, mais ce dernier ne lâche pas prise et le conduit manu militari jusque sur le palier devant l’Annexe. Au moment de descendre l’escalier qui mène à l’entrepôt, Saint Nicolas se met à décrire le sort qui est réservé aux clandestins :
- Ils sont au quartier général de la Gestapo où ils sont interrogés. Ensuite, ils vont être transportés au camp surpeuplé de Westerbork. Ils ont eu le tort d’avoir voulu échapper à tes atrocités, ils sont coupables et considérés comme des criminels. Là, jusqu’en septembre, ils vont ouvrir des piles quasiment à mains nues pour en retirer le métal toxique, jusqu’à leur départ en convoi vers Auschwitz. Trois jours, ça va durer ! Sans manger ni boire ! Entassés comme de vulgaires animaux, sans aucune hygiène ! Là, les hommes et les femmes vont être séparés et ne plus jamais se revoir. Mais je ne t’apprends rien, n’est-ce pas ! Tout ça, tu le sais déjà ! Tous les enfants de moins de quinze ans vont être immédiatement gazés. Par chance, Anne vient de les fêter, elle est épargnée. Mais tes soldats vont la forcer à se déshabiller entièrement pour la désinfecter, pour lui raser la tête et lui tatouer un numéro d’identification sur le bras, parce qu’en tant qu’homme d’État et bureaucrate, tu as souhaité que tout soit bien organisé. Ordre et discipline, tel était ton credo. En octobre, les nuits sont glaciales dans les baraquements bondés et insalubres. Anne y attrape la gale et est utilisée comme esclave…
Tandis qu’ils s’approchent de la porte d’entrée de l’immeuble, Adolf perçoit de l’agitation à l’extérieur. Il ne distingue encore rien de précis, mais il comprend que la rue est animée.
- Vers la fin octobre, tes SS font évacuer une partie du camp vers l’Allemagne. Anne et Margot sont transportées jusqu’à Bergen-Belsen, tandis que leur pauvre mère reste à Auschwitz où elle meurt de famine et d’épuisement deux mois plus tard. Encore trois jours de voyage pour les deux sœurs qui arrivent exténuées. Sur place, la neige tombe et là encore le camp est glacial, insalubre et surpeuplé. Aussitôt, on les fait travailler au recyclage de vieilles chaussures. Mais l’état de santé de Margot se dégrade et n’a bientôt plus la force de quitter sa misérable couche. Les vêtements chauds sont rares dans les camps, mais ça tu le sais parfaitement bien. C’était volontaire. Pour arranger tes affaires, tu avais fait en sorte que tout le monde souffre du froid et des privations de nourriture.
À travers la vitre opacifiée de la porte d’entrée, Adolf regarde avec angoisse la lumière qui luit depuis la rue.
- Comme tout le monde, Anne est dénutrie, tremblante et a les traits émaciés. Par hasard, elle retrouve deux de ses anciennes amies. L’une d’entre elles lui procure un paquet contenant des vêtements et de la nourriture, mais elle se le fait immédiatement subtiliser par une autre détenue tout aussi miséreuse qu’elle. Normal, tu as réduit tout ces gens à l’état de bêtes. En mars, les poux propagent le typhus qui, en à peine quelques jours, emporte Margot. Puis, quelques semaines à peine avant la libération du camp, c’est le tour d’Anne.
Au moment de poser sa main sur la poignée de la porte, Saint Nicolas ajoute un dernier détail :
- Leurs corps sont, depuis, enfouis dans la fosse commune du camp. On ne sait rien de plus.
Puis, il ouvre la porte. Tout de suite, Adolf comprend que l’agitation provenait d’une foule qui attend au pied de l’immeuble. Comme il hésite à sortir, craignant que la vue de son uniforme ne provoque une fois de plus une pluie de coups de sac à main, Saint Nicolas le presse et ils découvrent toute une troupe de journalistes et de photographes, appareils photos en bandoulière, caméras, perches et micros prêts à intervenir. Immédiatement, Adolf pense que c’est lui qu’ils attendent, mais au moment de faire quelques pas vers eux puis jusqu’au milieu de la rue, personne ne réagit. Saint Nicolas et lui se postent là et observent la scène. Il fait beau, l’air est doux, il y a plusieurs centaines de personnes de tous les âges ; certains font la queue et attendent de pouvoir pénétrer le 263 Prinsengracht dont la façade ne ressemble plus à celle qu’Adolf avait vaguement observée quand il y est entré ; elle est plus moderne ; d’ailleurs, tous les bâtiments alentour semblent être en bien meilleur état qu’à l’époque ; d’autres personnes sont rassemblés et agitent des drapeaux jaune et bleu et des pancartes réclamant la fin d’une guerre dont Adolf n’a pas connaissance. Il remarque que certaines pancartes mentionnent son nom. Il y a aussi de nombreux promeneurs, qui à pied qui en vélo, et tous ou presque ont un masque sur le visage et un téléphone comme le sien entre les mains. Curieusement, personne ne fait attention à eux. Il y a même un cycliste qui file tout droit vers eux et qui, dans l’indifférence la plus totale, les traverse sans les percuter. Adolf comprend qu’il n’est qu’un spectre invisible. Désignant les fileurs de queue, les journalistes et les manifestants, il s’interroge :
- Qui sont ces gens ?
- Eux ? Et bien, certains d’entre eux sont des Kitty !
- Comment ça ?
- Ma foi c’est évident ! Ce sont les amis que la jeune Anne a finalement réussi à se faire ! Ils sont des millions de part le monde à avoir lu son journal, et certains viennent parfois de loin pour lui rendre visite comme on rend visite à une amie pour lui témoigner son amitié !
- Je ne comprends pas…
- C’est exactement comme Anne l’avait souhaité ! Elle n’est pas restée un être insignifiant ! Elle qui doutait d’avoir un jour sa place dans le monde et dans le cœur des gens, elle est devenue ce qu’elle avait souhaité devenir par dessus tout : une écrivaine reconnue ! Tous ces gens sont à la fois là pour elle et pour ce qu’elle représente.
Même s’il peine à comprendre ce à quoi il assiste pourtant, Adolf doit se rendre à l’évidence ; la foule bigarrée, qui sagement se tient debout devant l’immeuble, semble attester qu’Anne n’est pas morte.
- Anne est vivante ? Tu m’as pourtant dit tout à l’heure que…
- Elle est vivante, oui, mais pas comme tu l’imagines !
- Ils sont tous là pour elle ?
- Oui !
- Et les journalistes ? Et les manifestants ?
- Eux, c’est différent. Comment t’expliquer sans que tu te fasses des idées ? D’abord, je me doutais que ma petite étourderie spatio-temporelle ne passerait pas inaperçue ! C’est de ma faute ! Le monde est tellement surmédiatisé aujourd’hui que plus rien n’échappe aux objectifs qui filment tout ! Les journalistes, disons certains d’entre eux en tout cas, sont là parce qu’ils ont eu vent sur les réseaux sociaux de ta présence en ces lieux. La vidéo de ta gamelle dans les escaliers est vite devenue virale, comme on dit aujourd’hui, c’est-à-dire qu’un grand nombre de personnes l’a visionnée.
- Je ne comprends pas…
- C’est parti dans tous les sens ! Les images ont suscité des réactions diverses, de l’interrogation, de l’indignation, certains ont dénoncé de la provocation, de l’outrage, de la profanation ! D’autres y ont vu de la supercherie, un canular ! D’autres encore ont voulu récupérer l’événement pour lui donner une dimension politique ! Que veux-tu, c’est comme ça maintenant ! Les gens sont réactifs ! Il y a de l’agitation autour de toutes les images ! C’est la guerre de communication permanente ! Sans compter les milliers et les milliers de commentaires qui déferlent dans les médias !
- Non, vraiment, je ne comprends rien à ce que tu dis…
- Une rumeur court à ton sujet. Tu serais revenu d’entre les morts pour venir hanter l’Annexe. Certains crient à l’imposture, bien sûr, tandis que les autres y voient un coup médiatique, voire de la propagande. Fallait s’y attendre. Il est question de mysticisme, de signes avant-coureurs, etc. Tous ces gens que tu voies, les yeux rivés sur leurs écrans, ils sont connectés à un immense réseau mondial, ils communiquent avec des gens qu’ils ne connaissent pas et qui sont à l’autre bout du monde ; ils leur montrent ce qu’ils sont en train de faire, de dire ou de voir. Tous ont vu la vidéo de ta dégringolade dans les escaliers ! Certains pensent que tu es revenu. Les journalistes sont là pour ça, pour capturer une éventuelle autre apparition, ou pour faire témoigner ceux qui prétendraient avoir vu quelque chose !
- Mais… s’efforce de réfléchir Adolf, Anne, elle parle à tout ceux qui entrent là-dedans comme à moi ?
- Quelqu’un t’a parlé ? feint de s’étonner Saint Nicolas.
Aussitôt, Adolf le toise :
- Évidemment ! Tu le fais exprès ou quoi ?
- Non, je suis simplement un peu surpris, s’amuse Saint Nicolas. Je pensais que les seules voix que tu étais capable d’entendre étaient celles qui, en chœur et par milliers, scandaient ton nom !
- Et les autres, ils sont là pourquoi ? élude Adolf en désignant le reste de la foule.
- Anne ne t’a pas parlé, Adolf ! veut préciser Saint Nicolas. Elle parlait à Kitty.
- Je ne suis pas Kitty !
- On s’en est rendu compte ! déplore Saint Nicolas. Par contre, parmi ceux que tu vois, là, il y en a ! Ils sont là parce qu’un type dans ton genre s’est lancé dans un conflit international tout aussi insensé que le tien !
Un homme qui observait discrètement la foule en compagnie d’un petit groupe d’amis prend soudain congé de ces derniers, quitte le trottoir pour traverser la rue et se diriger tout droit vers eux. Son vêtement est floqué des armoiries du groupe néonazi auquel il appartient. Tout comme le cycliste précédemment, il traverse candidement le spectre d’Adolf sans s’imaginer avoir quasiment embrassé la bouche de son Führer fétiche au passage. Adolf se frotte les lèvres du revers de sa main après coup, en signe de courroux.
- Ça aussi ça a bien changé depuis ton époque, tu sais !
- Quoi donc ?
- Les mœurs entre garçons et filles.
- Que veux-tu dire ?
- Peut-être que cet homme aurait aimé être informé qu’il vient de t’embrasser sur la bouche, qui sait !
Adolf proteste et regimbe devant cette hypothèse.
- De ton vivant, tu l’aurais immédiatement et cruellement fait gazer, on le sait bien, mais bon, tu n’as plus ta place ici, même si certains se sont mis en tête de vouloir faire revenir tes idées folles ici et là… Allez ! Tu en as assez vu ! On rentre !
Adolf n’a pas le temps de réagir. Dans l’instant qui suit, il retrouve l’immensité dénuée d’horizon d’où Saint Nicolas était venu le tirer.
Sans surprise, tout y est calme et silencieux. Immédiatement, pour la toute première fois et avec acuité, Adolf ressent l’absence de pouls dans son corps d’ancien guide suprême. Sous son costume militaire, il n’y a plus rien de vivant ; impossible pour lui d’exhaler la moindre vapeur d’air. Tout autour, il n’y a rien de vivant non plus. Rien pour accrocher le regard, pas de passants, pas de cyclistes, pas de soleil, pas de fenêtre ni de ciel. Uniquement une étendue maussade qu’il déteste, infiniment uniforme et déprimante, où la seule chose sur laquelle le regard peut s’accrocher, c’est soi.
Machinalement, Adolf inspecte son costume. Il est paradoxalement à la fois satisfait d’en être vêtu et un peu contrarié de l’avoir troqué contre sa robe. Il se sent en sécurité dans ce costume raide mais quelque chose lui dit qu’il n’aura plus jamais l’occasion de porter autre chose et que personne ne l’admirera plus jamais sur lui. L’éternité n’aura rien de surprenant à lui offrir, alors qu’en bas, il y avait des moments de surprise… Puis, se ressaisissant, il s’enquiert de savoir quelle va être la suite du programme :
- Et maintenant ?
- Rien ! répond Saint Nicolas.
Cette réponse, Adolf la redoutait. Elle résonne en lui comme une annonce angoissante :
- Comment ça, rien ?
- Ben oui ! Rien ! Je dois y aller de toute façon. Je te l’ai dit, j’ai une tournée à faire, un costume rouge à enfiler, des millions d’enfants à réjouir, avant d’enfiler mon autre costume, le bleu qu’apprécient certains pays froids dont j’essaierai de réjouir là aussi les enfants parce qu’un va-t-en-guerre de ton acabit les traumatise et désenchante pas mal leurs parents en ce moment.
- Ah ! Vous voilà ! le coupe Jésus au moment d’apparaître devant eux.
Surpris, Adolf sursaute.
- J’allais partir ! dit Saint Nicolas.
- Très bien ! Et merci Nicolas ! lui répond Jésus comme pour lui faire savoir qu’il a regardé depuis son poste d’observation tout ce qui s’est passé avec Adolf.
Saint Nicolas hoche un peu la tête, jette un dernier coup d’œil sur Adolf sans réussir à croiser son regard tant il préfère s’intéresser à son vêtement, et s’en va comme il est venu, en glissant sur un hoverboard invisible, avant de disparaître tout à fait.
- Bon ! lance alors Jésus en s’adressant à Adolf. Fin du jeu !
- C’est possible, lui répond Adolf en levant le nez. Je ne sais pas exactement quel était ce jeu, mais je crois pouvoir dire sans trop me tromper que je l’ai gagné ! Non ?
- Oui et non !
- Comment ça oui et non ?
- Si l’on considère qu’il s’agissait de jouer au jeu de la vilénie, de l’abjection, du déshonneur, de l’indignité, de l’obstination et de l’antipathie, c’est oui ! En principe, personne ne veut jamais jouer à ce jeu-là, et encore moins triompher, sauf quelques rares cas, dont toi ! En ce sens, oui, tu rejoins le petit cercle des vainqueurs, mais l’histoire qui vient de se dérouler était au service d’un autre jeu.
- Comment ça, au service d’un autre jeu ?
- Tu penses bien que je sais depuis longtemps que tu fais partie de ceux qui ne regretteront jamais leurs actes ou leurs paroles. Toi, tout ce que tu regrettes, c’est d’avoir perdu le pouvoir et la guerre. Conquérir… S’agrandir… S’imposer… Commander et au besoin punir ! Voire éradiquer ! Tu vois ce dont je parle, n’est-ce pas ?
- Et après !
- C’est usurper la parole divine ! C’est enflammer son discours pour galvaniser l’esprit de celles et ceux qui l’écoutent en se prenant pour ce qu’on n’est pas !
- Quel est le rapport avec ce jeu que je suis supposé avoir perdu ?
- Le jeu de la postérité ! Le jeu des noms qui entrent dans les livres !
- Alors j’ai gagné ! se réjouit Adolf.
- Pour une minuscule poignée de suprémacistes seulement ! tempère Jésus. Mais tu devrais les voir ! s’amuse-t-il ensuite. Il y en a par exemple qui se déguisent en bison avant de prendre d’assaut les symboles démocratiques de leur pays !
Adolf fronce les sourcils pour montrer qu’il ne comprend pas.
- Ils profanent, Adolf ! Ils profanent ! Et c’est toujours au nom de quelque chose qu’on ne comprend pas vraiment ou au profit de quelqu’un qui nous manipule qu’on le fait ! Ton nom est désormais dans les livres pour être au service de ce genre de choses ! Il est utilisé par des dirigeants maladivement ambitieux, impérialistes et brutaux comme toi ! Ils ramènent la guerre là où il n'y en avait presque plus ! Des terres convalescentes d'anciens conflits, éprises de liberté, d’émancipation et de démocratie. Ils empruntent tes méthodes pour y semer à nouveau le chaos !
- De quelle guerre parles-tu ? Qui fait la guerre à qui ? voudrait savoir Adolf.
- Peu importe ! Mais voilà ce à quoi sert désormais ton nom ! Sur Terre, on stigmatise encore et beaucoup certaines personnes comme tu l’as fait en ton temps. Nombre d’orateurs tiennent des discours tout aussi abjects que les tiens face à des foules aveuglées par un quotidien douloureux, prêtes à rendre responsables de tous leurs maux d'autres hommes et femmes, et parfois même leurs enfants, alors qu'ils sont parfaitement innocents !
- Quel rapport avec moi ? Je ne suis pas responsable !
- Tu ne comprends donc pas ? se désole Jésus. Tu fais partie de ceux qui ont propagé l’idée qu’il y aurait sur terre des gens qui ne seraient rien ! Et certains se mettent en tête parfois de refaire subir à l'humanité les conséquences de cette idée !
- Je ne vois toujours pas le rapport avec un quelconque jeu !
- En vérité je te le dis, tu as perdu, Adolf ! Et ceux qui t’emboitent le pas finissent également par perdre eux aussi un jour ou l'autre ! C’est Anne la gagnante ! C’est grâce à elle si les gens qui lisent cette histoire auront envie de toujours garder espoir en l’humanité. Pour de multiples raisons, il y a en ce moment des gens innocents qui se cachent et qui se terrent parce que des bombes leur tombent dessus ! Depuis leurs cachettes, où qu’ils soient, la parole d'Anne doit leur parvenir, car elle enseigne quelque chose que tu n’as jamais su comprendre. Il ne faut jamais perdre espoir ! Ne jamais se laisser convaincre de la défaite lorsque la cause est juste ! Il faut rester confiant dans l’idée de pouvoir se rendre à nouveau sans peur dans les rues, libre d’aller et venir, de s’installer à la terrasse d’un café ou d’un restaurant sans se préoccuper de qui va surgir ! Il ne faut pas s’en remettre à toi et à la peur, il faut s’en remettre à Anne ! Tu l’as entendue, pour elle, la joie réside dans la conviction préservée de pouvoir sortir et d’admirer le monde. Et d’apprendre aussi ! Tu l’as condamnée aux pires pensées, mais ce sont les coins de ciel bleu qu’elle contemplait à travers la fenêtre de son grenier qui ont sauvé son esprit et son âme ! Grâce à son récit, les gens ont de quoi ressentir ce genre de joies et ils peuvent se les approprier s’ils vivent des temps difficiles ! Le jeu, c’est elle qui en remporte la victoire !
- Mais de quel jeu s’agit-il, à la fin ?!
- Le jeu du Verbe, pardi ! Le jeu de la parole, que dès le commencement de la vie on a en soi ! Celle qu'ensuite on couche sur le papier pour en faire don à des lecteurs et à des lectrices que l'on ne connaît pas ! Le jeu du logos généreux, de la grâce que l’on partage ! Car à la fin, c'est la beauté qui se transmet le mieux ! Ce sont les paroles d’Anne, et non les tiennes, qui inspireront le lecteur ou la lectrice du présent récit. Grâce à son témoignage et au souvenir que laissera cette histoire dans leurs esprits, chacun y trouvera l’air frais dont il a besoin ! Toi, ton logos, il asphyxie ! Et au moment de finir de lire ces quelques lignes, gageons que, dans leurs conversations futures, les gens se souviendront bien mieux de la robe de Kitty que de ton costume militaire ! Bien mieux des émotions d’Anne, de son envie de vivre, de son enthousiasme et de sa générosité de cœur que de ton impossible repentir, auquel ils auront pourtant voulu croire un temps ! Ils ne seront pas déçus, car ils savaient de toute façon au fond d'eux que tu fais partie de ceux qui sont habités par quelque chose de mauvais. Au delà des lignes qu’ils viennent de lire, c’est le journal intime de Anne qui voyagera de bouche à oreille, et sauvera peut-être quelques âmes perdues tentées par toi !
Adolf refuse l’idée d’être supplanté et grimace.
- Les temps en bas sont délétères, les chars envahissent une fois de plus les rues de certains villages paisibles, les obus pleuvent de nouveau et innondent de sang certains champs fertiles, des barrages et des ponts explosent, des immeubles et des camps ensevelissent de leurs décombres des familles innocentes ! On présage l'apocalypse, les bombes atomiques ! Ce qui manque le plus, en bas, ce n’est pas la haine qui se répand partout comme tu as su toi-même la répandre, mais une prodigieuse compassion capable d’ouvrir des voies de sortie inespérées dans tous ces impasses de haine. Il y a des livres qu’on lit et qu’on oublie, mais il y en a d’autres qui inspirent l'idée de ces voies inespérées. La parole d’Anne Frank porte en elle un amour universel de la vie ! Les cyber attaques modernes, les fakes news et autres propagandes d'intelligences artificielles qui sèment la pagaille dans les esprits, rien de tout cela ne fera jamais disparaître Anne et son logos. Je sais que tu ne comprends rien à tout cela, que c’est pour toi du charabia, mais ça ne t’est de toute façon pas destiné. Tu n’es pas l’enjeu de cette histoire. C’est le lecteur ! Sache seulement que si le mensonge règne sur Terre avec bien plus d’intensité qu’autrefois, notamment grâce aux objets que Nicolas t’as montrés, un simple petit livre de rien du tout peut suffire à ouvrir les yeux d'un lecteur. Le journal d’Anne Frank en est le meilleur exemple ! Le jeu, c’est un jeu d’écrits, Adolf ! Ceux de la jeune Anne contre les tiens ! Un jeu d’écrits pour remettre ceux de Anne en lumière ! Un jeu dans lequel tu devais porter une robe pour voir si tu pouvais apprendre à la respecter, mais non, tu ne l’as pas fait ! De ton costume militaire dont tu es très fier, il ne faut garder qu’un souvenir écœuré et écœurant ! De toi, il ne faut retenir que ton orgueil monstrueux et coupable. Il faut, sans s’émouvoir, te laisser retourner vers la solitude éternelle que tous les gens comme toi méritent : la solitude de l’oubli ! Avec l’espoir qu’un jour, toi et tes idées abjectes, vous redeviendrez poussières pour de bon. Tu voulais conquérir un immense territoire au prix du sang et des larmes ? Te voilà récompensé par l’immensité que tu as devant toi ! Mais tu n’y croiseras jamais personne, car c’est le lieu d’oubli que tu mérites. Seul, sourd et aveugle tu as été, seul, sourd et aveugle tu demeureras. Toujours sous la présidence aliénante de ta mémoire, bien sûr, mais sans le souvenir que t’aura laissé ce jeu auquel tu viens de participer. Anne et sa voix, ses paroles et son esprit, tu n’as de toute façon jamais eu le cœur à les écouter. Il faut réserver cela à celles et ceux qui ont un bien meilleur cœur que le tien, car c’est en cela que réside la victoire qui revient à Anne ; c’est à elle que revient le pouvoir... de réenchanter le regard !
- Tu sais quoi, Adolf, après tout ce qui vient de se passer ici, personne n’accepterait de savoir que ton âme est désormais tranquille ! Pas plus que ne devrait être tranquille la conscience de ceux qui t’ont emboité le pas ou qui l’emboitent encore en s’inspirant de toi. Moi, je ne suis plus qu’une ancienne divinité démodée, une simple incarnation symbolique, je n’ai pas de corps mais je sais que la vie charnelle est un cadeau. J’en distribue beaucoup des cadeaux, mais celui-là, c’est le plus beau ! Un cadeau, ce n’est rien d’autre qu’un partage d’émotions. Plaisir d’offrir, plaisir de recevoir… Ce n’est pas un slogan, c’est une marque du cœur. Quand on trouve quelqu’un avec qui ce partage est possible, c’est encore un cadeau que la vie nous fait. Anne était ce genre de cadeau !
Manifestement ému, Saint Nicolas s’interrompt. L’indifférence pathologique d’Adolf et son égocentrisme le désespèrent.
- Origène avait peut-être raison, marmonne-t-il. En tout cas, la constance de ta posture en dit suffisamment long pour le penser. Tu ne ressens rien ! Ça m’écœure de te voir froncer le nez quand Anne, malgré son enfermement, continue de célébrer la vie alors qu’elle ne profite pas de la sienne à cause de toi.
- « Nous avons eu un livre de la bibliothèque, part de son côté Anne. Que pensez-vous de la jeune fille moderne ? L’auteur (une femme) critique « la jeunesse d’aujourd’hui » des pieds à la tête, sans vraiment complètement reléguer tous les jeunes au rang de bons à rien. Au contraire, elle pense que si la jeunesse s’en donnait la peine, elle pourrait construire un vaste monde, un monde plus beau et meilleur, que la jeunesse en possède les moyens mais qu’elle s’occupe de choses superficielles sans accorder un regard à ce qui est réellement beau. Dans certains passages, j’avais la forte impression que l’auteur m’adressait directement ses reproches et c’est pourquoi je veux me mettre complètement à nu devant toi et me défendre de ces attaques. »
Muet, Adolf manipule son téléphone désormais endormi et supporte mal sa sensation d’être pris en étau entre deux précepteurs. Des deux, c’est encore Anne qui l’assomme le moins. Quand elle dit d’elle-même qu’elle a un trait de caractère particulièrement marqué chez elle, sa connaissance d’elle-même, parce qu’elle étudie chacun de ses actes comme s’il s’agissait de ceux d’une étrangère, sans aucun préjugé et avec recul, qu’elle s’observe avec impartialité et se juge sévèrement, Adolf veut en partie se reconnaître dans ce comportement. Quand il était jeune, il se prêtait la même qualité, mais il lui semble qu’il a été empêché de poursuivre ce chemin par la suite, que ce n’est finalement pas de sa faute.
- « Je m’aperçois de plus en plus à quel point les paroles de papa étaient justes : "Chaque enfant doit s’éduquer lui-même". »
La maxime blesse la mémoire d’Adolf tant son père à pratiqué avec lui l’exact contraire. Il regarde son costume militaire et se met à le caresser comme on caresserait un ami qui vous a sauvé la vie, mais qui vous l’a aussi un peu gâchée…
- « Les parents ne peuvent que donner des conseils ou de bonnes indications, mais le développement ultime de la personnalité d’un individu repose entre ses propres mains, précise Anne. Fondamentalement, l’enfance est plus solitaire que la vieillesse. Nous, les jeunes, nous avons deux fois plus de mal à maintenir nos opinions à une époque où tout idéalisme est anéanti et saccagé, où les hommes se montrent sous leur plus vilain jour, où l’on doute de la vérité, de la justice et de Dieu. Les problèmes nous assaillent, des problèmes pour lesquels nous sommes peut-être beaucoup trop jeunes, mais qui pourtant s’imposent à nous jusqu’au moment où nous croyons avoir trouvé une solution, le plus souvent inefficace face aux armes qui la réduisent à néant. Voilà la difficulté de notre époque, les idéaux, les rêves, les beaux espoirs n’ont pas plus tôt fait leur apparition qu’ils sont déjà touchés par l’atroce réalité et totalement ravagés. C’est un vrai miracle que je n’aie pas abandonné tous mes espoirs. »
- Moi aussi je m’y suis accroché pendant longtemps ! commente Adolf.
- « Je les garde car je crois à la bonté innée des hommes. Il m’est absolument impossible de tout construire sur une base de mort, de misère et de confusion. Je vois comment le monde se transforme lentement en un désert, j’entends toujours plus fort le grondement du tonnerre qui approche et nous tuera, je ressens la souffrance de millions de personnes et pourtant, quand je regarde le ciel, je pense que tout finira par s’arranger, que cette brutalité aura une fin, que le calme et la paix reviendront régner sur le monde. »
- Pff… C’est d’un puérile tout ça en fin de compte !
- Chut ! Tais-toi ! le commande fermement Saint Nicolas, le faisant aussitôt pâlir de colère.
- « En attendant, je dois garder mes pensées à l’abri. Qui sait, peut-être trouveront-elles une application dans les temps à venir ! »
- J’ai beau savoir ce qui va très vite advenir d’elle, je n’ai pas envie qu’elle meure, moi, cette gamine.
Adolf n’a pas écouté, il est resté sur son envie de réagir à l’ordre qu’il a reçu de se taire, aussi ne s’émeut-il pas du destin que vient de dévoiler Saint Nicolas au sujet d’Anne.
- « Superbes nouvelles ! se réjouit-elle soudain. On a tenté d’assassiner Hitler ! »
Son enthousiasme offense aussitôt Adolf. Au même moment, son téléphone se met à diffuser sans prévenir l’opéra de Wagner, La Walkyrie. Le son est fort, il a le réflexe de tendre son bras pour maintenir l’objet loin de lui en plissant les yeux.
- La chevauchée des Walkyrie ! s’écrie Saint Nicolas d’une voix enjouée de façon surfaite, tandis que, de son côté, Anne continue de s’exalter :
- « Et pour une fois, il ne s’agit pas de communistes juifs ou de capitalistes anglais mais d’un général allemand de haute lignée germanique ! »
Adolf voudrait baisser le son de la musique mais il ne sait pas comment faire. Il inspecte l’écran du téléphone sur lequel il peut lire les références à Wagner et au titre de son opéra, sous lesquelles se côtoient des symboles géométriques que les personnes de son époque ne peuvent pas connaître puisqu’elles n’avaient pas encore été inventées. Il n’a pas l’intuition de les toucher.
- « La providence divine a sauvé la vie du Führer et, malheureusement, il s’en est tiré avec seulement quelques égratignures et des brûlures. » regrette ensuite Anne.
Sans le savoir, Adolf presse le bouton qui fait augmenter le volume sonore et s’exaspère que la musique devienne plus forte. Dans le haut-parleur, l’orchestre tout entier lui hurle les notes de chaque instrument.
- « Plusieurs officiers et généraux de son entourage immédiat ont été tués ou blessés. Le principal auteur de l’attentat a été fusillé. »
- Comment est-ce qu’on arrête cette chose ? exige de savoir Adolf en haussant la voix.
- Interrompre Wagner ? Tu n’y penses pas ! lui répond Saint Nicolas avec un air moqueur.
- « Voilà tout de même la meilleure preuve que de nombreux officiers et généraux en ont assez de la guerre et aimeraient voir Hitler sombrer aux oubliettes. »
- Éteins moi ça ! insiste nerveusement Adolf en tendant exagérément son bras vers Saint Nicolas.
- Mais non ! C’est de la musique sacrée ! C’est toi-même qui l’as dit !
- « Chère Kitty, la politique devrait en fait constituer un très gros chapitre de l’histoire écrite de notre clandestinité, mais comme, personnellement, le sujet ne me préoccupe pas spécialement, je l’ai laissé de côté. Le fait qu’il existe une foule de conceptions différentes sur la question est évident, que l’on en parle beaucoup en ces temps difficiles de guerre est logique, mais… que l’on se dispute tant à ce sujet est tout simplement idiot ! »
- - Cette musique me rend fou ! rugit Adolf. Vous me rendez tous fou !
- « Ici, à l’Annexe, les espoirs en ce qui concerne la politique sont toujours les mêmes. Les optimistes et les pessimistes, et surtout n’oublions pas les réalistes, donnent leur avis avec une énergie infatigable, et comme pour tout, chacun pense qu’il est le seul à avoir raison. »
- Je n’en peux plus ! Stop !
- « Depuis tôt le matin jusqu’à tard le soir ! Et le plus beau, c’est qu’ils ne s’en lassent jamais ! »
- J’ai dit STOP ! beugle Adolf en projetant le téléphone sur le sol.
Sous la violence du choc, l’écran tactile du téléphone se marbre d’éclats mais l’œuvre de Wagner joue toujours sa cavalcade endiablée.
- « Hier, le ministre Bolkesteyn a dit sur Radio Orange qu’à la fin de la guerre on rassemblerait une collection de journaux et de lettres portant sur cette guerre. Pense comme ce serait intéressant si je publiais un roman sur l’Annexe ! »
Cramoisi de colère, Adolf se met à piétiner violemment Wagner avec le talon de sa botte militaire jusqu’à en faire de la bouillie électronique, tandis qu’Anne s’exalte à l’idée d’écrire jusque dans les moindres détails son expérience dans le but d’informer les gens sur les horreurs de la guerre perçues à travers le prisme de sa clandestinité.
Au plus grand soulagement d’Adolf, Wagner s’est finalement tu. Ne règne plus que le silence. Le visage blême et les yeux fixes, Saint Nicolas le dévisage longuement tandis qu’il observe sans ciller les débris de téléphone sous sa botte en souriant, avant de redresser la tête et de réaliser qu’il stupéfait Saint Nicolas. Sans se démonter, le visage encore empourpré mais heureux, il déclare en expirant bruyamment :
- Ha, enfin un peu de calme !
- « Quelqu’un qui rougit s’excite encore plus en s’échauffant et perd vite ses moyens ! » se moque Anne.
- Nous n’avons plus rien à faire ici ! déclare soudain Saint Nicolas. Je vais te ramener d’où tu viens. Mais avant, écoute bien ceci !
Adolf le toise et, tout en adoptant une posture qui montre qu’il est prêt à l’écouter mais qu’au fond de lui il se fiche à l’avance de ce qu’il dira, donne à son visage une expression si orgueilleuse que l’on devine aisément ce qu’il pense : « À quoi ça a servi, tout ça ? Hein ! Dis-moi ! »
Saint Nicolas se met à l’imiter :
- "La pensée d’une quelconque dictature m’aurait apparu comme un crime contre la liberté et contre toute raison".
Adolf reconnaît là une de ses phrases mais ne bronche pas.
- C’est pourtant ce que tu as fini par mettre en place, Adolf ! Un crime contre la liberté, contre l’humanité et contre la raison !
Instinctivement, Adolf renâcle avec morgue. Le regard de Saint Nicolas se fait alors impérieux :
- Nous sommes début août 1944, vers dix heures du matin, impose-t-il à l’imagination d’Adolf. Une voiture vient de s’arrêter devant l’immeuble où nous nous trouvons. Un officier SS en uniforme en descend, accompagné par trois civils armés et au service de ta police. Il sait où il va. Il se dirige droit vers la porte-bibliothèque devant toi…
Adolf constate en effet que de l’autre côté, on s’agite. L’officier SS que vient de mentionner Saint Nicolas crie des ordres. Il exige qu’on ouvre la porte. Il y a des bruits d’outils, des coups de marteaux et des secousses, tout le chambranle tremble et, dans un nuage de poussière, la porte s’ouvre enfin. Apparaît l’officier SS autrichien Silberbauer qu’Adolf ne connaît pas personnellement. Il a les oreilles décollées, le visage légèrement asymétrique et les cheveux coiffés vers l’arrière. Il se tient parfaitement droit, il fait un pas en direction de l’Annexe mais n’entre pas. Il dévisage son Führer mais ne le salue pas. Adolf attend de lui son « Heil Hitler ! » réglementaire, mais celui-ci ne vient pas. Au contraire, Silberbauer, entrant finalement dans l’Annexe, se poste à quelques centimètres de son chef suprême mais ne lui adresse aucun regard. Soudain, il se met à crier des ordres qui font sursauter Adolf. Aussitôt ses hommes courent se poster un peu partout dans la cachette. Dans les étages, les pleurs angoissés de certains membres de l’Annexe se mélangent aux protestations de ceux qui s’estiment inutilement malmenés. Dans la pièce contiguë à la salle d’eau où Adolf a soulagé Kitty de son envie pressante avant de la faire pleurer dans le miroir, c’est la chambre d’Anne dont Adolf ignorait l’existence. On informe l’officier SS que le père de cette dernière s’y trouve auprès des siens. L’information stupéfait Adolf qui se demande si Saint Nicolas était au courant qu’ils étaient là. L’officier traverse d’un pas vif la salle d’eau et pénètre dans ladite petite chambre. Aussitôt, il interroge presqu’en criant ce chef de famille clandestin dont il ne semble pas croire les réponses puisqu’il vide par terre et sans ménagement une sacoche en cuir qu’il pensait être pleine de bijoux, contrairement à ce qu’on venait de lui assurer. Elle ne contient que des feuilles de papier, des livres et un journal intime qui n’intéressent pas le SS. Il veut uniquement les bijoux. Et l’argent aussi. Comme on finit par les lui indiquer, il veut maintenant savoir depuis combien de temps tout ce petit monde vit reclus dans cette cachette. Deux ans. Incrédule, on lui fait remarquer sur le mur à côté de lui de nombreux traits horizontaux écrits à l’encre violette qui montrent que les enfants ont grandi. Il ne commente pas. Il donne simplement l’ordre aux clandestins de rassembler leurs affaires, il leur octroie cinq minutes pendant lesquelles il dialogue un peu avec le père d’Anne. Il est surpris d’apprendre que ce dernier est un officier vétéran de la Première Grande Guerre ayant servi dans l’armée de terre allemande. Puis, l’ordre est donné d’embarquer tout le monde dans des camions pour être, plus tard, interrogés. L’officier SS ressort de la chambre, passe à nouveau devant Adolf sans le voir et se poste sur le palier devant l’Annexe pour attendre les clandestins. Au moment où Anne et toute sa famille sont sur le point de franchir la porte de leur minuscule chambre et d’apparaître aux yeux d’Adolf, la vision de ce dernier se trouble de façon soudaine. Ses yeux le brûlent, il pleure des larmes d’acide, ses orbites se remplissent de lave brûlante qui enflamment ses globes oculaires. La douleur est si vive qu’il se met à hurler et à se contorsionner au milieu du couloir.
- Mes yeux ! Mes yeux ! répète-t-il.
- Il va falloir t’habituer, Adolf ! lui lance placidement Saint Nicolas. Ce n’est pas une simple réminiscence de ce gaz moutarde que tu as reçu dans la figure en 18, mais plutôt le signe avant-coureur de ce qui t’attend. En tout cas, c’est ce que souhaitent pour toi nombre de gens !
Pendant plusieurs interminables minutes, les doigts enfoncés dans ses orbites comme s’il cherchait à s’arracher lui-même la chair bouillie qui s’y trouve et qui coule sur son visage, Adolf convulse et se lamente bruyamment, jusqu’à ce que, sans prévenir, tout s’arrête. Sans explication, il retrouve la vue, il n’a plus ni douleur ni stigmate et partout le silence a envahit l’Annexe.
- Ils sont où ? demande-t-il tout en essayant de se remettre de ses émotions.
- Il n’y a plus personne.
Adolf se précipite vers l’escalier dans lequel il était tombé, vaincu par les coups de sac à main de la petite dame enseignante. Il se penche, cherche à voir entre deux larmes mal séchées ceux qui le descendent, mais il n’aperçoit que la silhouette imparfaite d’un soldat qui s’en va.
- Elle est où, Anne ? Je veux la voir !
- Elle est là, lui répond Saint Nicolas en l’invitant à le suivre dans la chambre contiguë aux toilettes.
Adolf ne comprend pas. Il pensait qu’Anne avait suivi les soldats. Il emboite le pas de Saint Nicolas et entre dans la chambre. Elle est exiguë et dépouillée, à peine plus large que la fenêtre qui l’éclaire. Le papier peint est de la même teinte que celui de la salle d’eau. Pour égayer les murs, ont été collées de manière éparse des images de paysages, de stars de cinéma, de membres d’une famille royale et des photos d’art. Deux lits étroits sont disposés de part et d’autre et entre les deux rampe un tapis usé, étroit lui aussi. Au pied du lit de gauche, une table en bois fatigué sert de petit secrétaire. Tous les papiers qui se trouvaient dessus jonchent désormais le sol. C’est l’œuvre de l’officier SS qui, en vidant la sacoche supposée pleine de bijoux, a répandu plusieurs centaines de pages manuscrites. Certaines ont été piétinées.
- Il n’y a personne, ici ! s’étonne Adolf.
- Si ! Là ! indique Saint Nicolas en désignant un cahier journal parmi les feuilles. Il y a Anne, il y a aussi Kitty et tous les autres !
- Non mais il n’y a personne en chair et en os !
- Mais évidemment qu’il n’y a personne en chair et en os ! rit presque Saint Nicolas d’une manière étrange en balayant la chambre du regard.
Puis, se tournant vers Adolf pour le dévisager sévèrement, sur un ton énigmatique qui n’appelle pas de réponse, il ajoute :
- Qu’est-ce que tu croyais ? À cause de toi, elle n’existe plus la chair de cette gamine. Quant à ses os, il y a longtemps qu’ils ont disparu !
Adolf ne dit rien. Il observe le fouillis de la petite chambre et les nombreuses feuilles répandues sur le sol. Sur le haut de l’une d’entre elles, il distingue la formule "Chère Kitty". Le texte est dissimulé sous d’autres feuilles posées à l’envers, mais plus bas il distingue une autre mention : "Bien à toi."
- Allez ! On y va ! annonce Saint Nicolas en saisissant Adolf par le bras.
- On va où ? réagit-il vivement en tentant de se défaire.
- Je te ramène où tu sais !
Adolf agite son bras pour se libérer de la poigne de Saint Nicolas, mais ce dernier ne lâche pas prise et le conduit manu militari jusque sur le palier devant l’Annexe. Au moment de descendre l’escalier qui mène à l’entrepôt, Saint Nicolas se met à décrire le sort qui est réservé aux clandestins :
- Ils sont au quartier général de la Gestapo où ils sont interrogés. Ensuite, ils vont être transportés au camp surpeuplé de Westerbork. Ils ont eu le tort d’avoir voulu échapper à tes atrocités, ils sont coupables et considérés comme des criminels. Là, jusqu’en septembre, ils vont ouvrir des piles quasiment à mains nues pour en retirer le métal toxique, jusqu’à leur départ en convoi vers Auschwitz. Trois jours, ça va durer ! Sans manger ni boire ! Entassés comme de vulgaires animaux, sans aucune hygiène ! Là, les hommes et les femmes vont être séparés et ne plus jamais se revoir. Mais je ne t’apprends rien, n’est-ce pas ! Tout ça, tu le sais déjà ! Tous les enfants de moins de quinze ans vont être immédiatement gazés. Par chance, Anne vient de les fêter, elle est épargnée. Mais tes soldats vont la forcer à se déshabiller entièrement pour la désinfecter, pour lui raser la tête et lui tatouer un numéro d’identification sur le bras, parce qu’en tant qu’homme d’État et bureaucrate, tu as souhaité que tout soit bien organisé. Ordre et discipline, tel était ton credo. En octobre, les nuits sont glaciales dans les baraquements bondés et insalubres. Anne y attrape la gale et est utilisée comme esclave…
Tandis qu’ils s’approchent de la porte d’entrée de l’immeuble, Adolf perçoit de l’agitation à l’extérieur. Il ne distingue encore rien de précis, mais il comprend que la rue est animée.
- Vers la fin octobre, tes SS font évacuer une partie du camp vers l’Allemagne. Anne et Margot sont transportées jusqu’à Bergen-Belsen, tandis que leur pauvre mère reste à Auschwitz où elle meurt de famine et d’épuisement deux mois plus tard. Encore trois jours de voyage pour les deux sœurs qui arrivent exténuées. Sur place, la neige tombe et là encore le camp est glacial, insalubre et surpeuplé. Aussitôt, on les fait travailler au recyclage de vieilles chaussures. Mais l’état de santé de Margot se dégrade et n’a bientôt plus la force de quitter sa misérable couche. Les vêtements chauds sont rares dans les camps, mais ça tu le sais parfaitement bien. C’était volontaire. Pour arranger tes affaires, tu avais fait en sorte que tout le monde souffre du froid et des privations de nourriture.
À travers la vitre opacifiée de la porte d’entrée, Adolf regarde avec angoisse la lumière qui luit depuis la rue.
- Comme tout le monde, Anne est dénutrie, tremblante et a les traits émaciés. Par hasard, elle retrouve deux de ses anciennes amies. L’une d’entre elles lui procure un paquet contenant des vêtements et de la nourriture, mais elle se le fait immédiatement subtiliser par une autre détenue tout aussi miséreuse qu’elle. Normal, tu as réduit tout ces gens à l’état de bêtes. En mars, les poux propagent le typhus qui, en à peine quelques jours, emporte Margot. Puis, quelques semaines à peine avant la libération du camp, c’est le tour d’Anne.
Au moment de poser sa main sur la poignée de la porte, Saint Nicolas ajoute un dernier détail :
- Leurs corps sont, depuis, enfouis dans la fosse commune du camp. On ne sait rien de plus.
Puis, il ouvre la porte. Tout de suite, Adolf comprend que l’agitation provenait d’une foule qui attend au pied de l’immeuble. Comme il hésite à sortir, craignant que la vue de son uniforme ne provoque une fois de plus une pluie de coups de sac à main, Saint Nicolas le presse et ils découvrent toute une troupe de journalistes et de photographes, appareils photos en bandoulière, caméras, perches et micros prêts à intervenir. Immédiatement, Adolf pense que c’est lui qu’ils attendent, mais au moment de faire quelques pas vers eux puis jusqu’au milieu de la rue, personne ne réagit. Saint Nicolas et lui se postent là et observent la scène. Il fait beau, l’air est doux, il y a plusieurs centaines de personnes de tous les âges ; certains font la queue et attendent de pouvoir pénétrer le 263 Prinsengracht dont la façade ne ressemble plus à celle qu’Adolf avait vaguement observée quand il y est entré ; elle est plus moderne ; d’ailleurs, tous les bâtiments alentour semblent être en bien meilleur état qu’à l’époque ; d’autres personnes sont rassemblés et agitent des drapeaux jaune et bleu et des pancartes réclamant la fin d’une guerre dont Adolf n’a pas connaissance. Il remarque que certaines pancartes mentionnent son nom. Il y a aussi de nombreux promeneurs, qui à pied qui en vélo, et tous ou presque ont un masque sur le visage et un téléphone comme le sien entre les mains. Curieusement, personne ne fait attention à eux. Il y a même un cycliste qui file tout droit vers eux et qui, dans l’indifférence la plus totale, les traverse sans les percuter. Adolf comprend qu’il n’est qu’un spectre invisible. Désignant les fileurs de queue, les journalistes et les manifestants, il s’interroge :
- Qui sont ces gens ?
- Eux ? Et bien, certains d’entre eux sont des Kitty !
- Comment ça ?
- Ma foi c’est évident ! Ce sont les amis que la jeune Anne a finalement réussi à se faire ! Ils sont des millions de part le monde à avoir lu son journal, et certains viennent parfois de loin pour lui rendre visite comme on rend visite à une amie pour lui témoigner son amitié !
- Je ne comprends pas…
- C’est exactement comme Anne l’avait souhaité ! Elle n’est pas restée un être insignifiant ! Elle qui doutait d’avoir un jour sa place dans le monde et dans le cœur des gens, elle est devenue ce qu’elle avait souhaité devenir par dessus tout : une écrivaine reconnue ! Tous ces gens sont à la fois là pour elle et pour ce qu’elle représente.
Même s’il peine à comprendre ce à quoi il assiste pourtant, Adolf doit se rendre à l’évidence ; la foule bigarrée, qui sagement se tient debout devant l’immeuble, semble attester qu’Anne n’est pas morte.
- Anne est vivante ? Tu m’as pourtant dit tout à l’heure que…
- Elle est vivante, oui, mais pas comme tu l’imagines !
- Ils sont tous là pour elle ?
- Oui !
- Et les journalistes ? Et les manifestants ?
- Eux, c’est différent. Comment t’expliquer sans que tu te fasses des idées ? D’abord, je me doutais que ma petite étourderie spatio-temporelle ne passerait pas inaperçue ! C’est de ma faute ! Le monde est tellement surmédiatisé aujourd’hui que plus rien n’échappe aux objectifs qui filment tout ! Les journalistes, disons certains d’entre eux en tout cas, sont là parce qu’ils ont eu vent sur les réseaux sociaux de ta présence en ces lieux. La vidéo de ta gamelle dans les escaliers est vite devenue virale, comme on dit aujourd’hui, c’est-à-dire qu’un grand nombre de personnes l’a visionnée.
- Je ne comprends pas…
- C’est parti dans tous les sens ! Les images ont suscité des réactions diverses, de l’interrogation, de l’indignation, certains ont dénoncé de la provocation, de l’outrage, de la profanation ! D’autres y ont vu de la supercherie, un canular ! D’autres encore ont voulu récupérer l’événement pour lui donner une dimension politique ! Que veux-tu, c’est comme ça maintenant ! Les gens sont réactifs ! Il y a de l’agitation autour de toutes les images ! C’est la guerre de communication permanente ! Sans compter les milliers et les milliers de commentaires qui déferlent dans les médias !
- Non, vraiment, je ne comprends rien à ce que tu dis…
- Une rumeur court à ton sujet. Tu serais revenu d’entre les morts pour venir hanter l’Annexe. Certains crient à l’imposture, bien sûr, tandis que les autres y voient un coup médiatique, voire de la propagande. Fallait s’y attendre. Il est question de mysticisme, de signes avant-coureurs, etc. Tous ces gens que tu voies, les yeux rivés sur leurs écrans, ils sont connectés à un immense réseau mondial, ils communiquent avec des gens qu’ils ne connaissent pas et qui sont à l’autre bout du monde ; ils leur montrent ce qu’ils sont en train de faire, de dire ou de voir. Tous ont vu la vidéo de ta dégringolade dans les escaliers ! Certains pensent que tu es revenu. Les journalistes sont là pour ça, pour capturer une éventuelle autre apparition, ou pour faire témoigner ceux qui prétendraient avoir vu quelque chose !
- Mais… s’efforce de réfléchir Adolf, Anne, elle parle à tout ceux qui entrent là-dedans comme à moi ?
- Quelqu’un t’a parlé ? feint de s’étonner Saint Nicolas.
Aussitôt, Adolf le toise :
- Évidemment ! Tu le fais exprès ou quoi ?
- Non, je suis simplement un peu surpris, s’amuse Saint Nicolas. Je pensais que les seules voix que tu étais capable d’entendre étaient celles qui, en chœur et par milliers, scandaient ton nom !
- Et les autres, ils sont là pourquoi ? élude Adolf en désignant le reste de la foule.
- Anne ne t’a pas parlé, Adolf ! veut préciser Saint Nicolas. Elle parlait à Kitty.
- Je ne suis pas Kitty !
- On s’en est rendu compte ! déplore Saint Nicolas. Par contre, parmi ceux que tu vois, là, il y en a ! Ils sont là parce qu’un type dans ton genre s’est lancé dans un conflit international tout aussi insensé que le tien !
Un homme qui observait discrètement la foule en compagnie d’un petit groupe d’amis prend soudain congé de ces derniers, quitte le trottoir pour traverser la rue et se diriger tout droit vers eux. Son vêtement est floqué des armoiries du groupe néonazi auquel il appartient. Tout comme le cycliste précédemment, il traverse candidement le spectre d’Adolf sans s’imaginer avoir quasiment embrassé la bouche de son Führer fétiche au passage. Adolf se frotte les lèvres du revers de sa main après coup, en signe de courroux.
- Ça aussi ça a bien changé depuis ton époque, tu sais !
- Quoi donc ?
- Les mœurs entre garçons et filles.
- Que veux-tu dire ?
- Peut-être que cet homme aurait aimé être informé qu’il vient de t’embrasser sur la bouche, qui sait !
Adolf proteste et regimbe devant cette hypothèse.
- De ton vivant, tu l’aurais immédiatement et cruellement fait gazer, on le sait bien, mais bon, tu n’as plus ta place ici, même si certains se sont mis en tête de vouloir faire revenir tes idées folles ici et là… Allez ! Tu en as assez vu ! On rentre !
Adolf n’a pas le temps de réagir. Dans l’instant qui suit, il retrouve l’immensité dénuée d’horizon d’où Saint Nicolas était venu le tirer.
Sans surprise, tout y est calme et silencieux. Immédiatement, pour la toute première fois et avec acuité, Adolf ressent l’absence de pouls dans son corps d’ancien guide suprême. Sous son costume militaire, il n’y a plus rien de vivant ; impossible pour lui d’exhaler la moindre vapeur d’air. Tout autour, il n’y a rien de vivant non plus. Rien pour accrocher le regard, pas de passants, pas de cyclistes, pas de soleil, pas de fenêtre ni de ciel. Uniquement une étendue maussade qu’il déteste, infiniment uniforme et déprimante, où la seule chose sur laquelle le regard peut s’accrocher, c’est soi.
Machinalement, Adolf inspecte son costume. Il est paradoxalement à la fois satisfait d’en être vêtu et un peu contrarié de l’avoir troqué contre sa robe. Il se sent en sécurité dans ce costume raide mais quelque chose lui dit qu’il n’aura plus jamais l’occasion de porter autre chose et que personne ne l’admirera plus jamais sur lui. L’éternité n’aura rien de surprenant à lui offrir, alors qu’en bas, il y avait des moments de surprise… Puis, se ressaisissant, il s’enquiert de savoir quelle va être la suite du programme :
- Et maintenant ?
- Rien ! répond Saint Nicolas.
Cette réponse, Adolf la redoutait. Elle résonne en lui comme une annonce angoissante :
- Comment ça, rien ?
- Ben oui ! Rien ! Je dois y aller de toute façon. Je te l’ai dit, j’ai une tournée à faire, un costume rouge à enfiler, des millions d’enfants à réjouir, avant d’enfiler mon autre costume, le bleu qu’apprécient certains pays froids dont j’essaierai de réjouir là aussi les enfants parce qu’un va-t-en-guerre de ton acabit les traumatise et désenchante pas mal leurs parents en ce moment.
- Ah ! Vous voilà ! le coupe Jésus au moment d’apparaître devant eux.
Surpris, Adolf sursaute.
- J’allais partir ! dit Saint Nicolas.
- Très bien ! Et merci Nicolas ! lui répond Jésus comme pour lui faire savoir qu’il a regardé depuis son poste d’observation tout ce qui s’est passé avec Adolf.
Saint Nicolas hoche un peu la tête, jette un dernier coup d’œil sur Adolf sans réussir à croiser son regard tant il préfère s’intéresser à son vêtement, et s’en va comme il est venu, en glissant sur un hoverboard invisible, avant de disparaître tout à fait.
- Bon ! lance alors Jésus en s’adressant à Adolf. Fin du jeu !
- C’est possible, lui répond Adolf en levant le nez. Je ne sais pas exactement quel était ce jeu, mais je crois pouvoir dire sans trop me tromper que je l’ai gagné ! Non ?
- Oui et non !
- Comment ça oui et non ?
- Si l’on considère qu’il s’agissait de jouer au jeu de la vilénie, de l’abjection, du déshonneur, de l’indignité, de l’obstination et de l’antipathie, c’est oui ! En principe, personne ne veut jamais jouer à ce jeu-là, et encore moins triompher, sauf quelques rares cas, dont toi ! En ce sens, oui, tu rejoins le petit cercle des vainqueurs, mais l’histoire qui vient de se dérouler était au service d’un autre jeu.
- Comment ça, au service d’un autre jeu ?
- Tu penses bien que je sais depuis longtemps que tu fais partie de ceux qui ne regrettent pas leurs actes ou leurs paroles. Toi, tout ce que tu regrettes, c’est d’avoir perdu le pouvoir et la guerre. Conquérir… S’agrandir… S’imposer… Commander et au besoin punir ! Voire éradiquer ! Tu vois ce dont je parle, n’est-ce pas ?
- Et après !
- C’est usurper la parole divine ! C’est enflammer son discours pour galvaniser l’esprit de celles et ceux qui l’écoutent en se prenant pour ce qu’on n’est pas !
- Quel est le rapport avec ce jeu que je suis supposé avoir perdu ?
- Ce jeu, il a fait entrer dans la postérité certains noms dont on vante dans les livres le charisme, les combats et les victoires, mais il en a fait entrer d’autres, celui de certains vaincus, qu’il faudrait savoir oublier pourtant.
- Donc, j’ai gagné, c’est ce que je disais ! se réjouit Adolf.
- Pour une minuscule poignée de suprémacistes peut-être… tempère Jésus. Mais tu devrais les voir ! s’amuse-t-il ensuite. Il y en a par exemple qui se déguisent en bison avant de prendre d’assaut les symboles démocratiques de leur pays parce que leur chef, un populiste comme toi qui caresse les bas instincts de ses troupes, leur a dit de le faire !
Adolf fronce les sourcils pour montrer qu’il ne comprend pas.
- Ils profanent, Adolf ! Ils profanent ! Et c’est toujours au nom de quelque chose qu’on ne comprend pas vraiment ou au profit de quelqu’un qui nous manipule qu’on le fait ! Ton nom est désormais au service de ce genre de choses ! Il est utilisé par les dirigeants maladivement ambitieux, impérialistes et brutaux comme toi qui, ramenant la guerre sur des terres convalescentes et éprises de liberté, d’émancipation et de démocratie, empruntent tes méthodes pour y semer à nouveau le chaos !
- De quelle guerre parles-tu ? Qui fait la guerre à qui ? voudrait savoir Adolf.
- Peu importe. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres pour t’expliquer ce à quoi sert désormais ton nom. Sache seulement que sur Terre on stigmatise encore et beaucoup certaines personnes comme tu l’as fait en ton temps pour te rendre populaire. Nombre d’orateurs tiennent des discours tout aussi abjects que les tiens face à des foules aveuglées par un quotidien douloureux, prêtes à rendre responsables de tous leurs maux des hommes et des femmes, et parfois même des enfants, parfaitement innocents.
- Quel rapport avec moi ? Je ne suis pas responsable !
- Tu ne comprends donc pas ? se désole Jésus. Le rapport est que tu étais le dernier en date à avoir propagé à l’échelle mondiale l’idée qu’il y aurait sur terre des gens qui ne seraient rien ! Or certains se sont mis en tête de refaire vivre cette idée et ils utilisent ton nom pour satisfaire leurs ambitions !
- Je ne vois toujours pas le rapport avec un quelconque jeu !
- En vérité je te le dis, tu as perdu, Adolf ! Et ceux qui t’emboitent le pas également ! C’est Anne la gagnante ! C’est grâce à elle si les gens qui ont lu cette histoire auront envie de garder espoir en l’humanité. Pour de multiples raisons, il y a en ce moment des gens qui se cachent, et depuis leurs cachettes, quelles qu’elles soient, la parole de Anne doit leur parvenir car elle enseigne quelque chose que tu n’as jamais su comprendre ! Il ne faut jamais perdre espoir ! Ne jamais se laisser convaincre de la défaite lorsque la cause est juste ! Il faut rester confiant dans l’idée de pouvoir se rendre à nouveau sans peur dans les rues ; libre d’aller et venir parmi ses prochains, de s’installer à la terrasse d’un café ou d’un restaurant sans se préoccuper de qui va surgir ! Il ne faut pas s’en remettre à toi, il faut s’en remettre à Anne ! Tu l’as entendue, pour elle la joie réside dans la conviction préservée de pouvoir sortir et d’admirer le monde. Et d’apprendre aussi ! Tu l’as condamnée aux pires pensées, mais ce sont les coins de ciel bleu qu’elle contemplait à travers la fenêtre de son grenier qui ont sauvé son esprit ! Grâce à son récit, les gens auront de quoi ressentir ce genre de joies et ils pourront se les approprier s’ils vivent des temps durs ! Le jeu, c’est elle qui en remporte la victoire !
- Mais de quel jeu s’agit-il, à la fin ?!
- Le jeu du Verbe, pardi ! Le jeu de la parole que dès le commencement de la vie on a en soi ! Celle que l’on couche sur le papier pour en faire don à des lecteurs et à des lectrices qu’on ne connaît pas ! Le jeu du logos généreux, de la grâce que l’on partage ! Car à la fin, ce sont les paroles gracieuses qui se transmettent le mieux ! Ce sont les paroles d’Anne, et non les tiennes, qui inspireront le lecteur ou la lectrice du présent récit. Grâce à son témoignage et au souvenir que laissera cette histoire dans leurs esprits, chacun trouvera l’air frais dont il a besoin ! Toi, ton logos, il asphyxie ! Et au moment de finir de lire ces quelques lignes, gageons que dans les conversations futures les gens se souviendront bien mieux de la robe de Kitty que de ton costume militaire, bien mieux des émotions d’Anne, de son envie de vivre, de son enthousiasme et de sa générosité de cœur que de ton impossible repentir auquel ils auront pourtant voulu croire jusqu’au bout ! Ils ne seront pas déçus, ils comprendront simplement ce que ça veut dire que de vouloir jouer avec l’espoir. Au delà des lignes qu’ils ont lues, c’est le journal intime de Anne qui voyagera de bouche à oreille et sauvera peut-être quelques âmes perdues tentées par toi !
Adolf refuse l’idée d’être supplanté et grimace.
- Les temps en bas sont délétères, les chars envahissent une fois de plus les rues de certains villages paisibles, les obus peuvent de nouveau, ils inondent de sang des champs fertiles, ils vident le Dniepr et l’on présage déjà l’apocalypse, les bombes atomiques… Ce qui manque le plus ce n’est pas la haine qui se répand partout comme tu as su toi-même la répandre, mais une prodigieuse compassion capable d’ouvrir des voies inespérées dans les impasses de cette haine. Il y a des livres qu’on lit et qu’on oublie, mais il y en a d’autres qui ouvrent ces voies inespérées. La parole d’Anne Frank porte en elle un amour tel de la vie que ce dernier devient universel et éternel. Les cyber attaques modernes, les fakes news et autres propagandes ou intelligences artificielles qui sèment la pagaille dans les esprits, rien de tout cela ne fera jamais disparaître Anne et son logos. Je sais que tu ne comprends rien à tout cela, que c’est pour toi du charabia, mais ça ne t’est de toute façon pas destiné. Tu n’es pas l’enjeu de cette histoire. C’est le lecteur. Sache seulement que si le mensonge règne sur Terre avec bien plus d’intensité qu’autrefois, notamment grâce aux objets que Nicolas t’a montrés, un simple petit livre de rien du tout peut suffire à ouvrir les yeux de ce lecteur. Le journal d’Anne Frank, qu’il n’a peut-être jamais lu, en est le meilleur exemple ! Le jeu, c’est un jeu d’écrits, Adolf ! Ceux de la jeune Anne contre les tiens ! Un jeu d’écrits pour remettre Anne en lumière ! Un jeu dans lequel tu devais porter une robe pour voir si tu pouvais apprendre à la respecter, mais non, tu ne l’as pas fait. De ton costume militaire dont tu es très fier, il ne faut garder qu’un souvenir écœuré et écœurant. De toi, il ne faut retenir que ton orgueil monstrueux et coupable. Il faut, sans s’émouvoir, te laisser retourner vers la solitude éternelle que tous les gens comme toi méritent. La solitude de l’oubli ! Avec l’espoir qu’un jour, toi et tes idées abjectes, vous redeviendrez poussières pour de bon. Tu voulais conquérir un immense territoire au prix du sang et des larmes pour ta seule gloire ? Te voilà récompensé par l’immensité que tu as devant toi ! Tu n’y croiseras plus jamais personne cette fois. C’est le lieu d’oubli que tu mérites. Seul, sourd et aveugle tu as été, seul, sourd et aveugle tu demeureras. Toujours sous la présidence aliénante de ta mémoire, bien sûr, mais sans le souvenir que t’aura laissé ce jeu auquel tu viens de participer. Anne et sa voix, ses paroles et son esprit, tu n’as de toute façon jamais eu le cœur à les entendre. Il faut réserver cela à celles et ceux qui ont un bien meilleur cœur que le tien. Car c’est en cela que réside la victoire qui revient à Anne, c’est à elle que revient le pouvoir de réenchanter le regard !