Les vieux garçons comme moi n’ont souvent pour seule richesse que leur famille. Ainsi, tous les ans, pour mon anniversaire, j’invitais ma sœur et mon frère à dîner.
Ce soir-là, Philippe, le petit dernier, arriva le premier, ses muscles moulés dans un t-shirt de marque et les mains dans les poches. Il me donna une grande tape sur l’épaule en guise de salut avant de se mettre à débiter des banalités. Une vingtaine de minutes plus tard, un bonsoir exagérément enthousiaste et un effluve de parfum écœurant annoncèrent ma sœur Chantal. Je pris une profonde inspiration. Si je n’avais pas passé autant de temps à préparer le dessert, je les aurais déjà renvoyés tous les deux, prétextant une migraine carabinée. Me reprenant, je les invitai à passer à table.
Étant à la modestie ce qu’une poule est à la détection d’explosifs, Philippe monopolisa d’emblée la discussion, trop impatient de régaler son auditoire de ses récents succès. Il nous annonça ainsi un énième nouveau départ dans une vie professionnelle déjà replète d’incohérences : il suivait une formation de maître-nageur. Je retins mes sourcils de s’envoler vers le plafond tandis que Chantal, elle, réfrénait sa hâte d’être le centre de l’attention, buvant les inepties de son frère adoré. Ensuite, notre sœur déballa, avec l’emphase que nous lui connaissions, plaintes et lieux communs sur la perfidie patentée des hommes, selon ses récentes expériences. Elle alla jusqu’à voir dans la dinde qui trônait au milieu de la table une allégorie fidèle de la façon dont on la considérait. Enfin, récompensant ma patience, vint le dessert. Je déposai devant mes cadets de petits parallélépipèdes dorés.
« Ce sont des financiers. Des gâteaux à l’amande », précisai-je devant leur hébétude avant d’ajouter sur un ton léger : « Ce sont les parents qui m’ont donné l’idée, figurez-vous. Ils les ont goûtés hier et les ont aussitôt adorés. »
L’introduction de nos géniteurs dans ce dîner fraternel sembla rompre un équilibre. Chacun croqua un morceau de biscuit pour se donner une contenance. Alors, Chantal demanda d’un air faussement détaché :
« Comment vont-ils ? »
Très en voix depuis l’ouverture de la deuxième bouteille, Philippe crut bon d’intervenir.
« Ne fais pas l’hypocrite ! Tu t’en moques de savoir comment ils vont. Ça fait combien de temps que tu ne les as pas vus ? Tu n’es qu’une fille indigne !
— J’essaye plutôt d’être une bonne mère qu’une bonne fille, ça risque de durer plus longtemps. Et puis, arrête : toi aussi, ils t’insupportent ! Si, si, je le sais ! Ils sont là toujours à se vanter, se plaindre ou quémander quelque chose. J’espère vraiment qu’on me piquera avant que je ne devienne comme ça ! »
Mes cadets échangèrent des gloussements d’adolescents satisfaits d’avoir osé une transgression. Même stupide et immorale, la complicité est touchante. Je les laissai profiter de ce moment, sans me départir d’un sourire qui empêchait mes lèvres de se tordre de dégoût.
« Vous êtes immondes. Chantal par égocentrisme et toi, Philippe, par simple bêtise. Mais ce qui vous rapproche, et ce que je vous reproche, c’est votre ingratitude. Si vous saviez comme les parents parlent de vous. Ils en ont plein la bouche de Chantal, toujours si coquette et gentille, et le petit Philippe, si drôle dans ses impertinences. Et moi, à côté, corvéable à merci. L’aîné qu’il est normal de réveiller la nuit, de traîner en courses, d’assaillir de plaintes, de remarques, de petites piques. Celui qui, malgré tous ses efforts, ne pourrait provoquer un amour déversé entièrement à la naissance de ses cadets. »
Prostrés comme des chiens à l’affût, ils me fixaient avec une hostilité mâtinée de crainte attentive. Quel était le démon qui s’était lové dans le corps chétif de leur si pusillanime aîné ? L’air devenait lourd. Chantal se ventilait avec frénésie à l’aide d’une assiette en carton. Attentif jusqu’au bout au bien-être de mes convives, je me dirigeai diligemment pour ouvrir la fenêtre. Le teint soudainement livide, Philippe porta sa main à la bouche. Trop tard. Il régurgita la moitié de son dîner. Quel gâchis !
« Qu’est-ce que tu as fait ? » siffla Chantal à mon attention, attrapant notre frère par les épaules. Ce dernier avait rejeté sa tête en arrière dans une contorsion qui ne présageait rien de bon.
« Une découverte, ma chère sœur. Voilà ce que j’ai fait. Je vous raconte. Après tout, vous n’êtes pas pressés. Il y a un mois de ça, je suis passé chez les parents. Ils étaient sortis pour acheter du pain et j’ai eu envie de me faire un thé en les attendant. Encore une habitude de vieux garçon. Bref. En cherchant un sachet, j’ai ouvert la mauvaise porte du placard du salon. Plusieurs papiers sont tombés, dont un a retenu mon attention. Leur testament. Je fais vite : ils vous lèguent tout et moi, rien. Je suis déshérité. »
Mes cadets produisirent alors, à l’unisson, un petit bruit non identifié, entre le hoquet et le râle, pas franchement un témoignage de surprise. Plutôt l’appel à l’aide désespéré de ceux qui comprennent trop tard.
« Évidemment, la responsabilité de cette décision abjecte revient à nos parents. Mais, vous voyez, plus j’y pense et plus j’ai, hélas, beaucoup de mal à vous croire innocents dans cette affaire. C’est vrai, nous n’avons jamais été très proches. Rien ne nous prédisposait à nous fréquenter si les hasards du sang ne nous avaient pas réunis sous le même toit. Mais tout de même, c’est drôlement moche de faire ça ! »
Chantal commençait à prendre une couleur violacée des plus inquiétantes. Les mots se précipitaient sans pouvoir franchir ses lèvres affreusement tordues par les spasmes.
« J’apprends lentement, en général. C’est aussi le cas pour la pâtisserie, mais, vous voyez, ces financiers sont délicieux ».
Philippe, dans un ultime élan, se jeta sur moi. Ou du moins, essaya-t-il. Ses yeux injectés de sang, oscillant entre la peur d’une mort certaine et la haine de la recevoir d’une si piètre créature, se figèrent.
Quelques minutes plus tard, mes cadets n’étaient que deux amas de chair tiède affalés l’un sur l’autre. On ne m’avait pas trompé : le financier reste le plus indiqué pour y dissimuler un poison qui avait fait ses preuves dans l’Histoire.