Le désir de destruction : caractéristique innée ou construction sociale ?

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« L'humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. » Cette citation de Walter Benjamin amène à réfléchir quant à la sublimation de la destruction, qui semble être devenue une norme. Sommes-nous destinés à nous détruire ? La destruction fait-elle partie de nous ? Le désir de destruction des hommes est-il une caractéristique innée ou une construction sociale ?

 

Le sujet présuppose que les hommes ont développé une volonté et un besoin de se détruire. Le terme de destruction prend plusieurs dimensions : elle est physique, avec un usage de la force et une inventivité dans les moyens de destruction. Elle peut être aussi psychologique, en tant que conséquence de la violence physique ou en tant que stratégie, et peut également faire référence à l’autodestruction. La question de la violence est donc essentielle afin de comprendre le caractère inné ou construit de notre comportement. La violence est-elle naturelle chez l’homme ? Ou est-elle au contraire le fruit d’un apprentissage qui passe par l’éducation ? Il convient de répondre à cette question à travers l’aspect inné ou non de la violence chez l’homme, avant d’analyser ce besoin de détruire autrui, ce qui m’amènera à une hypothèse sur le sujet qui me paraît la plus convaincante.

La violence est omniprésente dans notre vie ; de la préhistoire à aujourd’hui, l’homme semble être confronté à une violence inouïe, mais cette dernière est aussi engendrée par l’homme. C’est pour cela que la littérature traite cette question de la violence de masse depuis des siècles en la décrivant, la montrant et parfois en la dénonçant. Dans À l’Ouest rien de nouveau, Erich Maria Remarque (1929) fait une démonstration de l’absurdité des combats avec une description détaillée des conséquences de cette violence afin de dénoncer la guerre : « Nos visages sont pleins de croûtes : notre pensée est anéantie ; nous sommes mortellement las. » Nous remarquons une gradation dans la violence qui rejoint cette idée d’une échelle : violence physique (« croûtes »), accentuée par le terme « pleins », violence psychologique (« pensée anéantie »), jusqu’à une mort interne et externe qui renoue avec « l’autodestruction ». Une violence est donc bien présente au cours de l’histoire, qui semble fasciner la littérature puisqu’elle ne cesse d’être représentée.

Cette violence serait dans la nature humaine et n’attendrait que d’être exprimée, comme le montre l’historique de la guerre, qui remonte jusqu’aux premières traces de l’homme. Comme chez les animaux, la violence humaine s’inscrit de manière puissante dans nos structures biologiques. Les travaux de Konrad Lorenz, l’un des fondateurs de l’éthologie, confirment ce constat. Selon le scientifique, l’agressivité est un instinct fondamental chez tous les mammifères, l’homme compris. Si l’agressivité est instinctive, tous les hommes seraient donc nés avec une violence inévitable. C’est ce que Thomas Hobbes défend dans son œuvre Le Léviathan lorsqu’il affirme que « l’homme est un loup pour l’homme ». En effet, selon lui, la force est au centre de l’autorité politique et de l’existence humaine ; à l’état de nature, les hommes sont en état de guerre, qui se situe à l’échelle interindividuelle (il s’agit d’une guerre de « chacun contre chacun ») et elle ne prend pas fin avec l’arrêt des combats effectifs. Elle est au contraire une disposition présente dans toute interaction entre les hommes.

Bien que l’on soit défini par notre conscience, notre inconscient joue un rôle non négligeable dans la construction du moi. En effet, l’homme serait doté de pulsions, des forces psychiques qui font tendre la personne vers un but, dont des pulsions de mort et de vie. Freud théorise pour la première fois la pulsion de mort dans son œuvre Au-delà du principe de plaisir en 1920. Il y décrit une dualité entre la pulsion de vie, Éros, la force de vie qui va s’inscrire dans l’amour de soi et d’autrui, dans la création, dans le champ social, relationnel et professionnel, et, en opposition, la pulsion de mort ou Thanatos. L’expression des pulsions de mort trouvera une voie, par exemple, dans des actes de destruction. Dans sa théorie générale, la pulsion de mort figure en lien étroit avec le principe de réalité et le principe de plaisir (Éros), deux grands opérateurs psychiques qui apparaissent fondamentalement antagoniques et structurent chacun de nous. Ce couplage constitue en quelque sorte un axe en fonction duquel se construiraient nos prédispositions et s’élaboreraient nos actions et réactions. Cette force psychique, qui peut être contenue, expliquerait néanmoins cette tendance à être violent.

Autre problématique à résoudre : si l’homme s’avère être violent par nature, pourquoi étendre cette violence ? Le besoin de détruire est donc une question légitime dans la réflexion. L’autre est mon alter ego ; la question de l’altérité a son importance dans le schéma de la violence. En cela, Kant affirme dans Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique que l’homme a une nature conflictuelle dans sa relation à la société : nous portons en nous une sociabilité, un penchant à entrer en société. « L’homme a une inclination à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. » Mais l’homme porte aussi en lui une tendance inverse, un penchant à se séparer : « il trouve en même temps en lui-même l’insociabilité qui fait qu’il veut tout régler à sa guise et il s’attend surtout à provoquer une opposition des autres. » Ainsi, c’est cette même insociable sociabilité qui pousse l’homme à dépendre d’autrui mais aussi à le détruire en ne canalisant pas sa violence.

L’extension de cette violence passe aussi par la guerre ; le concept même de guerre est humain et on lui apporte même une rationalité. Elle passe par des explications idéologiques, économiques, politiques ou patriotiques. Clausewitz, dans De la guerre, décrit un usage politique de la guerre : « La guerre est un acte de violence engagé pour contraindre l’adversaire à se soumettre à notre volonté (…) » et affirme que « la guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens ». Il soutient alors que la guerre est un acte rationnel qui fait usage de la violence. Si l’acte de violence peut être rationalisé, cela ne signifie-t-il pas qu’il est pris pour acquis ? C’est-à-dire que nous partons du principe que la violence est intrinsèque à l’homme et peut être utilisée de manière différente selon des justifications différentes.

Cette idée reste toutefois à nuancer. Selon certains, l’homme se montre violent parce qu’il est en société. Rousseau, dans L’Origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, défend la thèse selon laquelle l’homme naît bon mais est corrompu par la société : « l’homme est naturellement bon, c’est la société qui le corrompt ». L’âme de l’homme serait alors corrompue par la société qui l’écarte de sa bonté. Cela signifie-t-il que la violence n’est que le résultat de la société ? Et dans ce cas de figure, si l’homme est naturellement bon et que la société le pousse à agir de façon contre nature, n’est-ce pas dû au comportement des autres hommes ? Cette question est à envisager si nous considérons la société comme le résultat de l’ensemble d’êtres humains vivant en groupe organisé, et non comme une entité à part. La société est l’homme ; c’est donc l’homme qui agit sur l’homme.

La violence semble donc innée chez l’homme ; bien qu’elle puisse être amplifiée par la société, elle trouve son origine dans l’expression des émotions, qui sont biologiques, et dans les pulsions qui nous caractérisent. Ainsi, même si l’humain détient une violence inévitable, cela veut-il forcément dire qu’il souhaite détruire autrui ? Une volonté est un souhait ; elle suggère une intentionnalité. Or aucune intentionnalité n’est innée : elle découle d’un passé, de notre libre arbitre, de nos choix. Ainsi, si nous prenons l’exemple de la guerre, toute volonté d’anéantir est justifiée par une idéologie, la conquête ou une soif de pouvoir. Cette quête du pouvoir est directement liée à cette destruction mutuelle ; elle utilise la violence comme outil, mais cette pratique est une construction sociale. En effet, elle n’est pas dans nos gènes, elle n’est pas inscrite dans notre inconscient ; il s’agit d’une idée diffusée par l’expérience et avec le temps, en utilisant la société. La question fondamentale dans ce sujet est donc d’apporter un sens à l’absurdité de la destruction. Pourquoi faire la guerre ? Pourquoi diriger sa violence vers les autres ?

 

Plus récemment, le psychologue cognitiviste canadien Steven Pinker, professeur à Harvard, a publié en 2011 un vaste essai très remarqué intitulé Une histoire de la violence à travers les âges. Il montre de manière rigoureuse et convaincante que, contrairement aux idées reçues, le nombre d’homicides n’a cessé de diminuer partout depuis deux siècles. Il souligne également que toutes les formes de violence ont décliné, y compris la cruauté envers les animaux, et affirme que notre époque est de loin la moins violente et la moins cruelle de toute la longue histoire de l’humanité, même en prenant en compte les guerres et les récents attentats terroristes. Cela remet en perspective notre vision de la violence : la violence existera toujours, mais elle peut diminuer et être canalisée en tant que mammifères sociaux, prouvant encore une fois que la volonté de se détruire n’est pas innée mais bien une construction sociale qui est malheureusement devenue une norme sociale.

 


Publié le 21/12/2025 / 10 lectures
Commentaires
Publié le 21/12/2025
Alors là, un grand bravo Emma pour votre entrée sur le peuple des mots. Votre démonstration m’a intéressé, d’autant plus qu’elle s’appuie sur différents points de vue : littéraire, philosophique, psychologique, sociologique et même anthropologique. J’ai plein de choses à partager avec vous pour avoir votre avis sur ces éléments, mais le temps me manque présentement et il me faut aussi organiser mon fourre-tout cérébral pour sélectionner ce qui me semble le plus important ou prioritaire à partager ou que sais-je… il y a tellement de choses existantes sur le sujet et tellement d’angles comme vous l’avez parfaitement initié à partager. A très bientôt Emma, soyez la bienvenue et encore merci du partage.
Publié le 21/12/2025
Bonjour Emma, bienvenue. Wow quel partage, j’adooore, Merci pour ça ! Donc voici ma réponse : ▪︎La violence accompagne l’humanité depuis ses origines. Elle trouve ses racines dans nos pulsions biologiques, comme l’a montré Freud avec la pulsion de mort, mais elle est aussi façonnée par la société. Si l’agressivité est naturelle, la volonté de détruire, elle, est une construction sociale : la guerre, la domination ou la quête de pouvoir traduisent une rationalisation de la violence. Kant et Clausewitz montrent que la violence s’inscrit dans les relations humaines et politiques, tandis que Rousseau et Pinker rappellent qu’elle peut être contenue et même diminuer grâce à la raison, à la morale et à la coopération. Ainsi, la violence est inhérente à l’homme, mais la destruction n’est pas une fatalité : elle dépend de nos choix collectifs et de notre capacité à transformer cette force en énergie créatrice.
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