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Le 27 (complet et premières corrections)

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Autour du mois de janvier donc, mon prestige au sein des rhétos était à son zénith ; j'étais le plus âgé, je me baladais parfois en voiture, j'étais guitariste dans un groupe rock, j'étais assez mignon et, cerise sur le gâteau, j'étais le président. Martine était alors, j'en suis convaincu, sincèrement amoureuse de moi. Et moi, debout sur mon nuage, les jambes écartées entre les innombrables activités qui m'accaparaient et un ego en forme de montgolfière, aveuglé, j'ai perdu de vue son importance. Le balancier, cette fois, oscillait en ma faveur. Mais lorsque les relations amoureuses sont asymétriques, personne ne gagne, tout le monde perd. Je me souviens qu'un vendredi après l'école, j'étais pressé d'aller découvrir le tout nouveau piano Fender Rhodes du groupe. Alors que je me dirigeais vers l'abri à vélos où était rangée ma mobylette, elle m'a rattrapé et, en me donnant un doux baiser sur les lèvres, elle m'a dit ; "J'espère que tu penses quand même un peu à moi quand tu fais ta musique." C'est sur ce mouvement d'horloge que nous nous approchions du samedi 27 mars, jour anniversaire, à un jour près, de notre première étreinte. Notre amour, bien que sinusoïdal et relativement platonique, durait depuis douze mois. Il fallait marquer ce jour d'une pierre blanche comme une oie. Nous avons imaginé une soirée en amoureux dans un restaurant ; chose que nous n'avions jamais faite. Ça peut sembler incroyable mais il faut se remettre dans le contexte ; elle et moi avions des parents de condition modeste. Les restaurants, en famille ou à d'autres occasions, je ne les fréquentais pas. Jusque mes 18 ans, je n'ai pas du aller plus de deux ou trois fois me faire servir par un serveur en redingote. Même les fast-food, on ne les fréquentait pas, pour la bonne et simple raison qu'ils n’existaient pour ainsi dire pas.

 

Le 27 en début d'après-midi, au plus grand étonnement de mon père, j'ai lavé la voiture familiale ; intérieur et extérieur. Puis, soigneusement, j'ai pris un bain, dans notre minuscule salle de bains, en me frottant bien partout avec mon gant de toilette. Je me suis rasé au rabot pour que ma peau soit bien douce et j'ai mis de l'after shave pour que ça sente bon. Puis, j'ai cherché parmi mes vêtements lesquels étaient les moins pires. Maman m'a aidé. Elle était heureuse de me voir heureux. Béate, elle n'arrêtait pas de m'appeler "mon fils". "Que tu es beau, mon fils ! Que tu es séduisant, mon fils ,..." Martine et moi avions rendez-vous à 18h30. A 18h15, en m'embrassant et en me donnant les clefs de l'auto, maman m'a susurré à l'oreille "Passe une bonne soirée, mon fils !". A quoi j'ai du lui répondre "Salut, M'man."

 

Pour ce jour particulier, Martine m'avait demandé d'aller la chercher chez elle. Elle ne prendrait pas le bus pour qu'on se retrouve à Lessines, je ne devrais pas l'attendre dans la voiture sur la grand route. Elle m'avait dit de carrément rentrer la voiture dans la cour de chez elle, ce chez elle qui m'avait été jusque là interdit. Sur la route d'Ogy, à travers le pare-brise de la Kadett, le soleil éclaboussait les champs et les maisons des villages que je traversais, m'inondant d'une énergie, d'une certitude qu'on ne peut ressentir qu'à 18 ans.

 

Pile à l'heure, je suis arrivé devant les grilles ouvertes de la cour. J'y ai aperçu les parents de Martine. Je ne les avais jamais vus auparavant mais leur physionomie, leur attitude et aussi bien sûr le fait qu'ils se trouvaient là me confirmaient leur statut. Dans mon souvenir, ils étaient tous les deux très minces et sous leurs cheveux noirs de jais, la maigreur de leur visage contrastait avec la cordialité de leurs traits. J'ai rentré la voiture en faisant de mon mieux pour que la manœuvre soit fluide et souple. Non seulement, je souhaitais leur plaire mais je voulais aussi que Monsieur et Madame fassent confiance au type qui allait véhiculer la prunelle de leurs yeux. Derrière le volant, par la fenêtre ouverte, j'ai entendu le joli son des gravillons compressés doucement par les pneus de ma rutilante Opel Kadett.

 

Dès le franchissement du portail, les yeux de Madame et de Monsieur étaient rivés sur moi. Ceux de Madame me scrutaient avec curiosité et bienveillance, ceux de Monsieur, avec défiance. A peine intimidé, je suis sorti de l'auto et j'ai été les saluer. Souriant de toutes mes dents, je me suis présenté et j'ai rappelé, au cas vraiment très improbable où ils l'auraient oublié, l'objet de ma présence. J'ai meublé quoi. De toutes façons, dans ces moments-là, tout est mieux que le silence. Sous mes mots, sans doute assommant, ils sont restés souriants, pas vraiment attentifs mais aimables, ce que j'ai interprété comme un encouragement. Je crois que je leur ai plu. En fait, les belles mamans potentielles n'ont jamais vraiment été le problème, c'est plutôt leurs filles qui m'ont donné du fil à retordre. J'ignore ce que Martine leur avait dit à mon propos, sans doute que j'étais un ami, ce que sans doute ils n'ont pas vraiment cru.

 

Moins d'une minute après ma diplomatique irruption chez elle, comme un chat rentre dans la cuisine, Martine est apparue, l'air de rien. Elle était belle et jolie à la fois. Sa sensualité n'ôtait rien à sa délicatesse, son angélisme ne bridait pas la secrète volupté qui émanait d'elle. Au contraire, ce feu et cette glace s'élevaient mutuellement. Le soleil illuminait sa très généreuse chevelure rousse qui tombait en ondulant sur son blazer vert turquoise à manches courtes. Il était fermé par un seul bouton sur un t-shirt clair à peine décolleté et garni de broderies sur sa partie supérieure. Un ange quoi.

 

Martine a écourté le semblant de conversation que je soutenais vaille que vaille avec ses parents en les embrassant, après quoi elle m'a simplement dit "On y va, Patrice ?", le plus naturellement du monde, comme si c'était la millième fois que je venais la chercher chez elle. J'ai salué le papa et la maman. Ils m'ont rappelé de rouler prudemment et de ramener Martine à minuit au plus tard. J'ai ouvert la portière. Martine a pris place. J'ai démarré sobrement et nous nous sommes éloignés.

 

Sur la route du restaurant que nous avions choisi, le chinois à Ath, je respirais les parfums qu'elle exhalait. De cela, je me rappelle, de mon exaltation aussi, du soleil aussi, de son sourire et de sa voix un peu grinçante aussi mais de ce qu'on s'est dit, je n'en ai plus la moindre idée. De nos échanges à ce moment et durant, ce qui me tord le cœur d'appeler, notre amourette, je ne me souviens que de quelques phrases isolées. Comme un restaurateur d'art recrée les coloris disparus d'une fresque, j'aurais peut-être pu reconstruire nos paroles, à Martine et à moi, à partir de notre carnet intime. Mais voilà, je l'ai brûlé après l'avoir déchiré en mille morceaux. On dit souvent que les amoureux sont dans une bulle. J'ajoute que lorsqu'on s'en éloigne, au cours des années, au cours de la noyade, elle se referme hermétiquement. Ils ne sont pas nombreux ceux qui tentent d'y remettre le bout de leur nez, par peur, par paresse, par mépris ? Ils n'ont pas forcément tort. Martine n'a pas forcément tort car le retour en arrière, pour moi en tous cas, est terriblement douloureux. C'est cruel de multiplier les "si". Ça peut rendre fou. Mais pousser les choses sous le tapis, c'est pire, ça rend amer

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La façade rouge vif recouverte d'un charabia chinois en couleurs dorées et la discrétion turquoise de Martine s'accordaient mal. Accrochés à un sino-simili toit, les lampions écarlates, dont les bougies avaient été remplacées par des ampoules pour d'évidentes raisons pratiques, n'arrangeaient rien. Mais de notre bulle, ces détails étaient invisibles, nous sommes rentrés, main dans la main. Le serveur est arrivé et nous a demandé à quelle table nous souhaitions être installés. J'ai laissé Martine décider. Une fois assis, trop impatient, j'ai dégainé mon cadeau mais à peine avait-elle eu le temps d'ouvrir l'emballage qu'on est venu nous donner la carte et nous demander si nous voulions un apéritif. Elle a commandé un Kir crème, je l'ai suivie. C'était un bracelet avec un cœur, le tout en argent. On nous a rapidement amené nos coupes et on s'est enquis de savoir si nous avions déjà choisi un plat. Elle a choisi le 95, j'ai pris le porc aigre-doux. J'ai quitté ma chaise et j'ai passé le bracelet autour de son fin poignet opalin avant de me rasseoir immédiatement, certain que toute tendresse ostentatoire serait malvenue. J'étais face à elle. Je la regardais parler. Elle qui ne se maquillait jamais avait dérogé, avec retenue, pour un soir, avec moi, à ses habitudes. Son visage, ses joues, ses paupières, ses lèvres montraient un teint différent, plus sophistiqué, absolument irrésistible. Je la trouvais plus belle que jamais. Quelqu'un a posé nos plats et une carafe de vin rosé sur la nappe violette en tissus satiné. Je n'ai pas pu résister, je me suis levé et j'ai été embrasser Martine. Elle m'a réprimandé, ravie, je crois. Je me suis rassis et nous avons parlé de choses oubliées. Sans doute de nous, sûrement pas de musique, probablement de l'école, des copains et des copines, assurément pas de sexe ; nous n'avons jamais évoqué le sexe sauf à une seule occasion, plus tard, deux mois plus tard. Une fois mon plat avalé, j'ai posé mes couverts de part et d'autre de mon assiette à liseré doré, ma fourchette à droite et mon couteau à gauche. J'ignorais que les bonnes manières exigent qu'à la fin du repas, on pose ses couverts parallèlement pour montrer au serveur qu'il peut débarrasser. Elle me l'a expliqué. Ce minuscule détail est resté gravé dans ma cervelle, allez savoir pourquoi ! Les temps ont changé, les habitudes aussi. J'ai gravi deux ou trois échelons de l’échelle sociale et il n'est plus du tout rare que je passe une soirée au restaurant avec mon amoureuse ou dans le cadre de ma profession. A chaque fois, lorsque je termine mon repas, je pose mes couverts comme elle me l'avait montré alors. A chaque fois, je me remémore d'où je sais comment disposer ma fourchette et mon couteau parallèlement sur mon assiette. Le cerveau est un drôle de truc, un machin avec des sentiers, des chemins secondaires, des routes nationales, des sens uniques, des nids de poules, des chantiers qui barrent le passage, des ponts et des tunnels aussi, beaucoup de tunnels, tant et si bien que quand tu rentres dans une idée, tu ne sais jamais par où tu vas en sortir ni non plus quand tu vas en sortir. Tu ne sais même pas si tu vas en sortir. On a pris un tiramisu au dessert. On a bu le saké offert. J'ai réglé et nous sommes partis ensemble, gais et légers. Surtout gais.

 

J'ai roulé jusqu'aux carrières, et nous avons fait un amour tout habillés sur le siège passager. Moi, je trouvais ça pas si mal, je trouvais ça plutôt bien, en tous cas suffisant. Le risque de la brusquer me semblait largement plus important que le risque de la satisfaction qui pourrait suivre. Je n'osais prendre aucun des deux. En vérité, je ne savais rien ni du premier, ni du second et ça ne me contrariait pas plus que ça. J'avais passé une très bonne soirée et une suffisamment très bonne fin de soirée. J'espérais, sans certitude, qu'elle aussi. Je l'ai raccompagnée et à minuit pétante, elle passait le seuil de sa porte.

 

Le lundi, le balancier me privilégiait encore et toute la semaine aussi. Les mots que Martine écrivaient sur notre carnet était brûlants et nos face à face durant les récrés trahissaient presque notre relation.

 

Le dimanche suivant, la poignée des plus motivés parmi les rhétos, devait se retrouver à Ellezelles. L'objectif : impression et reliure des deux cents exemplaires du journal des rhétos constitués des articles, plus ou moins rigoureusement, rédigés par la même petite dizaine de volontaires. Le matériel était assez rudimentaire, papier recyclé, stencileuse et agrafeuse. Le personnel : Un agrafeur, moi, et des ramasseurs, eux, dont Martine. Le procédé : Puisque le journal comportait 30 pages, 15 piles composées chacune de 200 feuilles identiques étaient posées sur des tables disposées pour former un carré. Les ramasseurs tournaient autour des tables et à la fin de leur tour, ils me remettaient 15 feuilles, 30 pages, parfaitement classées, que j'agrafais. Ça a du me donner le tournis, ça a du me rendre encore un peu plus stupide. Mais peut-être bien que je n'avais pas besoin d'avoir le tournis pour être stupide ; je me suis mis à chanter entre mes dents la chanson d'Alex et ses Lézards "Martine".

Oh, oh, oh, Martine !

C'est vrai qu't'es pas, la plus jolie.

'faut dire qu't'es plus sous garantie...

 

Pourquoi j'ai marmonné ça ? Pourquoi j'ai prononcé ces paroles aussi méchantes que bêtes ? Pourquoi je n'ai pas pu imaginer ce qu'elles pouvaient éveiller chez Martine ? Comment est-il possible que j'ai été tellement odieux ? On n'entendait plus que les pas des ramasseurs autour des tables, le son du frôlement des feuilles, le tchac de mon agrafeuse et, épisodiquement, mon chant crétin en sourdine. A ma trois ou quatrième reprise Martine, face à l'arête opposée du carré de tables, a déposé les feuilles qu'elle avait en main et s'est dirigée vers moi. Sans courir, d'un pas décidé, elle m'a rejoint, s'est postée derrière moi et, elle, toujours si discrète, toujours sous contrôle, toujours pondérée, s'est mise à me frapper de ses deux mains frêles qui s'abattaient en continu sur le haut de ma tête. Mes bras croisés devant mon visage pour le protéger, consentant, je prenais ses coups qui ne me faisaient pas mal. Pendant qu'elle frappait encore et encore, j'attendais que ça passe, passif, inerte. Vous imaginez une statue de la sainte vierge qui sort de sa niche et se met à ruer de coups un type qui aurait piquer la monnaie du tronc de l'église ? C'est un peu ce qui s'est passé cette après-midi là.


Publié le 25/11/2022
Commentaires
Publié le 29/11/2022
Tourner 7 fois la langue dans sa bouche avant de parler , c'est ce que l'on nous ressasse lorsque l'on est enfant et l'on finit, souvent trop tard, à en comprendre les raisons qui mènent à de terribles conséquences. Qu'il est dur ensuite de faire oublier les mots qui n'auraient jamais dû être sortis, et plus encore les pardons qui parfois ne surviennent jamais. Merci pour ton texte, qui montre une nouvelle fois ton courage à reprendre tes textes pour les améliorer, bien écrire c'est beaucoup travailler, bravo et respect. A plus tard Patrice.
Publié le 29/11/2022
Merci comme toujours pour tes encouragements ! Bise !!!
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