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La petite souris grise

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Lorsque j'étais facteur, la journée était divisée en deux services. D'abord on préparait et on distribuait le courrier prioritaire, ensuite le courrier non urgent et les présentations, envois nécessitant de rencontrer personnellement l'usager ; les plis recommandés, les paiements des pensions et des allocations d'handicap, les envois contre-remboursement et les taxes.

 

Il arrivait que des lettres prioritaires aient été dévoyées entraînant un retard dans leur traitement. On les recevait avec le produit de « la deuxième ». On les gardait habituellement sur sa place pour le lendemain.

 

Ce jour-là, en rentrant de ma première, j'ai reçu un envoi prioritaire qui tout de suite a attiré mon attention, d'abord, parce que l'enveloppe avait été confectionnée à partir de la page soigneusement pliée d'un magazine, ensuite, parce que l'affranchissement était un faux. L'expéditeur avait imité le graphisme d'un timbre mais d'un timbre qui n'existait que dans son imagination ! On y voyait le buste d'un homme barbu, la mention « Belgique-Belgïe » et la valeur, 16 francs belges. Il avait même découpé les dents en bordure. Vous avez déjà compté le nombre de dents sur un timbre-poste ? Septante-deux sur le timbre de « Tintin Philatélie » en 1979 qui est loin d'être le plus dentelé des timbres du royaume. Il faut vraiment n'avoir rien d'autre à foutre ou être complètement fauché, ou être complètement fauché et n'avoir rien d'autre à foutre pour découper très régulièrement septante-deux demi ronds dans un bout de papier de six centimètres carrés ! De voir ce travail dérisoire, j'ai eu les larmes aux yeux. Je suis un sensible, moi !
« Dépêchez-vous, facteur. C'est une lettre d'amour ! », indiqué à gauche de l'affranchissement m'apprit que l'expéditeur était sûrement une expéditrice car le destinataire était un monsieur, que je ne connaissais pas qui habitait l'étage au dessus du libraire que je connaissais bien.
C'était amusant et tellement plus glamour que les rappels du gaz ou les invitations à se présenter à l'administration communale que j'ai emmené la petite œuvre d'art aussi sec pour la déposer dans la boîte au lettres du veinard non sans m'être permis d'écrire, en tout petit « J'suis au taquet ».

 

Quelques jours plus tard, j'ai reçu, dans les mêmes circonstances, une lettre sœur que j'ai identifiée du premier coup d’œil mais avec une mention différente « Merci facteur ! » signé « la petite souris grise ».
je me sentais proche d'elle. Je me sentais proche d'eux et autorisé à exister un peu dans leur vie amoureuse . Je ne me rappelle pas si c'était le printemps mais dans mon souvenir, c'était le printemps. C'était le printemps. C'était gai. C'était ludique. Je voulais jouer alors j'ai ajouté « Jouons ! Je vais essayer de vous deviner. Qu'en dites-vous ? »

 

A partir de là, les échanges plus ou moins hebdomadaires se sont succédé. Elle était jeune mais moins que je ne l'avais imaginé. Elle avait les cheveux courts et ne portait que des pantalons. Elle n'avait pas de formation artistique. Elle était blanche. Elle habitait Bruxelles-ville en effet. Elle n'avait pas de voiture mais elle était propriétaire de son appartement. Elle n'avait pas d'enfant. Oui, elle fumait mais elle essayait d'arrêter. Elle avait la peau pâle et mesurait moins d'un mètre soixante-cinq. Elle s'intéressait à...

 

De nuit, assis sur un tabouret pivotant haut, souvent une cigarette au bec dont les cendres tombaient avec la lenteur des flocons de neige, durant huit heures, sur leur tablier d'un gris-bleu aussi fatigué que leurs yeux, les trieurs, qui connaissaient toutes les rues d'Ixelles par cœur, jetaient les envois, à la fréquence d'un et demi par seconde, sur des étagères métalliques grises dont chaque étage était divisé en compartiments. Mais il y avait plus de quatre-vingts tournées sur Ixelles et davantage de liasses directes ; certaines adresses de gros destinataires qui exigeaient aussi leur propre cellule. Il aurait fallu des bras absolument immenses aux hommes de nuit pour faire le boulot avec des armoires de deux-cents casiers, soit quatre mètres carrés pour les envois normalisés ou seize pour les grands formats. La solution que la poste avait imaginée, dans son infinie sagesse de service publique, c'était la triplette ; les trieurs jetaient pour une triple tournée que les seconds trieurs séparaient sur les places des facteurs. Christian, Denis et moi, nous assurions les services 2A, 2B et 2C. Le plus rapide à avoir accompli sa première distribution, Christian en général, allait chercher les dévoyés dans les casiers, les séparait et les posait sur nos places respectives car de premiers et de deuxièmes trieurs, le jour, y'en avait plus.

 

Tout ça pour vous dire que quand je rentrais de ma première, je me précipitais sur ma place dans l'espoir de trouver une trace de la petite souris grise mais que ça ne s'est jamais produit.

 

Chaque jour un facteur doit distribuer environ soixante kilos de papier. La charge est bien trop importante. Alors, la Poste, dans son infinie sagesse de moins en moins de service de publique, a inventé les surcharges ; des parts de courrier qui sont déposées par les chauffeurs à différents points de l'itinéraire du postier.

 

Alors que j'ai stoppé ma carrière de facteur il y a près de vingt ans, je me rappelle encore où se trouvaient mes trois surcharges principales. La première, je la récupérais à l'Ultime Atome, un café branché dans le quartier Saint-Boniface. Après des débuts réservés et discrets, très progressivement, Raphaël, le barman qui faisait le service du matin, et moi, on s'est apprivoisé. J'ai besoin qu'on ne brusque pas les choses, qu'on ne fasse pas semblant, qu'on ne se prétende pas amis alors qu'on n'a aucun quotidien commun passé, aucun ou trop peu. C'est précisément l'addition des moments vécus ensemble qui va créer la familiarité. Et l'amour n'est rien d'autre que de la familiarité augmenté parfois de l'une ou l'autre option. Après plusieurs années, en rentrant dans ce bar, j'étais chez moi. Raphaël coupait ses oranges en deux. Je dégustais mon expresso délicieux. Et nous parlions.
 
Un matin, de ma voix franche mais parfois un peu forte comme me le rappelle parfois Luce, je racontais à Raphaël l'histoire de la petite souris grise. A la fin de mon récit, une jeune femme a quitté sa table. Elle est venue nous rejoindre. Elle était petite et brune. Un pull-over ligné rouge et orange surmontait un jean à pattes d'éléphant et des converses. Elle m'a dit : « Et bien, la petite souris grise, je la connais. Et l'histoire que vous venez de raconter, je la connais aussi car Célia, elle s'appelle Célia, me l'a racontée. »

 

Plus tard la fille aux pattes d'éléphant me dit que si je le souhaitais, la petite souris grise serait d'accord de me rencontrer. J'ai décliné.

Publié le 27/03/2022 / 2 lectures
Commentaires
Publié le 27/03/2022
J'ai suivie l'envoi des enveloppes fabriquées avec l'enthousiasme du facteur. Une très belle histoire Merci
Publié le 29/03/2022
J’en ai le sourire et l’aurai un moment encore. C’est une histoire qu’on suit, et qu’on voudrait voir durer - ne pas arriver trop vite aux dernières lignes. Les mots de la fin +++. Un petit détour aussi par mes we d'enfant : bonheur d’écrire et poster. Surtout sans doute pour la création de ces enveloppes incongrues et personnalisées - du patchwork un peu siphonné - et cette attente du facteur les nombreux jours suivants. Merci beaucoup Patrice :)
Publié le 29/03/2022
C'est délicieux de voir vivre son texte chez l'autre. Je suis payé, et bien payé, si j'ai pu te faire sourire et te rappeler quelques bons souvenirs. ;-) Plus techniquement parlant, j'ai intégré ce matin la souris grise dans un texte bien plus large qui reprend aussi "Les démons". J'espère pouvoir publier ici dans quelque temps, le travail bien avancé. ;-)
Publié le 29/03/2022
C'est délicieux de voir vivre son texte chez l'autre. Je suis payé, et bien payé, si j'ai pu te faire sourire et te rappeler quelques bons souvenirs. ;-) Plus techniquement parlant, j'ai intégré ce matin la souris grise dans un texte bien plus large qui reprend aussi "Les démons". J'espère pouvoir publier ici dans quelque temps, le travail bien avancé. ;-)
Publié le 30/03/2022
Ce faux affranchissement fait main avec toute la patience d'un amour passionné, est un point de départ fantastique pour disrupter la monotonie et la recherche constante de rentabilité d'un métier (si important, puisqu'il permet de bâtir de magnifiques liens et histoires). J'aime être surpris de la sorte et j'apprécie toujours autant les nombreuses formules gagnantes travaillées avec soin, qui permettent de mettre de l'éclat littéraire dans le banal du quotidien. Merci Patrice.
Publié le 30/03/2022
Merci pour ton enthousiasme dont tu ne te dépares pas. Et merci d'avoir aussi vu mes allusions à la casse du service publique qui fût la cause de mon divorce avec cette entreprise. ;-)
Publié le 30/03/2022
Merci pour ton enthousiasme dont tu ne te dépares pas. Et merci d'avoir aussi vu mes allusions à la casse du service publique qui fût la cause de mon divorce avec cette entreprise. ;-)
Publié le 30/03/2022
Un très joli texte Patrice. Ta petite souris dévoile un côté de toi que l'on ne connaissait pas. Un petit côté Amélie Poulain dans l'univers. C'est très réussi. Encore un personnage à exploiter, car moi je reste sur ma faim... Sourire. Je trouve que ta prose prend de l'ampleur texte après texte. Tu parviens à beaucoup mieux canaliser ton imagination. Et je trouve que tu as trouvé ton rythme aussi et que ça se ressent sur la qualité de tes textes. Un franc bravo!
Publié le 30/03/2022
Je suis très sensible à tes encouragements. Je travaille de plus en plus et c'est notamment vos observations qui me motivent. J'étais en train de parler à un technicien en vidéo et cette histoire m'est revenue. Du coup, je me suis dit, je vais l'exploiter. Et puis je me suis aussi dit que je pourrais sans doute la recycler dans un texte plus large sur lequel je travaille pour l'instant. N.B. J'ai ajouté deux remarques de Laurent Gaudé qui me sont revenues. Je sais que tu as apprécié ce retour. Sache que je l'ai complété hier. ;-)
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