La nouvelle
Nora m'a dit que Rose, n'avait que des blessures légères, qu'elle avait été hospitalilsée au CHR de Namur après s'être jetée sous les roues d'un train de marchandises.
“Qu'appelez-vous “blessures légères” ?"
parce que, quand même, un train de marchandises, c'est pas comme une écharde dans le doigt. Je voyais d'horribles images de ma belle Rose blonde démembrée, défigurée, éventrée. Mais en même temps, je ne sais pas pourquoi, je faisais confiance à l'A.S. Je n'étais plus un nuage en coton. J'étais dans le concret. Un plan du film “Les dents de la mer” m'a traversé l'esprit. Sous les yeux du chef Brody, glissant sur le pont incliné de son bâteau, Quint, le capitaine, entre dans la gueule sanguinolante et béante du très grand requin blanc. Malgré sa situation plus que désespérée, il est lucide.
J'ai interrompu l'entrevue pour téléphoner à Luce, encore au travail à Bruxelles. Après lui avoir demandé à quelle heure elle rentrerait, je lui ai dit que j'avais une surprise pour elle, que j'avais prévu une soirée juste elle et moi en amoureux, que je m'étais arrangé pour les enfants. Devant mon mensonge téléphonique, j'ai vu la désapprobation dans le regard de Nora mais que pouvais-je faire d'autre ? Dire à mon amour une fraction de ce que je savais qui n'était qu'une fraction de ce qui était ? J'aurais déclenché un cataclysme dans son coeur de maman. Des millions de questions l'auraient torturée dans le train de Bruxelles à Gembloux. Lui dire la vérité, c'était lui ouvrir les portes de l'enfer. Le mensonge, même si certains prétendent qu'il ne faut jamais, sous aucun prétexte, y recourir, était la seule chose intelligente et aimante à faire.
Nora et moi, avons échangé nos numéros de téléphones. Nous nous sommes aussi donné rendez-vous dans le grand hall de l'hôpital.
Pour récupérer mon vélo qui se trouvait dans les dessous de scène, je suis passé devant Julien, le régisseur plateau. Il m'a demandé si ça allait. Je lui ai dit que non, que je partais, que je tiendrais l'équipe au courant. Il n'a pas posé de questions mais j'ai senti un soutien discret et sincère. Nul besoin de cette insupportable exubérance qui nous vient d'outre Atlantique ! Nul besoin des conventions que les borgnes imposent aux voyants. Les mots mêmes sont parfois superflus.
Mécaniquement, à vélo, j'ai rejoint ma voiture. J'ai installé le vélo sur le porte-vélo. J'ai mis le contact. J'ai démarré. J'ai roulé en silence jusqu'à la maison. J'ai ouvert la porte du garage. J'ai rentré la voiture dans le garage. J'ai refermé la porte du garage. J'ai introduit la clef dans la serrure de la porte de la maison et j'ai ouvert. Je suis entré. Je me suis assis. Je n'ai pas pris ma tête dans mes mains. Je n'ai pas pleuré.
Luce est arrivée, toute guillerette une demi-heure plus tard. Elle a foncé vers moi, m'a embrassé tendrement et m'a demandé :
“Qu'est-ce que tu nous as encore préparé, mon amour ?”
Je lui ai dit de s'asseoir et je lui ai raconté. J'ai vu son visage se décomposer. Ce n'est pas une formule littéraire. Ce n'est pas une façon de parler. J'ai vraiment vu son visage se décomposer et pour la première fois de ma vie j'ai compris, j'ai intégré ce que voulait dire “voir un visage se décomposer”.
Nous nous sommes serré tendrement dans les bras l'un de l'autre. Elle sanglotait. J'ai pleuré aussi. Elle venait d'ouvrir la soupape d'un sas de décompression et de libérer une animalité profondément enfouie en moi. Nous sommes restés comme ça assez longtemps, je crois. Et puis nous nous sommes mis en route vers le CHR avec toute l'appréhension qu'on peut avoir quand on va chercher un enfant adoptif. Rose était bien notre fille faite avec tout l'amour qu'on peut mettre pour faire un enfant mais la Rose qui s'était jetée sous un train, nous avions bien peur de ne pas savoir qui elle était.
Vers dix-neuf heures, nous avons rejoint Nora qui nous attendait dans le hall désert de l'hôpital. Malgré les décorations de Noël et les efforts de l'assistante sociale pour rendre les choses plus douces, il y faisait glacial. Maintenant à trois, nous nous sommes dirigés vers l'accueil de nuit en échangeant quelques mots sur le ton à adopter d'après la professionnelle des suicidés du rail.
Après avoir croisé, sous des néons à se pendre, quelques lits roulants poussés par des infirmiers et quelques visiteurs aussi perdus que nous, nous sommes arrivés devant la préposée qui ne semblait pas pouvoir nous aider lorsque je lui ai demandé où je pouvais trouver ma fille. Un ou deux coups de téléphone se sont succédé avant que la situation semble s'éclaircir. Elle nous alors dit que Rose était en attente d'une intervention chirurgicale au service des urgences.
Une pièce de neuf mètres sur douze abritait deux rangs de quatre patients chacun sommairement cachés des regards à l'aide de tentures. A l'extrêmité de l'espace central, à l'opposé de la porte d'entrée, un monitoring cardiaque sonore, très sonore, rassurait toute l'aile du bâtiment quant au pouls d'un malade ou d'un blessé. Nous sommes entrés dans l'alcôve où séjournait Rose. Nora d'un côté du lit, nous de l'autre, tournant le dos à une personne âgée qui geignait, délirait sans discontinuer. Une famille, qui visitait un accidenté de la route dans le rang voisin, parlait assez fort, sans aucun doute pour parvenir à communiquer malgré le vacarme de cette salle qui, normalement - je ne suis pas un professionnel, mais j'imagine - doit permettre à des personnes qui ont d'ailleurs cotisé toute leur vie à se préparer dans les meilleures conditions pour une intervention médicale. On peut comprendre que ceux qui se trouvent dans cette salle n'ont pas demander à y être et ont besoin de soins, d'aide, de compréhension, d'humanité - et pourquoi pas, osons le dire – d'amour. On en était très loin.
Après dix minutes un professionnel de la santé est enfin entré.
“Serait-il possible de baisser le niveau sonore de l'appareil, là, contre le mur ?”
C'était un jeune homme très serviable. Il est allé voir le bidule, l'a regardé quelques secondes avant de me dire, avec un sourire désolé, qu'il n'était que stagiaire et qu'il n'avait aucune idée de comment faire.
C'est difficile de décrire dans quel état on était. Peut-être que cette impossibilité de communiquer avec notre enfant nous arrangeait un peu mais nerveusement, c'était une vraie torture.
Dix minutes plus tard un second infirmier est apparu.
“Serait-il possible, s'il vous plaît, Monsieur, de baisser le niveau sonore de l'appareil, là, contre le mur et d'appeler quelqu'un pour aider la personne ici à côté de nous ? Elle l'air complètement perdue.”
“Vous trouvez que ça fait trop de bruit ? Mais vous savez, Monsieur, s'il sonne si fort, il y a une bonne raison, c'est pour nous permettre d'intervenir si besoin est. Quant au monsieur à côté de vous, ne vous inquiétez pas. On s'en occupe.”
Nora, Luce et moi, on a pris notre mal en patience, Rose, je ne sais pas, elle semblait ailleurs, en tous cas pas avec nous, jusqu'à ce qu'on vienne la chercher pour l'intervention sous anesthésie locale. La mâchoire métallique de la motrice lui avait incisé la cuisse droite juste au dessus du genou mais Nora avait dit vrai. Physiquement, la blessure était légère.