L’Ombre du Grenier
Ma grand-mère allait s’éteindre. Nous le savions tous. Elle allait nous quitter d’un jour à l’autre.
Atteinte d’une infection pulmonaire, à quatre-vingt-treize ans, les médecins nous l’avaient dit : « il faut la laisser la partir ».
Elle avait toujours voulu mourrir chez elle. Alors nous l’avions ramenée de l’hôpital dans sa maison, installé un lit médicalisé et mis en place un passage très fréquent des infirmières afin d’exaucer son dernier vœu.
Nous l’avions vue diminuer de jour en jour. D’abord des difficultés à parler, puis à manger, à déglutir, une fatigue qui s’intensifiait de jour en jour, puis une présence absente : les yeux rivés au plafond, elle semblait ne plus voir personne.
« Maman, maman », articulait-elle avec peine dans un appel désespéré.
Que se passait-il ? La voyait-elle réellement ? Était-elle déjà entre deux mondes ? Probablement.
Nous nous relayions tous auprès d’elle : enfants et petits-enfants, chacun notre tour, pour que chacun de ses petits puisse lui dire un dernier au revoir, un dernier « je t’aime », un dernier « je suis là », un dernier « merci pour tout », avant qu’elle ne s’en aille vers l’au-delà.
Le matin du 15 septembre, c’était à mon tour de veiller sur elle. Lorsque j’arrivai, je la trouvai les yeux toujours rivés au plafond, mais cette fois, plus un son ne sortait de sa bouche. J’essayai de croiser son regard, en vain. Elle semblait scruter quelque chose là-haut, mais ses traits étaient tendus, sa bouche ouverte et crispée, comme si elle avait peur.
Peur de quoi ? De la mort qu’elle sentait s’approcher d’elle ?
C’est vrai que ce moment où l’on se sent partir doit être angoissant lorsqu’on n’y est pas préparé. Et là c’était son cas.
Un mois avant elle allait très bien. Elle était lucide, dynamique, énergique. Puis, tout à coup, elle s’était sentie fatiguée. Elle était tombée de la dernière marche de son escalier : col du fémur rompu. Ambulance, hôpital, urgences, tout ce qu’elle détestait s’était succédé.
« Ce sera long mais vous remarcherez », lui assuraient alors les différents médecins et infirmières.
« C’est ça, et puis je courrai le marathon aussi ! », leur répondait-elle ironiquement.
« J’ai quatre-vingt-treize ans, je me sens faible, je n’ai plus de force dans les jambes, ils disent que je remarcherai…tu parles ! Avec dix ans de moins peut-être, mais là… »
Pourtant la Doune (c’était ainsi que tout le monde l’appelait) n’était pas du genre à se laisser abattre.
« - Je veux rentrer chez moi, annonça-t-elle un jour à ma mère ;
Ma mère était désespérée. D’un côté elle voulait de tout son cœur accéder à la requête de sa mère. Mais de l’autre, elle était terrifiée. Comment rendre cette volonté possible ? Comment la ramener chez elle alors qu’elle ne pourrait pas se déplacer seule ? Et si elle chutait à nouveau ? Et comment allait-elle faire pour manger si elle ne pouvait pas bouger de son lit ? Ma mère voulait vraiment lui faire plaisir mais accéder à sa demande lui paraissait très compliqué. Jusqu’à ce qu’elle reçoive un coup de téléphone d’une infirmière qui s’occupait de ma grand-mère à domicile auparavant pour d’autres raisons.
« C’est possible ! lui assura-t-elle. Il suffit de mettre en place un portage de repas et de ménage à domicile ainsi que venue des infirmières trois fois par jours et votre maman pourra rester chez elle ! »
Ainsi fut donc fait, et ma grand-mère put regagner cette maison qu’elle aimait tant et rester chez elle comme elle le désirait.
Mais depuis une semaine, l’infection pulmonaire contractée on ne sait comment gagnait du terrain et nous la voyions s’amoindrir de jour en jour.
Aujourd’hui serait celui de la fin, je le savais. Mais j’aurais voulu qu’elle s’endorme en paix, dans son sommeil, comme elle l’avait toujours voulu.
Au lieu de cela, elle contemplait maintenant le plafond, le regard fixe, la bouche ouverte, le visage crispé, comme si elle avait peur de quelque chose.
Tout à coup, j’entendis un grand boum dans le grenier. Je levais machinalement les yeux au plafond, comme si je pouvais voir à travers les murs puis observai de nouveau ma grand-mère. Le regard fixe levé au-dessus d’elle, ses mains se crispaient à leur tour, ses doigts se refermant avec frayeur sur les miens.
Un autre boum.
Ses doigts m’accrochent un peu plus.
« Ne t’inquiète pas mamie, je vais voir ce que c’est, ce n’est probablement rien, calme-toi, je m’en occupe », lui dis-je, en déposant un baiser sur son front.
Je me dirigeai vers l’escalier et gravis les marches qui menaient à l’étage.
Au fur et à mesure que je me montais, les bruits devenaient de plus en plus rapprochés et de plus en plus en fort.
Arrivée en haut, j’entendis un autre boum. Assourdissant celui-ci.
Je levai les yeux vers la trappe qui menait au grenier. Les bruits provenaient de là-bas, sans aucun doute.
Je déroulai donc les quelques marches qui menaient au grenier.
Boum, boum, boum, boum ! On aurait dit un tambour africain battant au rythme d’une colère sourde qui s’exprimerait enfin.
J’avançais prudemment.
Boum, boum, boum. Je me guidais au son de ce tambour et traversai la pièce pour me retrouver tout au fond de celle-ci, devant une grande malle métallique, une de celles que l’on pouvait trouver pendant la deuxième guerre mondiale.
Boum, boum , boum, les tambours devenaient de plus en plus pressants.
La malle était fermée par un cadenas dont je n’avais pas la clef.
Boum, boum, boum !
N’oublie pas, me dis-je, alors que la panique commençait à me gagner. « A chaque problème une solution ».
Une idée me vint alors subitement. Je redescendis les escaliers aussi vite que je le pus, sortis de la maison, et allai toquer chez le voisin de ma grand-mère.
« Bonjour ! Ah c’est toi ! Alors, comment va ta grand-mère ?
Je gravis à nouveau les escaliers quatre à quatre, redépliai les marches qui menaient au grenier, les montai puis me jetai sur la malle.
Boum, boum, boum ! Boum, boum, boum ! La colère du tambour semblait s’accélérer au rythme de mon cœur. Je plaçai à la hâte la pince sur l’anse du cadenas, appuyai de toutes mes forces et pof ! Il céda aussitôt.
Une ombre gigantesque sortit alors de la malle, dépassant ma hauteur, montant encore pour s’arrêter à la charpente, bloquée par cette dernière.
Les bruits avaient cessé. Mais je ne voyais rien, occultée par cette ombre de laquelle j’étais trop proche pour pouvoir l’identifier.
Je reculai alors, doucement, prudemment, pour lui faire face. Peu à peu, une silhouette se dessinait : grande, immense, trapue, musclée, deux poings massifs refermés sur la taille.
Je reculai encore. Je pus alors apercevoir les contours d’un visage que je connaissais très bien sans pourtant ne l’avoir jamais vu. Dans ce visage carré, deux yeux rouges au regard mauvais me défiaient. Je ne l’avais jamais connu, pourtant je le reconnus tout de suite : c’était mon grand-père, mort bien avant ma naissance.
Sentant ma grand-mère proche du départ, il s’était réveillé pour venir l’accueillir…. mais mon Dieu ! De quelle manière ! La bouche crispée de ma grand-mère, ses doigts refermés sur les miens, ses yeux fixés au plafond ! Elle le savait, elle ! Elle le savait que c’était lui qui venait la chercher ! Et elle ne voulait pas partir avec lui !
« Va-t’en !, hurlai-je à l’ombre, elle ne veut pas partir avec toi ! C’est sa mère qu’elle veut voir !
L’ombre poussa un cri de fureur qui souleva la poussière du grenier et me l’envoya en pleine figure.
« - Tu l’as trompée ! Tu l’as battue ! Tu l’as traitée comme une servante à tous les niveaux et maintenant tu voudrais l’accompagner ? Va au diable ! hurlai-je de colère.
La voix du mal s’était faite tout à coup plus suave, comme celle du manipulateur qui sait que sa proie ne trouvera rien à lui objecter.
Je ne répondis rien, effectivement, mais descendis aussitôt auprès de ma grand-mère et courus lui retirer son alliance. Je remontai haletante au grenier affronter l’ombre de mon grand-père.
« - C’est de cet anneau là que tu parles ? demandai-je sur le ton de la défiance.
L’ombre se mit à rire, comme si je venais de signer sa victoire.
La voix n’avait plus rien de démoniaque, les yeux rouges ne brillaient plus de haine, le regard était radouci, presque humide.
« - Pourquoi crois-tu que tu t’es toujours relevée de chaque épreuve, y compris les plus dures, pourquoi crois-tu que tu as évité le pire à de multiples reprises ?
-….,je….je ne sais pas….
- Parce que j’étais là. Parce que je te surveillais, parce que je te protégeais, parce que je te guidais à travers des signes que tu as consenti à suivre. Oui, j’ai fait du mal à ta grand-mère, c’est vrai. Je n’étais qu’un mufle avec elle et je ne méritais pas l’amour qu’elle me portait, même au début….Mais en mourant, on apprend des choses. On revoit sa vie, le bon, le mauvais, on s’interroge sur ce qui est pardonnable, sur ce qui ne l’est pas…Et parfois on ne peut pas quitter ce monde, parce qu’il nous manque le pardon d’une personne, parce que l’on doit se racheter avant de disparaître ou de s’envoler pour une autre vie. Je sais que je paierai pour ce que j’ai fait dans la prochaine. Je sais que c’est mérité. Mais s’il te plaît, laisse-moi l’accompagner. Je l’ai protégée, je vous ai tous protégés, chaque enfant, chaque petit enfant, chaque arrière petit enfant. Laisse-moi l’accompagner, j’ai besoin de m’excuser pour ce que je lui ai fait, ensuite je la conduirai vers sa maman et nos deux fils, et je disparaitrai. Mais j’ai besoin de son pardon pour cela, et elle a besoin de savoir que je regrette amèrement tout ce que j’ai pu lui faire endurer.
-….
- S’il te plaît ?
-….D’accord… »
Je redescendis voir ma grand-mère, les traits du visage toujours crispés, sa main cherchant la mienne, la bouche ouverte comme pour essayer de crier, je savais, je sentais, qu’elle avait tout entendu.
« Ça va aller mamie. Je lui ai parlé. Il regrette vraiment tu sais, il s’en veut. Il va te raccompagner vers tes proches et après il s’en ira et te laissera en paix. Fais-moi confiance et accueille-le. »
Ma grand-mère poussa un soupir, le dernier. Je plaçais alors son alliance dans la paume de sa main. Ses doigts se refermèrent lentement dessus. Les yeux fixaient toujours le plafond, la bouche était toujours ouverte, je savais qu’elle avait peur. Mais l’anneau ne retomba pas à terre. Elle l’avait gardé, ils s’étaient réconciliés là-haut. Il allait présent disparaître de sa vie et de sa mort et la laisser, à son tour, protéger leur fille, ma mère, seule enfant restante.
Et quand elle partirait à son tour, ma grand-mère et ses deux frères seraient là pour l’accueillir, le cœur ouvert, et ils pourraient alors partir tous trois, en paix, pour une vie meilleure.